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       Journal d'une mère de famille Pied-Noir
      - Partie I
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  JOURNAL
  D’UNE MERE DE FAMILLE 
  PIED-NOIR 
  par Francine DESSAIGNE 
  (L’Esprit Nouveau)
  Vendredi 29 juin 1961 
  … 
  … 
  Mes amies me racontent le dernier livre qu'elles ont lu ou la dernière pièce
  de théâtre qu'elles ont vue. Je ne suis pas à l'unisson. Comment leur dire
  que je n'arrive même plus à lire, que nous n'allons que très rarement au
  cinéma, que je ne sais plus écrire. J'ai perdu le goût d'aligner des mots
  pour le plaisir gratuit d'une musique verbale. Je ne sais ni rechercher une
  image, ni fouiller une pensée, aujourd'hui moins que jamais. Sur les
  enveloppes légèrement parfumées où une main fine a tracé des lettres élégantes,
  deux autres sont venues s'ajouter. A celles-là, je dois répondre. La grosse
  écriture malhabile de la femme de l'un des anciens ouvriers de l'équipe de Mascara,
  nous annonce la mort de son beau-frère, fonctionnaire municipal. II a été massacré
  sur la route avec sa femme et sa belle-mère.
  Il était seize heures, ils rentraient d'une promenade. Les fellaghas
  ont tiré sur la voiture, puis achevé les blessés. Pressés, car
  ils étaient près de la ville, ils ont arraché les alliances et les montres.
  L'enfant, quatorze ans, témoin du drame, a fait le mort près du cadavre
  de ses parents. Il a eu le terrible sang-froid de ne pas crier, de ne pas
  bouger. D'avoir trop entendu parler de crimes, il était prêt pour ce courage
  surhumain. Sa tante m'écrit qu'il a subi une très forte commotion
  dont il aura du mal à se remettre.
   Je n'arrive pas à trouver les mots qui aident ou qui consolent.
   L'autre enveloppe est blanche, marquée d'un secteur postal. Un ami se désespère
  dans un camp comme il y en a trop. Il y est enfermé depuis
  trois mois, sans savoir pourquoi (sinon ses opinions), ni pour combien de
  temps. Officier de réserve, cinquante ans, la Légion d'honneur, il
  est depuis trois générations en Algérie. Ses aïeux ont quitté l'Alsace
  pour rester Français. Il est en prison pour avoir parlé trop fort de
  l'Algérie française et dit trop haut que rien ne justifie qu'il soit déraciné.
  Il souffre d'être là, loin des siens, soumis aux rigueurs pénitentiaires,
  et aux inconvénients de la vie en commun. Il est tour à tour révolté et
  accablé.
   Il faut que je lui écrive pour tenter de l'aider dans son épreuve. Mon
  amitié pourtant très forte se sent impuissante à guider ma plume.
   J'ai eu la visite de Mme B... Courageuse, elle retient ses larmes et
  tire un pauvre sourire aux coins de ses lèvres. Elle parle de Jean-Pierre
  au présent : « Je viens d'aller le voir, je lui ai porté des fleurs.
  » 
  C'est trop pour une même journée. Comment écrire aux métropolitains ? 
  … 
  … 
  Tragédie sur la route de Tipasa. Jolie route en corniche qui ressemble à
  celle de l'Estérel. Les mêmes criques bleues dans les rochers rouges, la même 
  végétation de pins maritimes et de broussailles. Mais beau coup moins de
  villages et la crête inquiétante des collines au maquis inextricable.
   De ces taillis étaient sortis l'an dernier des tueurs qui avaient
  pris pour cible de paisibles baigneurs sur la plage de Chenoua. Cette
  année, ils ont rameuté et poussé devant eux la population terrorisée
  de quelques pauvres douars. Ils sont descendus hurlants et menaçants vers les
  petits villages de Fouka et de Bérard. La Légion a protégé les
  maisons aux volets clos où l'angoisse atteignait son paroxysme.
   Trop de noms tragiques s’imposent à la mémoire, El Alla, Wagram,
  Melouza... dans ces heures cruciales où il faut dominer sa peur et calmer
  les 
  hurlements des enfants tout à coup conscients de leurs vies menacées.
   Incidents à Miliana, Constantine, quatre-vingts morts et deux
  cent cinquante blessés tous musulmans.
   Pauvres gens abusés, qui, plus que nous, vivent dans l'horreur.
   A Saint-Eugène, mariage de M, R... Des indigènes lapident
  le cortège à la sortie de l'église. Le service d'ordre fait refluer les Européens
  dans le sanctuaire et disperse les musulmans.
   Quand pourra-t-on cesser de faire des comptes de ce genre ? Il semble que
  ce soit un engrenage sinistre et sans fin.
   VENDREDI 7 JUILLET 1961
   Nous avons en moyenne sept ou huit explosions au plastic chaque nuit. Nous
  sursautons à peine tant ces bruits sont devenus familiers. 
  Cet après-midi, enterrement de la petite Christiane M... âgée
  de dix ans. Elle a été violée et assassinée dans une propriété
  à Sidi-Ferruch. Crime odieux comme il n'y en a que trop souvent, même
  en métropole. Il a été commis par un musulman et l'indignation est
  grande à Bab-El-Oued d'où la fillette est originaire. Ce quartier
  populaire a le sens du clan et le goût du talion. Ses habitants rongent leur
  frein depuis longtemps devant les nombreux attentats terroristes. Avec Belcourt
  (autre quartier populaire) ce sont les lieux où grenades et couteaux font le
  plus de victimes.
