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JOURNAL  D’UNE  MÈRE  DE  FAMILLE  PIED-NOIR
par Francine DESSAIGNE
(L’Esprit Nouveau)
-=0=-

ALGER LA BLANCHE :DE GAULLE SÈME LA MORT SANS REMORD


EXTRAITS

ALGER : RUE D’ISLY – RUE DE LA POSTE

P.165 à 171 -

LUNDI 26 MARS 1962.

Le blocus de Bab-El-Oued continue. Les femmes ont le droit de sortir entre six et huit heures ce matin, par groupes de cinquante maximum pour se rendre aux magasins d'alimentation, Les vivres récoltés hier en ville n'ont pas pu passer. Les fouilles systématiques continuent, accompagnées souvent de vexations. Les appartements, dont les locataires sont absents, sont ouverts et saccagés. On emmène les hommes dans des centres de tri comme du bétail.

Un tract demande à la population de se rassembler au Plateau des Glières dans le calme et sans armes, pour se rendre à 15 heures à Bab-El-Oued et tenter de faire cesser le blocus..
...
Nous rencontrons en chemin Mme R..., marraine de ma fille et son mari.
La foule est assez clairsemée, il est encore tôt.Nous voyons les soldats qui barrent la rue Michelet en avant des Facultés.
Nous descendons rue Richelieu et trouvons les C.R.S. à l'entrée du boulevard Baudin.
Nous passons sans difficulté. Nous nous arrêtons en face de l'immeuble
de l'Association et nous attendons. Sur notre gauche, des camions barrent le boulevard. Sur notre droite, au-delà des C.R.S., la rue est maintenant noire de monde.
...
...
Nous arrivons devant la Poste.

Un cordon de tirailleurs, musulmans pour la plupart, barre la rue d'Isly.

D'autres soldats gardent la rampe Bugeaud.

Derrière nous, toutes les rues sont fermées par des camions.

Nous sommes là, par petits groupes espacés, hésitants.

Le barrage de la rue d'lsly vient d'en laisser passer quelques-uns.

Je pose alors la question : « Que faisons-nous ?... »
Mon mari consulte sa montre : « II est 3 heures moins le quart, nous sommes en avance, il faut attendre les autres. »

La première rafale part, c'est la panique. Nous courons quelques mètres et nous nous couchons.
Les gens crient, les balles sifflent. Un fusil-mitrailleur tenu par un Musulman posté au coin de la rue d’lsly tire à son tour.
L'armée française, portant l'uniforme français, vise et tire sur des civils couchés.

J'ai vu, je peux donc  témoigner de cette honte.

Un inconnu est blessé contre moi. Je tiens Mme R.., qui prie à haute voix. Son mari, couché à côté d'elle, est blessé à son tour. Elle amorce une crise de nerfs. Je lui maintiens la tête par terre.

Le monsieur à ma gauche me dit : « Je crois que je suis touché aux reins, regardez, je vous en prie. » Je me redresse un peu, les balles sifflent, je m'aplatis immédiatement. Je suis couchée dans du sang. Je sens sous moi le sol qui tremble à chaque charge de F.M. Le monsieur se plaint. Je soulève sa veste, il n'a rien de ce côté mais il est blessé au bras. J'essaie de défaire sa cravate pour lui faire un garrot. Je n'y arrive pas. Les rafales partent toujours. Je dois me recoucher.

Mon mari est allongé devant moi, ses pieds contre mes cheveux. Il n'a rien, heureusement. Devant lui un homme s'agenouille, puis s'affale, la tête éclatée.

Une accalmie, nous rampons un peu en direction du trottoir de la poste. Les tirs reprennent mais le F.M. s'est arrêté. Je me redresse légèrement. Les soldats, tournés vers la rue d'Isly, l'arrosent systématiquement sur toute sa largeur. Je vois les mitraillettes aller de droite à gauche pour nettoyer la rue.
Nous saurons plus tard que des civils, , ont été blessés dans le dos.
Une autre accalmie. Ceux qui le peuvent se ruent vers la poste, montent les marches et cognent aux portes en hurlant de rage et de terreur. Mon mari a disparu sur la gauche. Je tiens Mme R... par le bras et son mari nous suit. Il perd son sang mais la blessure ne semble pas grave. Nous sommes très mal placés en haut des escaliers. J'essaie d'entraîner nos amis pour descendre et contourner le bâtiment.

