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JE NE REGRETTE RIEN
Par Pierre SERGENT

Chez Fayard

LES SOLDATS-POLICIERS D’ALGER


Page 228 à 239
…..

L'escalade de la violence se poursuivait, tandis que le R. E. P. et les autres régiments de la 10e D. P. travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre : interrogatoires, vérifications, exploitations, patrouilles, contrôles d'identité, recensement... Le 26 janvier 1957, trois attentats détruisirent des cafés où se retrouvaient les jeunes étudiants et toute une population de femmes et d'enfants : l’Otomatic, La Cafétéria et Le Coq hardi. Bilan affreux. Une boucherie. Ces explosions atteignaient les paras au cœur : le F. L. N. leur lançait un défi! « Vous ne nous trouverez pas. Même vous, les paras. Vous vous heurterez au mur de silence de la population. »

Les paras se jurèrent de gagner, et de gagner vite. Même ceux à qui l'emploi de la force pour obtenir des renseignements faisait horreur furent alors convaincus que seule cette solution arrêterait le massacre. Ce 26 janvier, le F, L. N. avait fait jouer un déclic dont il ignorait les répercussions. En massacrant des innocents sous leur nez, il avait tué les derniers scrupules des parachutistes. Beaucoup d'entre eux, qui s'étaient jurés de ne jamais faire ce « sale boulot », s'y lancèrent à fond.

Quarante-huit heures après ces attentats, la grève générale donna l'occasion aux parachutistes de prouver que les choses allaient changer à Alger. La plaisanterie avait assez duré. Puisque le gouvernement, socialiste de surcroît, donnait l'ordre de briser la grève générale, elle le serait, et en beauté. C'était l'occasion unique de montrer à la population qu'elle ne devait as être la chose du F. L. N. Les parachutistes savaient très bien que ces pauvres bougres d'épiciers ou de poinçonneurs de tickets obéissaient aux rebelles beaucoup plus par crainte que par amour. On allait leur démontrer qu'ils n'avaient pas à craindre le F. L. N.

Et la grève fut brisée. Dès le 2, les soldats allèrent chercher les écoliers chez eux pour les conduire en classe. Les entreprises avaient dû fournir à l’armée une liste de leurs employés. L'armée vint les prendre en camion. Certains chefs d'entreprise, peu confiants dans l'efficacité de l'action militaire, en avaient profité pour se mettre en vacances. Il fallut, eux aussi, les ramener à leurs bureaux. Les boutiques furent ouvertes de force. Encore fallait-il les ravitailler. Des commandos, largués dans la campagne, obligèrent les maraîchers à approvisionner la ville. Les militaires envahirent les usines laitières, surveillèrent les chantiers. En trois jours, la grève était enrayée. La cigarette prohibée réapparut aux lèvres des fumeurs, les terrasses des cafés désertées se repeuplèrent. Le F. L. N. avait échoué.

Mais il n'avait pas désarmé. Deux bombes dans les stades, le 10 février, firent une nouvelle hécatombe. Spectacle affreux, Du sang. Des chairs déchiquetées. Des membres sectionnés. Des débris humains. De quoi faire monter la haine dans les cœurs les plus charitables.

On ne pouvait pardonner ça. Personne ne pouvait pardonner ça.

« Ah! les fumiers!... Les fumiers!... »

Pour les capitaines du 1er R.E.P., il n'y avait pas de dimanche. Ils n'y étaient pas au stade, eux. Ni au cinéma. Ils étaient enfermés dans des lieux souvent sordides avec leurs prisonniers. Éreintés. Tombant de sommeil. La fatigue qui écrasait les hommes, attachés là, devant eux, et qu'ils interrogeaient, les en rapprochait presque. De temps en temps, ils s'énervaient et secouaient ces têtes de mules. « Alors! Tu vas te décider à parler? »

Ils ne s'amusaient pas. Ils n'éprouvaient aucune haine pour ces êtres. Mais ils détestaient leur silence. Ils voulaient réussir à leur arracher quelque chose. Cela n'était pas répréhensible. Ce n'était pas leur métier. Ils n'avaient pas choisi de le faire. La souffrance qu'ils imposaient aux assassins eux-mêmes ou à leurs complices n'avait aucune mesure avec la cruauté dont ceux-ci avaient fait preuve en assassinant froidement des innocents, des femmes et des enfants.