   Depuis deux jours que l'enfant est morte on donne des détails de bouche à
  oreille sur le pas des portes, dans les cafés, chez les commerçants. On se
  prépare à suivre le cortège même si on ne connaît pas la famille. Il faut
  se grouper, se sentir solidaires devant les drames et les coups. Montrer « qu'on
  ne se laissera pas faire » et percevoir la force qui se transmet dans la
  chaleur des corps agglutinés, 
  A l'issue de la cérémonie, les premiers cris fusent. C'est l'explosion de
  violences brusques qui cassent et détruisent sans discernement. Le service
  d'ordre s'interpose et limite les dégâts. Chacun se retire la tête en feu,
  les poings serrés, envahi de la rage des vengeances inassouvies et remâchant
  sans fin les raisons de son bon droit. 
  … 
    
  JOURNAL D’UNE MERE DE FAMILLE PIED-NOIR 
  par Francine DESSAIGNE 
  (L’Esprit Nouveau) 
   
  UN EXTRAIT 
  DIMANCHE 30 JUILLET 1961
  P.71 – 72 
  … 
  … 
  Ce passé que l'on veut effacer, je vais essayer avec ferveur et respect de le
  rendre vivant. Je vais le faire en redonnant leur sens aux mots qu'on n'ose
  plus employer : colon, conquête, entre autres. On a voulu en faire des
  injures, je vais tenter de les réhabiliter. Je le fais parce que je me refuse
  à rayer des mémoires et de l'histoire la plus belle œuvre française, une
  œuvre unique dans le monde.
   Je vous fais grâce de l'énumération des invasions diverses qui traversèrent
  le Maghreb depuis quinze siècles. Je n'en retiendrai que deux
  essentielles : 
  -l'occupation romaine, peu avant notre ère, 
  -et la seconde invasion arabe.
   Sous les Romains, l'Algérie devint une riche contrée agricole.
  Leur présence bénéfique se répandit jusqu'au IIème siècle en constructions,
  ouvrages d'art, plantations d'oliviers, d'arbres fruitiers et cultures
  diverses. Les Romains occupaient le pays en profondeur et
  maintenaient les Berbères dans le respect de leurs légions.
   Après le départ des Romains, que retiennent les Berbères
  de cet enseignement ? Rien.
   Les ouvrages se désagrègent faute d'entretien et les champs
  redeviennent la brousse que broutent les troupeaux.
   Au VIème siècle, la première invasion arabe convertit les Berbères
  à l'islamisme.
   Mais c'est la deuxième invasion, au XII siècle, qui a le plus marqué un
  pays déjà bien dégradé par ses possesseurs originels. 
  Des hordes de pillards et de nomades le parcourent comme des
  sauterelles, ne quittant un lieu que lorsqu'il ne reste plus rien à détruire.
   Au commencement du xvie siècle, la Berbérie n'est plus qu'un malheureux
  pays dévasté où se disputent entre elles les collectivités, engluées
  dans leurs querelles de famille sous le signe du « Mektoub » (c'était
  écrit) que leur a enseigné l'Islam.
   Les Espagnols, les Portugais passent, chassés par les Turcs qui
  s'installent du XVI au XIXe siècle. L'idée du grand effort de colonisation
  intérieure entrepris par les Romains, qui mettaient en valeur le pays, ne les
  effleure même pas. Les villes des côtes, seules, les intéressent. Ils en
  font des centres de mercantilisme dont les ressources principales sont le pillage
  en Méditerranée et le trafic des esclaves. Les Berbères de l'intérieur
  continuent sereinement de se disputer et de dégrader leur pauvre sol.
   Et c'est 1830! Le Dey d'Alger détruit les comptoirs français
  et tire sur le vaisseau parlementaire. La France décide d'attaquer Alger.
  Alors, le Français de 1830 ordonné, méthodique, civilisé, découvre l'Algérie.
   Je me dois ici de faire une citation qui est un peu longue, mais elle me
  semble la seule réponse à ceux qui osent prétendre que les Français les
  ont dévalisés.
   Voici ce qu'écrivait sur l'Oranie le lieutenant-colonel de Martimprey,
  gouverneur de l'Algérie en 1864 :
   « Les voies de communications principales ne sont
  que des sentiers étroits, souvent obstrués par des broussailles ou
  interceptés par des ravins. Les sources accessibles aux bestiaux sont des bourbiers.
  L'eau des puits est corrompue. Autour, des trous en terre servent d'auges
  pour abreuver les troupeaux. Ces trous finissent par former des mares
  infectes dont les infiltrations délaient la terre ou la maçonnerie de la
  paroi intérieure du puits, jusqu'à ce qu'un éboulement s'ensuive.
  Ces accidents, d'ailleurs, ne déterminent le douar ou la tribu à
  entreprendre quelques réparations. Elle ira plutôt chercher à trois
  lieues plus loin l'eau qui lui est nécessaire. 
  Si l’on jette les yeux sur les cultures, on voit combien la terre offre de
  facilités au travail de l'homme et combien celui-ci sur sa surface la néglige.
  Disposant de grands espaces, il choisit les plus favorables et se retire avec
  insouciance devant l'invasion des bois sur le sol destiné à la charrue. 
  Chaque jour les friches augmentent. Cependant le nombre des troupeaux
  de la tribu ne permet pas que la terre devienne une forêt; les incendies en
  font justice et la vaine pâture achève de réduire à l'état de
  broussailles toute une végétation.