Un blessé râle, un homme se penche sur lui, défait ses vêtements. Une nouvelle rafale nous colle derrière les piliers. L'homme agenouillé s'effondre.
Des femmes crient, se cherchent, s'appellent. Sur la place maintenant déserte un lieutenant s'avance vers les tirailleurs et leur dit d'arrêter.

La foule hurle, elle aussi, « Halte au feu, il y a des blessés. »
Un cadavre gît devant moi, au bas des marches. Je réprime une envie de vomir. Je me glisse sur le côté du bâtiment, une petite porte est ouverte. On y a transporté des blessés. Ceux qui n'ont rien reprennent leur souffle. Les ambulances arrivent. M. R... est emmené avec un collègue de son mari nous entreprenons de ramener Mme R... chez elle.

Nous sommes au paroxysme de l'indignation. Jamais nous n'aurions cru possible que l'armée tire ainsi sur ordre et sans sommations sur des civils qui n'étaient à ce moment-là et en cet endroit pas même menaçants. J'en porte le témoignage, comme je témoigne que l'armée a tiré sur nous alors que nous étions aplatis sur le sol.

Je ne sais pas si ce soir les officiers sont fiers de l'uniforme qu'ils portent. Il ne s'en est pas trouvé un pour arrêter cette boucherie. Le lieutenant dont je parle plus haut l'a peut-être limitée mais elle a eu lieu quand même et c'est ignoble.

Je rentre à la maison, dépeignée, les vêtements tachés de sang. Pour ne pas impressionner les enfants, j'enlève ma veste et la roule sur mon bras. Ils n'ont heureusement pas mesuré l'ampleur du drame. Ils sont énervés, un peu anxieux.
Ils m'apprennent que leur père a téléphoné presque en même temps que moi ; il va bien, il rentre. Il arrive en effet, très pâle, exténué. Réfugié dans la salle du tri de la grande Poste, dont la porte avait été enfoncée, il y est resté environ une heure. Il a aidé à panser les blessés les moins graves avec des moyens de fortune et assisté à des scènes déchirantes.

Sept blessés trop sérieusement touchés sont morts sans que personne ne puisse rien pour eux. Le hall résonnait des hurlements d'agonie.

Une jeune fille de dix-sept ans environ (à peine plus âgée que notre fille) a pris une rafale dans la poitrine. Elle est adossée à un mur. Mon mari lui nettoie la figure et les mains. Elle répète sans arrêt : « Ma maman qui ne sait pas que je suis là! Qu'est-ce qu'elle va dire? Dites, Monsieur, je ne vais pas mourir? Ma maman qu'est-ce qu'elle va dire, qu'est-ce qu'elle va dire ?.., »

C'est insoutenable. Mon mari bouleversé et désemparé s'éloigne pour ne plus l'entendre.
A 19 heures, il n’y a presque plus personne dans les rues, les Algérois sont rentrés chez eux.

Mon mari profite de l'arrêt du travail pour aller faire un pèlerinage place de la poste. Beaucoup d'Algérois ont eu la même idée. Ils se promènent silencieux, cherchant les traces de balles, s'arrêtant aux flaques de sang séché.

Cet après-midi, mes voisins décident d'y aller en voiture. Je me joins à eux. Rue Richelieu la circulation automobile est déviée. II faut faire un trajet invraisemblable par les quais. Nous arrivons square Bresson.

Des camions pleins de soldats, des chars stationnent. Je tremble malgré moi en les voyant.

Rue d'Isly, les autos sont déviées sur le boulevard Bugeaud. On ne peut pas s'approcher de la place de la Poste. Nous garons la voiture dans une petite rue et nous avançons à pied. Nous sommes peu nombreux, A gauche, une bougie brûle dans la vitrine démolie d'un magasin. On a déposé quelques fleurs autour d'une paire de souliers de femme. En face, d'autres fleurs au pied d'un arbre. En bout de rue, où se trouvaient hier les tirailleurs, un rouleau de barbelés et des C.R.S., l'arme au poing braquée sur nous. Je revois derrière eux l'endroit où nous étions couchés.

La place est interdite même aux piétons. Je regarde encore ces hommes casqués, ces armes braquées, mais mes nerfs me lâchent. Je tourne le dos et remonte la rue d'Isly sans pouvoir maîtriser mes larmes. Je suis au milieu de la chaussée, j'ai conscience que les groupes s'arrêtent de parler sur mon passage et me regardent. Je n'ai qu'une idée, retrouver la voiture et m'y cacher.

