JE NE REGRETTE
RIEN
Par Pierre SERGENT
Chez Fayard |
EPILOGUE
P. 401 à 403
La fin de cette
histoire ne sera pas grand-chose pour ceux qui ne regrettent rien ; des bruits
de médailles jetées dans les prétoires aux pieds des magistrats, des
condamnations, des années de détention, des combats individuels, d'autres
condamnations et... le temps qui passe.
Et puis, il y eut deux fois douze balles.
La première fois,
c'était le 7 juin 1962 au Trou d'Enfer, dans la forêt de Marly. Les balles
frappèrent Albert Dovecar ; pour tuer le sergent Dodevar, la
France lui avait redonné son
nom.
Il mourut fièrement,
la tête haute, pour la Légion
et pour le
1er R. E.P. Il n'était pas malheureux. Il allait rejoindre les
deux hommes qu'il avait le plus admirés pendant sa courte vie : l'adjudant
Stuwe et le colonel Jeanpierre.
La seconde fois,
c'était
le 6 juillet 1962.
En vertu d'une
décision rendue par la Cour militaire de justice le 28 juin —
entre-temps l'Algérie
était devenue indépendante
—, le lieutenant
Roger Degueldre fut
exécuté
au fort d'Ivry. Ultime fusillade, ultime symbole, ultime tragédie : les fusils
du peloton tremblaient ou visaient mal, et même la main du gradé chargé du coup
de grâce était peu sûre...
Le lieutenant fusillé
mit d interminables minutes à mourir.
On dut l'achever six fois
de suite...
Au bout du compte, Degueldre mourait six fois pour la France.
Autour de son cou, il
avait noué un foulard de la Légion. Dans la poche intérieure de sa vareuse, mal
transpercée par les balles, il y avait la photo d'un bébé, son fils qu'il
n'avait jamais vu. II avait conçu cet enfant dans la clandestinité. Le bébé
était venu au
monde alors que le père se trouvait dans sa cellule de condamné à mort.
Dans cette cellule,
Roger Degueldre avait écrit, sur un cahier d'écolier, ce texte :
« Après un
certain procès qui s'est déroulé jeudi de la semaine dernière, Degueldre
Roger a été transféré dans sa cellule de condamné à mort de Fresnes.
« Voici ce que disent
les gens ; moi qui connais D. R., l'ayant pratiqué pendant trente-sept
ans, j'affirme que c'est faux. D. R. n'est pas ici. Le personnage enfermé
à Fresnes s'appelle Jules (c'est du moins le nom que je lui ai donné.
«
Jules
est bien différent de Roger. Depuis son arrivée, Jules ne fait que
dormir, lire, boire et manger. Tout le monde est très gentil avec lui. On dirait
un grand personnage qui sort de maladie après avoir frôlé la mort. Il est entré
en
convalescence, mais
on doit le surveiller attentivement par crainte de rechute. Il faut aussi se
soucier qu'il ne lui manque rien et, à cet effet, lui ouvrir souvent sa porte et
lui demander s'il n'a besoin de rien. La nourriture riche et abondante est
nécessaire à ce grand malade et on ne se fait pas faute de la lui donner. La
nuit, il faut veiller sur ce pauvre Jules. Aussi met-on une ampoule bleue
de façon à pouvoir guetter son sommeil, mais ne pas lui blesser les yeux.
« Le matin, on lui
apporte son café jusque dans le lit, puis on lui fait faire une petite
promenade, toujours sous la surveillance attentive et attendrie d'un, ou de
deux, même parfois de trois gardiens. Parmi ces gardiens, il y en a toujours qui
sont armés, et c'est là un des points pour lesquels je dis que ce n'est pas
R. D. qui est là, car Jules n y fait même pas attention,
« Parfois, le
directeur de la maison vient le voir et lui apporte un médicament. Il lui avait
promis ce médicament tous les soirs afin qu'il s'endorme mieux, mais, en fait,
jusqu'à ce jour, il n'est venu qu'une seule fois avec le médicament. Peut-être
le docteur n'est pas d'accord? Car il doit y avoir un dans cette maison, mais
Jules ne l'a pas encore vu. En revanche, l'aumônier est venu le voir hier.
Très gentil et compréhensif mais Jules est très méfiant vis-à-vis de ces
gens-là. En cela, il ressemble à R. D.
« Tout le monde a,
sur le passage de Jules, un sourire attristé plein de compréhension.
Jules répond par un large sourire et une parole aimable, et il lui semble à
chaque fois entendre un soupir de soulagement sortir des poitrines des gens
qu'il rencontre.
« Ce soupir semble
dire : « Ah! il va mieux. » Et Jules est tout content de la bonne farce
qu'il est en train de jouer. Parfois, mais rarement quand même, une peur bleue
s'infiltre en Jules. Elle est vite rejetée, car cette peur est destinée à
R. D. et Jules n'en veut pas. Voici le deuxième point qui me fait
dire que ce n'est pas R. D. qui est ici, mais bien Jules.
« Jules est
détaché de ce monde, il ne s'intéresse à rien. Tous les jours, la radio lui
parle d'un certain Tour de France qui est, paraît-il, l'attrait de
tous les Français.
Mais Jules ne fait guère attention à ces bonshommes qui font des
kilomètres en suant et en fatiguant, alors que l'avion ou l'auto sont plus
rapides ou plus reposants.
« La chambre de
Jules est toute jaune, proprette et nette, mais la porte et la fenêtre
derrière laquelle se trouvent d'énormes barreaux et un grillage sont fermées en
permanence. Diable! On ne sait jamais ce qui peut se passer dans la tête d'un
malade.
« Jules s'en f...
éperdument et ne songe qu'à s'allonger sur son lit, pas très confortable car
trop mou, et fumer, lire, manger, boire, dormir.
« Tous les jours
après la promenade, on lui fait prendre une douche, toujours sous surveillance
attentive et directe. Il passe là un bon moment, car il peut s'amuser à demander
à l'un des gardiens de lui faire la douche chaude et froide alternativement, et
on s'emploie à le satisfaire immédiatement.
« Quand Jules
sort de sa chambre, tout ce qui n’est pas gardien rentre et se camoufle.
Personne n’a le droit de voir Jules, car c'est quelqu'un d'important.
« Je crois que j'ai tout dit sur Jules et de sa vie bien calme et si
douce.
« Et R. D., me direz-vous, où est-il alors? Que fait-il? Que pense-il ?
« Ça c'est un secret
que je connais bien, mais moi seul le connais. »
Ce secret, c'est celui d'un homme, et les hommes sont rares, Les familles, les
patries, les civilisations, et même les régiments peuvent mourir. Ça va, ça
vient, et rien de tout cela n'a vraiment d'importance. Mais voir mourir des
hommes, c'est toujours dommage.
Pierre SERGENT.
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