   La grande épopée des colons européens commence. Parallèlement s'engage
  l'éternelle discussion des intellectuels de la Métropole établissant qu'il
  faut traiter l'Arabe comme l'Européen, l'Arabe destructeur comme
  l'Européen qui défriche et construit. 
  Allant de l'avant, devançant même les troupes, les colons se répandent
  autour des villes, défrichent, assèchent les marécages pestilentiels,
  souffrent et meurent. 
  Mais ces bourbiers, de quel droit les transforment-ils ? Du droit
  simple de la propriété achetée. Car les Berbères, quand ils
  arrivent à se mettre d'accord sur les limites de leurs champs, vendent
  tant qu'ils le peuvent, pénétrés de l'idée que le colon ne tiendra pas ou
  qu'on lui reprendra sa terre facilement. 
  En fait, après avoir vendu, ils accumulent les « chicayas » (procès). 
  Les archives des Palais de Justice des grands centres pourraient montrer
  aux curieux des monuments de mauvaise foi, où ce n'est pas le colon qui a
  le plus vilain rôle.
   Les années passent, les plantes poussent et les jardins commencent à
  porter de beaux fruits. 
  A la fin du xixe siècle, Baudicour écrit : « Nos plantations les séduisent
  si peu qu'ils coupent pour s'en faire des bâtons de voyage les
  arbres dont nous bordons les routes. » 
   Telle est l'attitude du Berbère devant les arbres qui valorisent
  son sol. Est-il très différent de celui que j'ai vu en 1952
  dans les belles forêts créées par l'administration française ?
   Pour avoir un instant de chaleur sur sa route éternellement parcourue, il
  n'hésite pas à mettre le feu au pied d'un beau chêne de vingt ans.
  L'arbre ne brûle pas, car la technique est sûre, le cœur seul se calcine
  doucement et lorsque l'Arabe part, la brûlure continue de ronger le
  bois.
   En ai-je vu de ces pauvres arbres morts, dans un pays où plus qu'ailleurs,
  la végétation doit être protégée. Le Berbère du XIX siècle
  est-il très différent du fellagha qui scie les orangers autour
  de Saint-Charles ou les oliviers sur la route de Saïda ?
   Il faut sept ans pour faire un oranger. Il est plus facile de l'abattre en
  quelques minutes. Et le fellagha qui tue le forestier et sa famille ?
  Est-on vraiment sûr qu'il est « patriote », « nationaliste
  » ? Ou plutôt ne se venge-t-il pas d'avoir été pris un jour en flagrant délit
  de vandalisme ?
   De 1830 à 1900, le colon résiste aux conditions lamentables de son
  installation et à la maladie. Le mort, à peine enseveli, est déjà remplacé
  dans la lutte contre la brousse, le moustique, et les hordes périodiquement
  dévastatrices d'Abd-El-Kader.
   En même temps, par acte individuel, le colon essaie d'initier l'indigène
  à la culture du sol. Il lui apprend à faire sortir d'une terre, neuve à
  force d'avoir été négligée pendant des siècles, les moissons et les
  fruits qui font la prospérité d'un pays et de ses habitants.
   En même temps, l'administration, soucieuse de ménager l'indigène,
  procède à une répartition des terres (rien n'est nouveau) dont personne n'a
  pu produire d'acte de propriété.
   C'est ainsi qu'en 1851, dans la plaine de la Mitidja (uniquement
  assainie et sortie des broussailles historiques par le colon européen),
  sur trente-sept mille hectares, on donne vingt mille huit cent dix
  hectares aux indigènes et le reste, « la part restant encore à défricher
  », est réservé à l'état. Le colon a racheté ces terres ou a reçu des
  concessions sur les terrains domaniaux hérités du beylick par le
  gouvernement français.
   A ceux qui trouvent bon de reprocher leur héritage aux enfants de ces
  hommes courageux, je dis : celui qui a fait surgir d'un sol dégradé par des
  siècles d'incurie criminelle, des champs, des arbres, des jardins, a plus de
  droits sur ce sol que celui qui n'a su que regarder pousser le chiendent et
  croupir les marécages.
   Il a le droit du sang, de la sueur et du travail. Il a le droit
  de sa présence qui a amené la construction des routes, la naissance ou
  l'extension de villes et de villages.
   Qu'y avait-il en 1830 ? Des sentiers, pas de ponts, pas de routes,
  des criques abritant des nids de pirates. 
  Qu'y a-t-il aujourd'hui ? Vingt-cinq mille kilomètres de routes,
  cinquante-cinq mille kilomètres de chemins, cinq mille kilomètres de voie
  ferrée, vingt et un ports, dont trois de gros tonnage, trente-deux aérodromes
  à trafic commercial dont quatre de classe internationale, onze grands
  barrages, une réserve d'eau d'importance primordiale, un réseau téléphonique,
  des installations électriques ultra-modernes,.. Tout ceci existe à cause
  des premiers colons et grâce à eux.
   II n'est que temps de leur rendre hommage et à travers eux, à la
  France, dont l'œuvre humaine en Algérie est à elle seule une justification
  de la colonisation. La France a colonisé en face d'un indigène paresseux
  de nature et — à quelques exceptions près — peu perméable à la
  civilisation, mais jamais contre lui.
   La génération actuelle, la cinquième depuis 1830, voit s'estomper ses défauts
  ataviques et ceux-là même qui se dressent contre la France sont imprégnés
  de sa civilisation. La population indigène est passée de deux millions
  en 1830 à dix millions en 1960. C'est une augmentation unique
  dans son histoire et probablement dans celle des autres pays, arabes en
  particulier.