JEUDI 29 MARS 1962

II faut absolument que je revienne place de la Poste cet après-midi. Je refais à pied, en sens inverse, mon trajet de retour de ce lundi tragique. Arrêt à la pharmacie de la rue Charras. Je remercie le pharmacien qui s'est tant dévoué ce jour-là. Son téléphone servait aux rescapés, affolés d'angoisse et ahuris par le choc, qui voulaient rassurer au plus vite leurs familles. Il distribuait des verres d'eau et des comprimés toniques pour aider les organismes ébranlés à se ressaisir. « C'était tout naturel », dit-il très simplement. Comme nous tous, il est vivement ému par le souvenir de cette journée.

J'avance vers le Plateau des Glières. La circulation est normale, l'aspect habituel. Je passe devant les escaliers de la poste, puis là-même où j'étais couchée dans la rue. Sur le trottoir de la banque on a renouvelé les fleurs.

Une dame tient un garçonnet par la main : « Tu es jeune, mais il fallait que tu voies cette horreur pour ne jamais l'oublier. » Une personne âgée prie, des hommes se découvrent. Au tournant de la rue d'Isly, une patrouille arrive lentement. Mon organisme s'affole devant la mitraillette si proche et pourtant inoffensive. Je sens comme un vertige et mon cœur bat plus vite.

Cette nuit, j'ai déjà remarqué que je n'entends plus les fusillades; elles résonnent tout au fond de moi où elles font vibrer d'obscures cellules profondément traumatisées. J'essaie de comprendre ce que je suis devenue, car j'ai l'impression d'avoir changé.
J'avance, perdue dans des pensées que je n'arrive même pas à suivre jusqu'au bout. Je me sens saisie par le bras : « Qu'est-ce que vous faites-la ? Rentrez chez vous... » C'est une voisine qui m'entraîne vers la rue Michelet.

Sur le trottoir, trois agents se promènent débonnaires et désarmés. « Alors, on se sent tout nu ? » lance un jeune homme.

C'est cocasse, il faudrait sourire.

VENDREDI 30 MARS 1962.

Je vais déposer une plainte contre X... au tribunal, devant un juge d'instruction qui recueille des témoignages sur la fusillade.

Le blocus de Bab-el-Oued est levé depuis hier.

On arrive pas à concevoir les excès du « service d’ordre » dont le nom même semble maintenant une dérision.

 

---==oOo==---

P.172 à 178.

LE LUNDI 2 AVRIL 1962

Dans l'après-midi, les avions arrivent. Leur vrombissement nous assourdit et tout à coup ce sont les piqués, suivis de rafales. Ils tirent sur les terrasses.

Nous entendons les gens affolés hurler dans les appartements des étages supérieurs. Un garçon de quatorze ans, Christian Sainte-Marie, fils d'un de nos voisins est tué. On descend son corps et une ambulance l'emmène.

Ma mère se trouve mal, je n'arrive pas à la ranimer, il faut faire venir les pompiers. Le soir, on annonce le blocus du quartier. Les habitants n'ont pas le droit de sortir de leurs appartements ni d'ouvrir les volets. Enervées et angoissées, nous n'arrivons pas à nous endormir mais nous n'entendons plus de bruit dehors.

L
E SAMEDI 24 AVRIL 1962,

les tirs reprennent. Les heures passent lentement, à midi nous déjeunons de conserves. Dans l'après-midi, nous voyons arriver une patrouille de zouaves. A travers les portes, nous essayons de leur parler. Ils vont vers le cimetière d'El-Kettar qui est tout près. Des Musulmans y sont suivant un enterrement. Selon la coutume, ils portent une sorte de brancard recouvert d'un tissu. Ils s'arrêtent et découvrent la caisse qui est remplie d'armes. L'enterrement était une mise en scène. Ils tirent sur nos bâtiments et des locataires ripostent par les fentes des volets. Les zouaves tirent à leur tour contre la cité tandis que des camions de gardes-mobiles prennent position de l'autre côté.