Peu à peu, à force de travail, d'application et de persévérance, les officiers découvrirent les techniques des tueurs du F. L. N. L'arme que devait utiliser le tueur était déposée chez un commerçant quelconque, qui la cachait. Un deuxième sbire venait la prendre, la passait à un troisième. C'était celui-là, le véritable tueur qui, une fois son ordre exécuté, remettait l'arme à un quatrième individu parfaitement ignorant de la chaîne initiale et de l'usage qu'on venait de faire de cette arme. Le tueur, quant à lui, s'évanouissait dans la nature.

Les légionnaires découvrirent ainsi de vraies filières. Ils purent commencer à opérer. Ils ne s'y prirent pas comme de simples policiers. Ils restaient en « opérations ». D'où une atmosphère très particulière de combat qui leur rappelait bien plus les combats de grottes qu'ils avaient livrés dans les djebels que le travail de flic. Il fallait encercler le logement visé en grimpant sur le toit ou la terrasse, en bouchant toutes les issues possibles, les rues, les portes, les fenêtres. Tâche difficile.

Beaucoup d'immeubles avec de multiples issues pouvaient être reliés par des portes dissimulées. Il fallait ensuite pénétrer dans les maisons et chercher les caches. Les parachutistes connaissaient bien des techniques de caches. Ils en découvrirent une infinité d'autres, des faux murs, des doubles plafonds, les couches de vieillards impotents...

Puis, les documents saisis et les interrogatoires étaient analysés, disséqués, recoupés. Les officiers voulaient comprendre l’organisation qu'ils avaient à combattre, comme ils avaient compris celle du bled. Ils trouvèrent des chaînons. Ils s'efforcèrent de les raccrocher les uns aux autres. En quelques semaines, ils y parvinrent. Non seulement, ils savaient comment fonctionnait la Zone autonome d'Alger, mais ils connaissaient une grande partie des noms qui s'inscrivaient au fur et à mesure dans les cases de l'organigramme. Chaque fois qu'ils trouvaient des photographies de leurs adversaires, ils les fixaient au mur. Ils vivaient ainsi avec leurs ennemis qui devenaient, au fil des jours, de vieilles connaissances.

Chaque commandant de compagnie était un officier de renseignements. Il rayait d'un coup de crayon rouge le nom de celui qui tombait. Et ça tombait dru. L'efficacité des « Léopards », des « Hommes lézards », des « Casquettes », des « Bérets verts » comme on les appelait indifféremment, était terrible, si terrible que la terreur changea de camp.

Les officiers entendaient les hurlements que les milieux progressistes se mettaient à pousser au nom des grands principes. Ils y restèrent sourds un bon moment. Et puis, un jour, ils en eurent assez. Quitte à supporter les injures, autant que ce soit pour quelque chose!

Michel Glasser enfila son survêtement vert et ses chaussettes.

Il mit son ceinturon de toile auquel pendait son pistolet  P. 08 et appela son adjoint :
« Le commando est-il prêt?
demanda-t-il.

Il est pr
êt, mon capitaine. »


Trente ans, quelques doigts en moins, les dents noircies par
la nicotine de ses éternels mégots, le commandant de la C. A. n'était pas du genre fonctionnaire. Engagé à dix-huit ans après avoir participé à la Résistance, il avait derrière lui un bilan de vieux soldat : la campagne d'Allemagne, deux séjours en Indochine, deux blessures, Diên-Biên-Phu sur « Isabelle »  jusqu’à la fin, et une rosette qui n'avait pas été volée.

Glasser pensait qu'il devait avoir bonne mine dans cette tenue ! Décidément, la vie militaire ne cesserait de lui réserver des surprises. Il haussa les épaules avec résignation. Les emmerdements allaient commencer, c'était certain. Il n'appréciait pas du tout., mais pas du tout, le coup de téléphone qu'il avait reçu une heure plus tôt de la villa Sésini, P. C. du 1er R, E. P.

Bonnel, le Bonnel de Diên Biên Phu, l'homme au coffre-fort de plâtre, était à l'autre bout du fil :

« Allô, c'est toi, Glasser?