   Ceci grâce aux hôpitaux, centres médicaux, médecins, tous Français.
   Beaucoup de peuples voudraient être « colonisés » de la sorte si
  on leur demandait leur avis sans qu'ils soient pervertis par des propagandes
  indignes.
   La majorité des Musulmans reconnaît ce que la France lui a apporté.
  C'est une consolation dans les épreuves présentes, et la certitude que l'œuvre
  française n'a pas été vaine. 
  Malheureusement, cette masse silencieuse passe inaperçue au bénéfice
  d'une minorité dangereuse et bruyante.
   Pour n'avoir pas voulu entendre les Musulmans francophiles, on les a
  sacrifiés.
   Maintenant, ils désespèrent de l'avenir …..  
  
  … 
  MERCREDI 30 AOUT 1961
   La radio parle de « ratonnades », de heurts « entre les deux communautés
  » dont Oran est le théâtre. C'était fatal. Tous les crimes impunis
  ne pouvaient 
  engendrer que d'autres crimes aussi aveugles, aussi stupides.
   Dans les commentaires, on oublie de noter que depuis sept ans les
  Européens voient les leurs tomber et qu'ils ont mis sept ans à y répondre.
   La jungle s'installe.
   Alger ne tardera pas, elle aussi, à se perdre dans la haine et la
  vengeance. Il aura fallu sept ans de peur, de crimes, d'angoisses mais
  surtout de reniements et d'abandons, pour anéantir les liens tissés
  lentement mais sûrement par la cohabitation et le travail.
   DIMANCHE 3 SEPTEMBRE 1961
   A Oran l'orage semble apaisé pour le moment mais la radio dit que 
  l'atmosphère est lourde. On est surpris de ces actes désordonnés qui
  ressemblent à une vague de fond remontant de la boue. Voilà les victimes qui
  se dressent à bout de rage contenue et qui deviennent bourreaux à leur tour,
  aveugles dans leur violence.
   Pendant sept ans, sont tombés, jour après jour, des Européens
  et des Musulmans francophiles (ou simplement fort peu tentés par
  l'aventure tragique d'un parti à prendre).
   Pendant sept ans, dans la presse et sur les ondes, à quelques
  exceptions près que l'on compterait sur les doigts d'une main, mais qui
  valent d'être notées, on a cherché des excuses aux bourreaux, on a tripoté
  l'histoire, escamote les réalisations d'une beauté trop gênante,
  mis quelques formules creuses et plaqué sur le tout des slogans.
   Propagande de première force, qui s'est imprimée en Métropole
  comme vérité péremptoire et s'est transformée en Algérie en coups
  de pique mille et mille fois répétés.
   Pendant sept ans, les Européens n'ont pas bougé et les
  autres se sont dissimulés, tassés, terrés dans l'espoir de se faire
  oublier de la fatalité.
   Aujourd'hui, les Européens sont désespérés.
   LUNDI 11 SEPTEMBRE 1961
   La radio annonce de graves événements à Bab-El-Oued. 
  C'était à prévoir, tout comme à Oran. Ils ont explosé d'avoir trop 
  comprimé leur chagrin et leur indignation. Le cercueil d'une
  petite fille, le vieux copain touché par l'éclat d'une grenade
  alors qu'il buvait paisiblement son anisette, le commerçant poignardé
  sur le pas de sa porte, les blessés, les mutilés de tous les âges,
  depuis si longtemps que dure cette terrible guerre, et les terroristes
  rarement pris, à peine condamnés, trop souvent relâchés…
   Comme toujours, ce sont des innocents qui ont payé cette bouffée
  de rage aveugle. Ils sont allés rejoindre le groupe lamentable des « morts
  pour rien » dont le poids finira par nous écraser. 
  … 
  LUNDI 2 OCTOBRE 1961 
  … 
  … 
  Beaucoup de magasins indigènes ont baissé leurs rideaux par crainte des
  mauvais coups. Dans les quartiers musulmans personne n'a bougé. Masse indécise
  qui, après avoir successivement aimé la France, désespéré
  d'elle, craint le F.L.N. 
  Je voit s'imposer une puissance occulte dangereuse : l'O.A.S. Pauvres gens qui
  ne savent plus à qui se vouer, à qui s'en remettre pour avoir la paix. Comme
  des girouettes folles, ils tournent aux vents alternés, à la recherche du
  plus fort. En terre d'Islam, il est très important de s'imposer. Un
  peuple trahit ses instincts par sa langue. « Bessif » que nous
  traduisons cavalièrement : « par la force », veut en fait dire : par
  le sabre.
   La volonté de puissance revêt ainsi un caractère définitif.
   Un proverbe énonce : « la main que tu ne peux couper, baîse-La !
  ». Les transfuges des harkis qui se sont retrouvés dans les rangs du F.L.N.
  pendant sa période faste, les fellaghas transformés en commandos harkis, et
  maintenant les Musulmans qui sont dans les rangs de l'O.A.S. sont bien les
  fils de ceux qui disaient à Abd-El-Kader : « Sois le plus fort, je te
  suivrai », et à Bugeaud : « Sois plus fort qu'Abd-El-Kader». 
  … 
  … 
  … 
  VENDREDI 6 OCTOBRE 1961 
  ... 
  Dans un pays où la ségrégation n'a jamais existé, on ne peut concevoir
  que la haine s'étende. On pense qu'elle est le fait d'une minorité dont la
  triste célébrité est passagère et on croit fermement que la raison
  reprendra le dessus. Si tous les Musulmans étaient pour le F.L.N., aurait-il
  le besoin d'en supprimer autant ?