On tire sur nous de toutes parts. Les locataires des étages supérieurs devalent les escaliers en hurlant : à la cave! On fait descendre les femmes et les enfants. Une voisine qui attend un enfant est prise de douleurs. Des infirmières habitant l'immeuble, l'assistent et on puise les renseignements dans un livre de médecine. Tout se passe bien. Le docteur qu'on a enfin réussi à prévenir est autorisé à venir une heure après avec une ambulance.

Certains locataires blessés refusent de partir avec l'ambulance. Nous les soignons et le docteur reste après avoir fait partir l'accouchée avec son bébé.

Vers 20 heures, je remonte avec ma mère. Les plafonds, les murs portent les traces des balles. Les volets sont percés et les carreaux cassés jonchent le sol. Nous écoutons la radio qui nous dit : Tout est calme. Nous ne pouvons pas avaler une bouchée, nous sommes exténués et nous n'arrivons pas à nous endormir.

LE DIMANCHE 25 AVRIL 1962,

on voit peu à peu les soldats s'installer sur les terrasses.
Depuis deux jours nous sommes sans électricité, sans pain, et sans lait. Les réservoirs ayant été crevés par les tirs aériens nous sommes aussi sans eau. Heureusement que nous avions rempli quelques bouteilles. Nous avons de quoi boire en se surveillant, mais nous ne pouvons ni nous laver ni faire le peu de vaisselle de nos repas réduits.

Les perquisitions commencent. Les soldats emmènent les hommes. La cité est alors entourée d'un cordon de bérets noirs. Une voiture de pompiers apporte une corbeille de pain au bâtiment voisin. Nous n'avons pas cette chance et nous ne pouvons pas sortir pour en prendre un. Nous passons la journée dans le couloir de l'immeuble autour d'un transistor et nous commentons les nouvelles.

Les coups de feu recommencent. Des femmes se trouvent mal, des gosses ont des convulsions, d'autres s'accrochent à leur mère en pleurant et réclament à manger.

Cela fait un vacarme difficilement supportable. En face de notre immeuble, rue Mizon, une gosse de neuf ans, Ghislaine Grès, se met à la fenêtre, échappant à la surveillance de sa mère. Elle est mitraillée et tuée sur le coup. Nous avons appris plus tard que ce choc a fait mourir sa mère deux jours après.

Les parents avaient beaucoup de mal à garder les enfants enfermés dans les appartements.

Vers 21 heures je demande à des militaires l'autorisation d'aller chercher du pain au bâtiment voisin. Ils m'encadrent, mitraillette au poing, pour traverser la cour. Je vais de porte en porte et récolte des morceaux de pain dans un couffin. Je retrouve mes gardiens à l'entrée du couloir, ils me ramènent devant chez moi. Je fais alors la distribution aux familles ayant des enfants.
La radio nous apprend que le lendemain les femmes pourront sortir de 6 heures à 8 heures pour aller aux magasins d'alimentation, les seuls autorisés à ouvrir. Avec des voisines nous nous organisons pour prendre le pain et le lait de l'immeuble.

LE LUNDI 26 AVRIL 1962,

à 6 heures nous descendons. Je suis chargée de l'achat du pain. La chaîne est longue devant la boulangerie mais on me donne priorité parce que j'habite une cité éloignée du centre. J'obtiens quinze pains seulement et on me dit que la farine manque.
Nous arrivons à la cité, elle est cernée par les gardes mobiles qui perquisitionnent. Ils ont commencé par le haut, cassé les portes de locataires absents, vidé les armoires et même écrasé les pots de fleurs. Les bouteilles de vin sont vidées dans les éviers et les poubelles sur les loggias.

Chez nous, au rez-de-chaussée, ils ont dispersé par terre le linge et la vaisselle, lu nos lettres, répandu le contenu de la poubelle dans la cuisine, versé sur la table les paquets de lessive et de café éventrés. En sortant ils ont même arraché les rideaux. Dans le couloir, ils ont cassé les boîtes aux lettres à coups de crosse.

L'ascenseur était coincé entre deux étages par l'arrêt du courant, ils ont cassé la porte à coups de pioche. Enfin, ils ont vidé dans la cour les grandes poubelles de l'immeuble.

Je n'ai pu distribuer le pain que j'avais rapporté qu'en début d'après-midi.

Ensuite, des ambulances ont réussi à apporter un peu de ravitaillement. Il en était venu le matin, mais les gardes mobiles avaient saccagé ce qu'elles contenaient, crevant les boîtes de lait à coups de revolver, piétinant le sucre et les légumes.