   DIMANCHE 8 OCTOBRE 
  ... 
  A Oran, des Musulmans en voiture ont écrasé volontairement un Européen.
  Ils l'ont achevé à coups de revolver et l'ont brûlé après
  l'avoir arrosé d'essence.
   En février dernier, s'étaient déroulées des scènes d'horreur pires
  encore.
   Ils avaient incendié une automobile après avoir bloqué les
  portières pour empêcher les occupants d'en sortir. Deux femmes furent
  carbonisées et deux hommes grièvement blessés. Le jour de leur
  enterrement, les Européens furieux ont molesté les indigènes qui se
  trouvaient sur le passage du cortège. 
  Engrenage dramatique où l'on se bat pour des morts en faisant d'autres morts.
  Que va-t-il se passer à l'enterrement de ce pauvre homme ?...
   Des parlementaires du Constantinois et d'autres aujourd'hui de la région
  de Mostaganem, adjurent leurs concitoyens de retrouver le calme et
  d'interrompre le cycle infernal. Seront-ils entendus ? J'en doute. II faudrait,
  pour arrêter ces crimes, une puissance qu'ils n'ont pas. Nous avons
  l'impression d'être invinciblement attirés par un gouffre. 
  ... 
  LUNDI 9 OCTOBRE 1961 
  … 
  Une lettre du parrain de Geneviève portant en tête : “ Centre d'hébergement
  de Djorf », nous apprend qu'il a été arrêté à Mascara le 13
  septembre et transféré à M'Sila, pour être interné. On est venu de
  nuit perquisitionner chez lui et l'emmener sans qu'aucun grief
  ni aucun motif ne lui soient signifiés. Il a été embarqué dans un
  avion inconfortable, avec d'autres Européens, pour être conduit au
  camp de Djorf que l'on venait de vider de détenus F.L.N. Ils
  ont dû, je cite sa lettre :
   « S'installer sur les déjections, sur les paillasses de nos prédécesseurs,
  dans des conditions d'hygiène et de confort désastreux. Plusieurs jours sans
  eau potable avec comme seul ravitaillement du vin et du pain. » 
  Dès que ces faits ont été connus dans le Constantinois, une
  solidarité merveilleuse a joué. Des tonnes de ravitaillement sont parvenues
  au camp « au point que nous sommes maintenant saturés de tout, sauf de
  liberté ».
   Notre ami, propriétaire près de Mascara, a été pris en plein moment des
  vendanges. Sa femme a dû en assumer seule la direction, en même temps
  qu'elle préparait la rentrée scolaire de leurs quatre enfants et
  tentait de dominer son chagrin. Elle a reçu de touchantes marques de sympathie
  tant des Européens que des Musulmans. Leurs deux familles sont dans la région
  depuis quatre générations.
   Pendant combien de temps encore garnira-t-on les prisons de gens
  honorables, simplement parce qu'ils entendent rester Français sur
  la terre de leurs parents ?
   MERCREDI 11 OCTOBRE 1961
   Ce matin cinq cents gardes mobiles environ cernent trois immeubles
  en bas du parc de Galland. Tout le monde alentour est sur les balcons. La
  hargne s'exhale en cris, sifflets et injures. Après quelques heures de
  fouilles méthodiques, les gardes repartent emmenant six personnes dont une
  concierge et son fils de quatorze ans. En quelques minutes la nouvelle se
  propage. L'indignation grandit chaque jour, à mesure que l'on entend parler
  de prisons, de tortures et de morts. Les conversations ne sont faites
  que de cela. Pour un « activiste » réel, combien d'autres sont pris
  dans cet engrenage infernal pour avoir simplement affirmé trop haut leur
  volonté de rester Français ? Si on y ajoute les attentats F.L.N. le
  poids du sang perdu est très lourd à porter. 
  ... 
  … 
  Nous sommes à la veille de la grande épreuve. Elle plane depuis longtemps,
  nous la sentons qui se resserre. Elle fondra sur nous brutalement, nous 
  l'attendons en essayant d'affermir notre courage. Que sera-t-elle ? Nous
  l'ignorons pour ce qui est du domaine transmissible des faits qui s'inscrivent
  dans l'histoire. Mais nous savons que pour nous, les familles « Pieds
  Noirs », elle sera pleine de difficultés et d'angoisses, même si
  elle est notre unique espoir. Tous ici, nous aimerions être plus vieux de
  quelques mois. Nous croyons foncièrement que la paix est possible dans
  l'ordre et la dignité, non pas dans le chaos des abandons. C'est ce qui
  nous permet de tenir aux vents alternés de la politique comme jamais encore
  une population ne l'a fait. Dans cette lutte très dure, de tous les instants,
  nous aurions tant besoin d'amitié et de compréhension ! 
  … 
  MERCREDI 18 OCTOBRE 1961 
  ... 
  Le sang versé n'a-t-il pas le même prix ? Il est vrai que ces attentats sont
  si nombreux dans toutes les villes qu'elles seraient mortes en permanence «
  avec portes et fenêtres closes, sans personne aux terrasses ni aux balcons ». 
  Doit-on en déduire l'importance de la quantité ? (Les Européens ne se livrent
  que très rare ment à leur colère. Vont-ils tirer profit de ces
  constatations ?
   Mais hélas ! il s'agit plutôt du droit de tuer. Le F.L.N. l'a
  depuis longtemps. Il faut maintenant mater ses victimes pour que désormais
  elles soient consentantes.
   Pendant ce temps, les Musulmans à Paris se plaignent des
  mesures « racistes » prises contre eux. Là encore on constate que le
  «racisme » à Paris a une couleur et ici une autre. Et on nous
  renvoie des brochettes d'« assignés à résidence ». Privés de ressources,
  obligés de rentrer au pays alors qu'ils n'y tiennent pas du tout, ils iront
  tout droit grossir les rangs du F.L.N. pour se venger et se réhabiliter aux
  yeux des maîtres de demain.
   Qu'allons-nous devenir ? 
  Sommes-nous une communauté délibérément sacrifiée ? Hitler, avec ses
  camps, était plus franc pour les Juifs. A l’angoisse toujours pressente
  s’ajoutent chaque jour des raisons de désespérer. 
  … 
  SAMEDI 28 OCTOBRE 1961 
  ... 
  Dans l'immeuble d'en face on a arrêté cette nuit un père de cinq
  enfants. Je ne le connais pas. Je l'ai vu, soir après soir, au moment des
  « casseroles »; je l'ai vu sur son balcon, chaque fois qu'il se passait
  quelque chose d'insolite. Il m'est devenu familier. Ses volets tirés au
  moment où de toutes les autres fenêtres partent les hymnes me font une
  lourde peine.
   Avant-hier, une jeune fille de quinze ans a été enlevée au salon de
  coiffure où elle était apprentie. Deux « policiers » sont venus
  la chercher et son patron n'a pu que prévenir sa famille. Après vingt-quatre
  heures d'angoisse, les parents ont reçu une lettre d'elle. Elle est à la caserne
  des Gardes Mobiles aux Tagarins, et demande un manteau et des
  couvertures. On croit rêver. Ma fille a quinze ans, c'est une gosse.
  Comment peut-on arrêter des enfants ? On se demande les motifs, on se
  sent pris de vertige comme au bord d'un gouffre. On vit, les enfants jouent,
  et tout près de nous se font et se dénouent d'horribles tragédies. Curieux
  funambules dont le fil est tendu sur des marmites de sorcières, irons-nous
  jusqu'au bout sans tomber ?
   A l'hôpital Mustapha, des détenus en cours de soins s'évadent de temps
  en temps. Mais aussi des CR.S. viennent de nuit enlever certains malades ou
  les frappent dans leur lit.
   Dans certaines villas, des caves sont le théâtre d'horreurs dignes de
  l'Inquisition. Une Inquisition servie par des techniques
  modernes. On en parle, on en ajoute sans doute. C'est tellement indigne
  qu'on peut à peine y croire. Pourrait-on vivre en se bouchant les oreilles ?
  Les enfants l'entendent, ils demandent : « L'a-t-on torturé »,
  lorsqu'on parle d'une arrestation. 
  ... 
  Nous attendons le 1er novembre avec angoisse. L'Q.A.S, dit de ne pas
  sortir. II faut à tout prix éviter les heurts avec les Musulmans, Comment
  ceux-ci suivront-ils les consignes du F.L.N. ? Ils aspirent tellement
  à la paix!
   LUNDI 30 OCTOBRE 1961
   Les trolleys sont en grève depuis ce matin. Hier soir un conducteur
  musulman a été assassiné par des terroristes. Ses camarades européens et
  musulmans ont décidé de faire grève jusqu'au moment où on dotera les véhicules
  d'une protection efficace. L'absence des lourds engins donne à la ville un
  calme inquiétant. Plus de bruits de freins, ni d'embouteillages dans les rues
  trop étroites. On aime pourtant mieux les voir circuler. 
  … 
  ... 
  JEUDI 30 NOVEMBRE 1961 
  … 
  Cinq très violentes explosions ce matin avant la levée du couvre-feu. 
  Il s'agit d'obus piégés qui ont éclaté dans des cafés connus pour
  être des rendez-vous d'activistes. On dit que c'est l'œuvre des services
  spéciaux de l'armée. L'indignation est grande en ville. Les plâtras
  sont rapidement déblayés et à midi on sert l'anisette sur des tables de
  fortune. Rue Michelet, devant Le Cardinal, on fait la chaîne. Une boîte,
  « pour la concierge », se remplit de pièces et de billets. La pauvre femme
  a son logement dévasté. Elle a tout perdu. Mais, comme elle n'habite pas à
  Paris, demain on ne verra pas dans les journaux son nom ni sa photo. Les
  postes périphériques ne viendront pas l'interviewer. Qui s'intéresse aux
  concierges d'Alger ?... 
  … 
  MARDI 6 FEVRIER 1962
   Un jeune garçon de première est abattu rue Bab Azoun alors
  qu'il se rendait au lycée Bugeaud. Un de ses camarades est manqué square
  Bresson par les mêmes tueurs du F.L.N.
   MERCREDI 7 FEVRIER 1962.
   Devant le lycée Bugeaud, les élèves bavardent en attendant l'ouverture
  des portes. Une voiture passe, mitraille les groupes. Deux jeunes gens tombent,
  l'un d'eux mourra. Les lycées et collèges font grève à partir de
  cet après-midi. Triste époque où les enfants eux-mêmes ne sont pas à
  l'abri de la folie sanguinaire.
   ... 
  LUNDI 12 FEVRIER 1962 
  ... 