«Vers 5 heures, grâce aux transistors, nous apprenons la fusillade de la place de la poste. Certains pleurent, d'autres sont silencieux, nous sommes tous très impressionnés.

« LE MARDI 27 AVRIL 1962,

nous revenons au ravitaillement entre 6 heures et 8 heures. Dans la journée, une voiture de l'E.G.A. vient pour rétablir le courant et en profite pour nous apporter des vivres. Nous vivons sur les réserves d'eau faites en prévision des coupures. Nous la faisons bouillir pour les enfants.

« Nous apprenons en faisant la chaîne à la boulangerie les drames vécus dans le centre. Un homme et sa fille (cinq ans) sont blessés le vendredi. Le père meurt le samedi. La plaie à la jambe de l'enfant est infectée. Un jeune homme la prend dans ses bras et va vers le poste de gardes mobiles : il faut la faire soigner. — Oui, posez-la ici (sur le trottoir). Le jeune homme s'exécute et lorsqu'il part il est tué d'une rafale dans le dos.

Dans certains logements, après perquisition, ils jettent des grenades. Ils raflent les hommes et même les adolescents. On les voit s'entasser dans les camions, les mains sur la tête.

« La journée se passe calme pour la cité. Les militaires se regroupent derrière un bâtiment, nous en profitons pour installer un système de ficelles entre un appartement de notre immeuble et une maison de la rue Mizon. Nous pouvons ainsi avoir un peu de pain. L'approvisionnement en légumes est presque normal par les pompiers et les ambulances.

Le mercredi, les militaires sont remplacés par des gardes mobiles. La journée est calme. On nous autorise à brûler les ordures dans la cour. Il y en avait trop, cela devenait dangereux. Le soir, nous apprenons que le blocus est levé à partir du lendemain 5 heures. Nous sommes bien soulagés.

LE JEUDI 29 AVRIL 1962,

tout Bab-El-Oued descend dans la rue. On se cherche, se retrouve, se congratule en pleurant. On commente l'absence des hommes en se demandant où ils sont et pour combien de temps.

Nous n'allons au travail dans le reste de la ville que l'après-midi. Seuls quelques magasins d'alimentation sont ouverts. Des gens viennent des autres quartiers pour retrouver un parent ou un ami ou simplement pour voir ce qu'il est impossible d'imaginer : magasins et appartements dévastés, voitures écrasées par les chars, gravats sur les trottoirs, points d'impact sur les murs, etc...

Nous avons souffert de la faim car notre cité est isolée du reste de Bab-El-Oued. Peu de commerçants s'y sont installés. En revanche, dans le centre, les magasins d'alimentation pouvaient ravitailler les habitants par les cours intérieures des maisons. Mais eux, ont beaucoup plus souffert des fusillades. Le long de l'avenue de la Bouzarcah, tous les magasins sont détruits.

« Les premiers retours des hommes ont eu lieu le samedi et se sont poursuivis le dimanche. Maintenant la vie reprend. »

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P.196 – 197 – 198

LUNDI 7 MAI 1962

Une partie du périmètre de Belcourt a été débloquée hier, les perquisitions étant terminées dans ce secteur. Chemin Yusuf, se trouve un local où des scouts se réunissaient régulièrement. Ils l'avaient aménagé avec patience et ingéniosité comme le font toujours les jeunes dans ces formations. Ils y avaient même ajouté un coin de sports, avec table de ping-pong, ballons et autres accessoires.

Samedi, le père L... Dominicain, qui anime ce groupe s'est rendu au local. Figé sur place il s'est sans doute demandé s'il n'était pas saisi d'un mauvais rêve.

Les portes défoncées béaient lamentablement. A l'intérieur tout était démoli pêle-mêle, le modeste mobilier cassé à la hache. Le père en a même retrouvé un exemplaire dans la pièce. On avait arraché des murs les images, les décorations qu'avaient faites les enfants tous les jeudis de cet hiver. L'ensemble formait un tas de détritus broyés, écrasés avec une rage dont on imagine mal les raisons.

En revanche on voit sans peine le chagrin des enfants. Ils ont entre dix et quatorze ans. Ils souffrent de notre nervosité, prennent part à nos angoisses et entendent plus souvent parler de bombes et de cadavres que de fleurs dans les champs.
Ils avaient ce local, cette illusion de paix, cette évasion d'un monde trop dur pour eux.