  II y a quelques jours la presse annonçait en gros titres l'enlèvement du
  fils du professeur Schwartz par l'O.A.S, La radio nous donnait une interview
  du père, justement alarmé. Aujourd'hui, une information en tous petits
  caractères paraît sous la photographie du jeune héros de cette aventure :
  « Les enquêteurs ne croient pas à un rapt et pensent que l'étudiant a été
  victime d'une dépression nerveuse, » Pourquoi la presse est-elle si pressée
  de publier des informations sensationnelles et pourquoi ne fait-elle jamais
  marche arrière lorsqu'il est prouvé qu'elle s'est trompée ? Point de
  gros titres pour les rectifications et le lecteur non averti reste sur la
  première impression. 
  … 
  ... 
  MERCCREDI 14 FEVRIER 1962 
  … 
  Daniel revient, les lycées font grève. On a tué hier deux etudiants
  qui se rendait au lycée du champ de Manoeuvre. C’est la troisième
  fois ce mois-ci que le F.L.N. tire sur des adolescents. 
  …
   VENDREDI 16 FEVRIER 1962
   Des femmes attendent à la sortie d'une école de Bab-EI-Oued. Tout à
  coup, une explosion suivie de hurlements. Une Musulmane gît
  dans son sang, sur le trottoir. Elle portait une grenade qu'elle s'apprêtait
  à jeter sur les enfants. L'engin a explosé trop tôt, c'est elle qui
  râle maintenant. II a suffi de quelques secondes pour que les mères aient la
  vision du drame qui se préparait : leurs enfants mutilés, leurs enfants
  tués... Saisies de fureur elles se retournent vers l'épave gémissante
  qui demande la pitié. En avait-elle, lorsqu'elle portait son engin meurtrier
  ?... Les femmes s'acharnent à la mesure de leur indignation et de leur peur rétrospective.
  C'est un cadavre que la police leur arrache des mains. 
  … 
  DIMANCHE18 FEVRIER 1962 
  … 
  Nous vivons en vase clos, c’est une force concentrée mais nous savons que
  c'est aussi une faiblesse. Le temps nous isole, la communauté dont nous
  sommes issus nous rejette. Plus tard, on parlera peut-être de nous comme du
  peuple juif. Race prisonnière de ses rites, de ses croyances et aussi de son
  orgueil renforcé par des haines stupides. 
  … 
  LUNDI 19 FEVRIER 1962 
  ... 
  ... 
  C'est une villa de barbouzes qui a été attaquée à La Redoute. Ces raclures
  de bas-fonds, couvertes de l'étiquette de « police parallèle
  », suscitent l'horreur. La population les vomit et les détecte vite.
   C'est la troisième villa qui saute à grand fracas depuis début
  janvier. Gangsters patentés, grassement payés, ils concrétisent tous
  les vices et toutes les perversions. Personne ne peut se croire à
  l'abri de leurs coups. La haine qu'on leur voue est faite de terreur et de dégoût.
  Certains sont très jeunes. Un psychiatre aurait de jolies fiches à remplir
  sur chacun de ces amateurs de sang et de chair vive. Ils n'ont même pas
  leur place dans le monde animal. Les traiter de bêtes serait faire injure à
  toutes celles qui évitent instinctivement un corps couché sur leur chemin.
   Mais que dire de ceux qui les paient, les encouragent et les utilisent !...
   MARDI 20 FEVRIER 1962
   Hier à midi, un commando O.A.S. a tiré sur une voiture qui sortait de l'hôpital
  Maillot. Il y avait quatre barbouzes. La voiture a pris feu, au milieu
  de la rue, devant la foule qui se presse à cette heure sur les trottoirs. Un
  cercle s'est formé. On a regardé se consumer le véhicule et ses occupants,
  dont certains n'étaient que blessés. Puis les gens sont rentrés chez eux.
   L'horreur appelle l'horreur. Je n'arrive pas à décrire autrement cette scène
  atroce, à moins de faire du Grand Guignol et cela m'est impossible. Je pense
  à cette foule qui souffre trop pour savoir encore ce qu'est la pitié.
  Ces matrones en cheveux, cet employé de bureau, la jeune dactylo pimpante
  comme on l'est à vingt ans, tout ce qui forme « la population » a regardé
  l'horrible mort sans sourciller. Je n'ose pas écrire avec joie et, c'est
  pourtant cela. Une joie tragique, une joie démoniaque, pire encore peut-être
  : le sentiment d'une besogne d'assainissement.
   Qui n'a jamais dans sa vie tué des rats ou brûlé des scorpions ?
   MERCREDI 28 FEVRIER 1962
   Sept facteurs des P. et T. ont été victimes d'attentats mercredi
  dernier.
   Depuis, il n'y a plus de distribution de courrier, ni de levée des boîtes
  de quartier. 
  … 
  … 
  JEUDI 1er MARS 1962
   Mme Ortéga est massacrée à Mers-El-Kébir par des
  musulmans fanatisés. Ils s'acharnent sur ses deux enfants de cinq et trois
  ans.
   Nous sommes profondément touchés par ces crimes odieux. 
  Quelle justification peuvent-ils trouver ? 
  … 
  VENDREDI 2 MARS 1962
   II est 22 heures. Personne dans la rue. De très rares voitures suscitent
  notre curiosité. Les patrouilles motorisées arrivent silencieusement au pas
  d'homme. Il fait doux, nous restons quelques instants sur le balcon. Sur le
  trottoir, je devine une silhouette dans l'ombre d'un recoin, puis une deuxième,
  une troisième. Ce sont des jeunes gens très appliqués à peindre des
  slogans sur les murs et les escaliers. J'avise le museau prudent d'une auto
  mitrailleuse au bout du boulevard. Les jeunes ne peuvent pas la voir. Je
  siffle « attention » en étouffant ma voix. Ils filent à toute
  vitesse, ombres dansantes, leur pot de peinture à la main.