La soldatesque imbécile a écrasé leurs rêves. Ne pouvait-elle faire sa besogne en épargnant nos enfants ?...

Cela rejoint le récit que je tiens d'une amie Mme E... qui habite Oran.

Elle était avec trois de ses enfants (cinq, huit et onze ans) dans son appartement au dixième étage d'un grand immeuble qui s'élève à proximité du petit Vichy.
Il y a quelques jours une fusillade s'est déclenchée dans le jardin.

Les soldats ont riposté brutalement par un tir d'armes lourdes sur la façade de l'immeuble, en particulier de son étage.
Ils se sont jetés à terre(Mme E et ses enfants). En rampant, ils ont gagné la cage de l'escalier. Blottis là, terrorisés, ils ont attendu une heure et demie la fin des tirs. Puis ce fut une course dans l'escalier. Les gardes mobiles ont relevé Mme E... avec le canon de leur mitraillette dans les reins. Ils l'ont fait remonter jusque chez elle, les gosses agrippés à ses jupes.

Ils prétendaient que des coups de feu étaient partis de ses fenêtres. Elle avait beau dire qu'elle était seule avec ses enfants, sans armes, ils ne l'ont pas crue.

Ils ont perquisitionné, détruisant systématiquement
à la crosse ce que les projectiles avaient épargné.

Elle assistait affolée et impuissante à l'anéantissement de son foyer,
incapable même de calmer la terreur de ses enfants.

Ayant terminé leur besogne, ces messieurs se sont retirés, emportant des poignées de balles. Ils trouvaient sans doute qu'il y en avait trop. Mais ils ne pouvaient pas reboucher les cloisons, dont certaines avaient des trous de plus de cinquante centimètres.

Mon amie s'est installée chez une de ses nièces. Comme les tragédies ici vont rarement seules, il s'en est produit une autre. Son domicile habituel est dans une petite ville de l'intérieur du département. Elle était fixée à Oran pour permettre à son fils aîné (absent le jour du mitraillage) de poursuivre ses études. Elle a donc demandé à son mari de lui envoyer du linge et quelques vêtements. M. E... a tout mis dans une camionnette et envoyé deux de ses employés européens sur
Oran. Ils ne sont jamais arrivés. On a retrouvé la camionnette vide et aucune trace des deux hommes.

Au chagrin d'avoir tout perdu s'ajoute pour Mme E... l'atroce impression d'être responsable de cette mort.

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P.223 – 226 à 229 - 234

6 JUIN 1962


Un ami de l'Arba est venu nous voir cet après-midi. Le F.L.N. règne en maître là-bas, et fait maintenant inscrire la population pour voter. Les Européens sont presque tous partis.

Entre l'Arba et Rovigo, à Roumili, se trouve un camp où le F.L.N. garde des personnes enlevées à Alger ou dans la région. Certaines sont torturées ou tuées, d'autres en ressortent sans aucun mal, et sans savoir pourquoi elles sont soumises à un régime plutôt qu'à un autre.

II est ahurissant de penser que ce camp existe (à environ vingt kilomètres d'Alger) et qu'on ne va pas délivrer les malheureux qui s'y trouvent.

Un habitant de l'Arba, Robert A..., y a été amené il y a quelque temps. Il a été malmené puis oublié dans une geôle. Un matin ses gardiens s'apprêtaient à le pendre simplement. Deux gradés F.L.N. eux aussi originaires de l'Arba arrivent à ce moment-là. « Oh! Robert, qu'est-ce que tu fais là? Je ne sais pas. — Si tu n'es pas sur la liste, on va t'en sortir! » II n'était pas sur la liste fatale, ils l'ont reconduit eux-mêmes au village.
Nos vies sont suspendues à de bien faibles chances, ou de bien grands miracles.

DIMANCHE 10 JUIN 1962


Nous savions que les files d'attente se formaient dès le lever du couvre-feu devant les bureaux des compagnies de navigation. Mon mari décide donc de coucher vendredi soir à l'hôtel pour être à 5 heures juste devant la Compagnie Générale Transatlantique, rue de Strasbourg.

Je dois le retrouver à 8 heures pour prendre sa place et lui permettre d'aller déjeuner dans une brasserie voisine. Ce mécanisme logique et bien construit avait tout prévu, sauf un article paru samedi matin dans la Dépêche. Il m'apprend au réveil : « l'émission des billets s'effectuera non plus rue de Strasbourg mais gare maritime samedi 9 juin à 14 heures pour les seuls voyageurs détenteurs de « numéros d'ordre ».

Je bondis dans un taxi et arrive rue de Strasbourg. Mon mari est là, sixième d'une file de plus de cent personnes. Ils ont tous lu l'article qui est fort mal rédigé. « Gare maritime pour les seuls... » mais ceux qui n'ont pas de numéros ?

Chacun émet un avis : « C'est sûrement sur les quais, ici les bureaux sont fermés. — Mais non, nous n'avons pas de tickets... » Nous apprenons que les bureaux ont déménagé depuis la veille. Je regarde cette foule indécise, fatiguée, anxieuse. Les habitués ont un pliant. Les autres piétinent pour ne pas s'engourdir. On échange des impressions: « Moi, j'ai passé la journée d'hier à Maison-Blanche. Le soir, comme il faisait mauvais, les avions de nuit ont été annulés.

Les C.R.S. nous ont sortis à coups de crosse de mitraillette dans le dos parce que nous n'allions pas assez vite. Je m'en souviendrai toute ma vie,.. — Moi, c'est la troisième fois que je reviens... »

II y a un peu de rancœur, mais une si grande fatigue et tellement de dégoût dans tout ce qu'on entend.

Les rideaux métalliques sont obstinément baissés.

Vers 8 h.30, un employé vient confirmer : « Les bureaux ont été déménagés. » Les gens se dispersent en grognant, certains courent en direction des quais, harcelés par l'idée du temps perdu en vain. L'article n'est sorti que ce matin. On sait pourtant que des hommes couchent dans les couloirs avoisinants pour avoir une meilleure place dans la file d'attente.
N'aurait-on pu l'insérer hier pour éviter à tous fatigue et déception ? Un employé n'aurait-il pu au moins coller un papillon sur le rideau : « Bureaux transférés ? » C'eût été simple et simplement humain.

Après nous être un peu restaurés, nous descendons au port pour nous renseigner. Il est 9 h.30. Deux chaînes s'étirent tant bien que mal, l'une pour les candidats aux couchettes, l'autre pour ceux des ponts - Bien entendu, l'inévitable porte fermée où rien n'est affiché.

Les gens attendent, sous le soleil, les yeux collés à cette porte, prêts à bondir. Il y a quelques soldats, arme au poing, et des C.R.S. « II y a de la pagaille », dit un gradé en regardant ces hommes et ces femmes tassés, frémissant au moindre mot saisi au vol, ou à la moindre tentative de resquille.

« Oui, Monsieur, il y a de la pagaille, mais il y a surtout des gens qui ont attendu depuis 5 heures ce matin devant un bureau abandonné sans qu'on ait un instant songé à les en prévenir et qui maintenant attendent devant une porte close sans que personne ne leur dise un mot, espoir ou ordre, mais au moins quelque chose de net. » J'ai dit cela au C.R.S., les dents serrées, en le regardant bien en face. J'ai même ajouté :

« Je sors de chez moi, je suis reposée, comme vous qui venez d'arriver. C'est pourquoi je peux vous parler calmement.

Un employé apparaît enfin sur la droite, en haut d'une rampe qui monte sur le toit des bureaux. Il va parler, la chaîne se disloque, on se rapproche pour mieux entendre. Il hurle :

« On ne peut rien faire dans la pagaille, rangez-vous bien en file par quatre et nous ouvrons le bureau dans cinq minutes. »

II a raison, sans conteste. La foule se regroupe à tâtons, se chipote, s'énerve. Voilà l'employé piqué de la tarentule dictatoriale, qui hurle plus fort :

« Rangez-vous !„. pas comme ça!». »

Je suis en retrait par rapport aux deux chaînes et j'assiste à un manège effarant: aux ordres de ce bureaucrate enivré de sa puissance momentanée, une file se met en branle, puis l'autre, encadrées par des soldats qui tentent de former les rangs. Caserne, école communale ou stalag... ? Je regarde ahurie. J'ai envie de hurler, de pleurer, de crier que j'ai honte pour ces hommes et ces femmes de tous âges qui consentent à faire des cercles devant cette porte stimulés par les cris d'un imbécile et encadrés par quelques soldats.