   Hélas, ce matin, je n'ai pas pu crier « attention » au jeune
  homme que j'ai vu bouler comme un lapin sur le même trottoir. Deux rafales,
  il a couru quelques mètres et il est tombé. Il sortait des
  Beaux-Arts, le trottoir était jonché de feuilles de copie envolées de son
  porte-documents. Des gens l'ont transporté à la pharmacie, d'autres ont
  rassemblé les papiers épars. Il ne restait plus sur le terre-plein qu'une
  tache de sang. La voiture meurtrière dévalait la rue Edith-Cavell en tirant
  encore. Affolement dans la rue, tous les gens aux fenêtres. Arrivée de
  la police, de l'ambulance où l’on charge le blessé avec précaution.
   C'est le premier attentat que je vois, c'est un choc. Je regarde l'heure :
  11 h. 10, les enfants vont sortir de l'école. Les pensées vont vite : si
  cela s'était passé vingt minutes plus tard, tous les gosses auraient été
  dans la rue. 
  ... 
  ... 
  SAMEDI 3 MARS 1962
   Je vais avec Danièle à une messe dite au Sacré-Cœur à la mémoire
  de six étudiants tués le mois dernier près de leur lycée. L'église
  est grande mais elle ne peut contenir tout le monde. Nous sommes tellement
  serrés que quelques personnes se trouvent mal, il faut les évacuer. L'hélicoptère
  qui tourne au-dessus de la foule massée dans la rue, mêle aux prières son
  ronronnement agaçant.
   LUNDI 12 MARS 1962
   Un instituteur et un instructeur ont été tués par le F.L.N. devant
  leurs élèves, à la sortie des classes. Le personnel enseignant décide
  de faire grève dans les écoles primaires. 
  … 
  … 
  MERCREDI 14 MARS 1962
   La concierge de l'immeuble d'en face vient nous prévenir : le jeune 
  Jean-François Durand que nous avons vu tomber l'autre jour sous les
  balles des tueurs F.L.N., est mort ce matin après une terrible
  agonie. Ses camarades des Beaux-Arts ont décidé d'apposer une plaque sur
  le pylône devant lequel il s'est écroulé. La cérémonie est prévue pour
  18 heures, il faut toucher le plus de monde possible.
   Nous sommes consternés.
   Nous ne connaissions pas ce jeune homme, mais il n'a pas vingt ans et meurt
  de la plus stupide façon. Quelle révolte devant notre jeunesse délibérément
  tuée sans que rien n'arrête les attentats. Vingt ans! Il descendait
  les marches en bavardant, je revois son porte-documents, ses papiers épars...
  Sortie d'une école... Mes enfants demain! Ma gorge se serre. Nous serons ce
  soir à la cérémonie.
   Un peu avant 18 heures, les gens arrivent par petits groupes et stationnent
  sur le trottoir. La bise aigre d'un mois de mars soudainement glacial
  transperce les manteaux. Silencieux, nous attendons de chaque côté du
  boulevard. Un jeune homme et une jeune fille en larmes descendent les
  escaliers. Ils refont, avec la plaque qui porte son nom, le dernier trajet
  de leur ami. Les groupes se rapprochent. Les automobiles très nombreuses à
  cette heure sont stoppées pour quelques minutes. La plaque est accrochée
  au pylône ainsi que plusieurs bouquets de fleurs. Les spectateurs très
  émus se recueillent puis se dispersent. Les autos repartent, saluant des cinq
  notes la mémoire de ce pauvre enfant
   JEUDI 15 MARS 1962
   Toute la soirée, nous avons regardé, de temps en temps, ce pylône étrange,
  comme ennobli par les fleurs blanches. De toutes les fenêtres, les rideaux se
  sont soulevés de loin en loin. Veillée funèbre pour cette âme dont une
  famille effondrée veillait quelque part le corps martyrisé.
   Ce matin, stupeur! Plus de plaque, plus de fleurs! Le service
  d'ordre les a enlevées pendant la nuit. J'aimerais parler à un de ces
  hommes. Gardes mobiles ? C.R.S. ? Jeunes du contingent ?... C'est, paraît-il,
  une patrouille de ces derniers qui a profané le mausolée improvisé. Je lui
  dirais :
   Comment avez-vous pu toucher à ce mort qui a
  presque votre âge ? Avez-vous jeté la plaque au fond de votre camion comme
  un vulgaire bout de bois ? Et les fleurs pêle-mêle pardessus, pressés de
  trouver la première décharge publique pour vous en débarrasser ? Ou, au
  contraire, avez-vous senti que ce bois avait une âme, l'âme de cet enfant,
  et que les fleurs étaient lourdes des amitiés qui le pleurent et des
  inconnus qui le plaignent ? Alors, prenant ces reliques d'une main délicate,
  les avez-vous pieusement déposées avec le respect dû aux victimes
  innocentes ?
  
   Petit à petit le pylône refleurit. Modestes bouquets, gerbes somptueuses,
  mains d'enfants ou de vieillards cassés, tout le quartier a réparé
  l'outrage. Vers 11 heures, on accroche au-dessus des fleurs la photographie du
  jeune homme. Les voitures klaxonnent, les passants s'arrêtent une minute.
   VENDREDI 16 MARS 1962
   Ce matin les fleurs sont toujours là et la photographie, enlevée hier
  soir par précaution, a repris sa place. 
  
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