Je suis humiliée pour eux qui se prêtent à cette pitrerie stupide dans l'espoir de voir enfin s'ouvrir cette fameuse porte. On les traite comme des bêtes. Oui, c'est du bétail que j'ai devant moi : j'ai honte et je serre les poings. Le bureaucrate a disparu.

Mon mari qui s'est enfin décidé à prendre place dans la file « pour les couchettes » me fait de grands signes. Je m'approche ; « ce n'est pas cinq minutes, mais plus d'une heure qu'il va falloir attendre pour les tickets. Un autre employé l’a dit discrètement au bout de la file ».

Est-il permis d'abuser ainsi d'une population en détresse ?

Je vois deux petites vieilles qui ont réinstallé leur pliant, un aveugle qui s'appuie sur sa canne et tous les autres fripés, les traits tirés se protègent du soleil avec un mouchoir ou un papier. Ces tours de piste pour un mensonge ?...

Mon mari décide de rester et me dit de rentrer à cause des enfants. Je ne devais le retrouver que le soir à 17 heures, fatigué par un début d'insolation, dégoûté jusqu'à la nausée et totalement effondré.

Une heure après mon départ, on a distribué quelques tickets. Les « heureux » qui les ont emportés avaient ainsi le droit de refaire une chaîne identique un jour prochain, pour obtenir des places. Ce ticket n'est jamais qu'un numéro d'ordre. Mon mari n'était pas de ceux-là. II était 13 heures. Les malheureux sont donc restés devant cette porte toujours fermée, contre la rampe vide. L'apprenti-dictateur était sans doute allé déjeuner-

A 15 heures, la porte s'est tout à coup ouverte sur un employé tout-puissant qui a annoncé.,, qu'on ne distribuerait plus de tickets !

Les gens sont partis tête basse, la rage au cœur, à la pensée que tout est à recommencer demain à 5 heures.

DIMANCHE 17 JUIN 1962


Nous avons appris que M. Lauriol, venu en "consultation à Rocher Noir, était rentré à Paris avant-hier complètement déçu. Il va demander une augmentation des moyens de transport.

Ce matin, le journal annonce que d'autres bateaux vont entrer en service.

Depuis ce matin les médecins n'ont plus le droit de partir, tant que la réorganisation sanitaire n'est pas faite. Quatre-vingts pour cent de médecins et tous les chirurgiens ont déjà quitté Alger.

C'est pour faire face à cette situation inquiétante que le Préfet de Police a donné l'ordre d'arrêter les départs. Le journal ne l'a pas annoncé, mais dès ce matin, les C.R.S. les refoulaient à Maison Blanche et au port.

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Mon journal s'arrête deux jours avant mon départ. Une partie de ma vie s'est terminée lorsque, du bateau j'ai vu s'éloigner les maisons blanches qui bordent la baie, les arcades du boulevard du front de mer, les grands immeubles de mon quartier. J'ai voulu tout fixer une dernière fois avant que les lignes ne s'estompent dans le lointain.

Sanglotante, je me suis effondrée contre le bastinguage, le visage enfoui dans mes bras repliés.

J'ai pleuré sans honte et sans retenue, comme cet autre jour, en mars, rue d'Isly. Je savais que je n'étais pas la seule à le faire et que ceux qui me regardaient avec un calme apparent, sombreraient comme moi, demain.

J'ai essayé d'écrire sans passion, notre vie de tous les jours. J'ai parlé de nous, car nous sommes comme tout le monde ici, une famille tout à fait banale. J'ai noté nos réactions aux multiples incidents de nos journées.

J'ai voulu éviter toute polémique et je me rends compte que le simple énoncé des faits en prend parfois la forme. A mesure que la tragédie se développait, j'ai dû de plus en plus parler de l'O.A.S. Ce n'est pas de ma part, une prise de position politique.

C'est le reflet fidèle de ce que nous avons vécu.

Nul historien honnête qui fixera cette période, ne pourra passer sous silence l'emprise de l'Armée Secrète sur nos esprits et notre vie. Emprise délibérément admise par une population qui a été bien surprise des sentiments que certains lui prêtaient. Elle ne voulait ni conquérir la métropole, ni la gouverner, mais simplement rester française sur le sol où elle est née.

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CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES D'EMMANUEL GREVIN et FILS A LAGNY-SUR-MARNE LE 28 MAI 1963

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