—  C'est moi.

—  Nous venons d'avoir un renseignement excellent. Tiens-toi bien. Amar est chez toi!

Quoi?

Oui, Amar est chez toi, dans le bâtiment où tu loges! »

Glasser n'en revenait pas. Il logeait avec sa compagnie dans le 3e sous-sol de la mairie d'Alger. On voulait tout simplement lui faire croire qu'Amar Ouzzegane, le conseiller politique F. L. N. de la Zone autonome d'Alger que tout le monde recherchait, se cachait à la mairie. C'était un peu gros.

« Notre renseignement est sûr poursuivit Bonnel : Amar est planqué dans l'appartement de fonction du maire. Il faut que tu essaies de le coiffer en souplesse. »

« En souplesse », tu parles, songeait Glasser. Il était évident qu'on ne pouvait pas demander un mandat de perquisition pour visiter l'appartement de Jacques Chevallier. Cette histoire-là allait faire du bruit dans Landerneau!

Glasser passa lentement devant l'adjudant Saigge et les cinq légionnaires-paras  sélectionnés pour l'affaire. En survêtements, tête nue, chaussettes aux pieds, poignard sur la cuisse, ils constituaient une force de frappe sympathique. Les chaussettes chagrinaient bien un peu le capitaine qui n'aimait pas les tenues négligées. Mais enfin, efficacité avant tout. Glasser expliqua l'opération, insista sur le silence. Il écrasa son mégot. « Suivez-moi ! » ordonna-t-il.

II faisait nuit noire. Les hommes étaient des sportifs. Ils grimpèrent quatre à quatre l'escalier de la mairie. En haut, ils se trouvèrent devant une porte. Glasser essaya de l'ouvrir sans bruit. Peine perdue, elle était fermée à clé. Après un moment, il se décida à frapper. La porte s'ouvrit précautionneusement. Dans l'entrebâillement apparut un colosse noir qui braquait une énorme pétoire. L'adjudant Saigge lui décocha une manchette et l'étendit raide. Le nègre n’eut pas le temps de tirer. Il ne fit pas ouf! Un second garde du corps sortit de l'ombre. Les légionnaires lui bondirent dessus et le cravatèrent proprement. Le commando fouilla les lieux. Rien. Puis un légionnaire appela Glasser :

« II y a ici une porte fermée, mon capitaine. »

Ils se mirent à plusieurs pour tenter de l'ouvrir. Sans succès. Glasser donna l'ordre de l'enfoncer. Les légionnaires s'élancèrent, épaule en avant. La porte ne broncha pas. Elle était certainement bloquée par des barres d'acier. Ils étaient tous devant en train de chercher une solution quand un cri horrifié les fit regarder vers la porte d'entrée. Un gardien de la mairie venait d apparaître et de disparaître aussitôt. Croyant avoir affaire à des malfaiteurs, il descendait en trombe l'escalier. La police étant juste à cote de la mairie, Glasser ordonna un repli immédiat. Pour plus de sûreté, il embarqua le géant noir. Dix minutes plus tard, Glasser déposait son « colis » à la villa Sésinî.

« Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse de ton nègre?» demanda Bonnel.

Glasser avait déjà tourné les talons.

« Ça, mon vieux, je m'en fous. Moi, j'ai les flics au cul. Je file. Démerde-toi! »

Le lendemain, la campagne contre le 1er R. E. P. prit un départ foudroyant. Comme le maire d'Alger n'avait pas été confondu et puisque personne n'aurait jamais voulu croire qu'il hébergeait un conseiller politique du F. L. N., il lui était facile de jouer la vertu offensée. C'est ce qu'il fit. Et l'on s'aperçut vite que Jacques Chevallier n'était pas homme à s'embarquer sans biscuits...

Parmi les ordres qu'avaient donnés Massu, il y avait celui de ne pas cloisonner les régiments dans les secteurs qui leur étaient impartis. Chacun devait pouvoir exploiter les renseignements qu'il obtenait en suivant les filières, même si elles menaient chez le voisin. C'était la preuve d'une grande souplesse d'esprit. Plus d'un commandant de secteur dans le djebel aurait pu en tirer profit...

Toutefois, le 1er R. E.P. ne fut pas lancé dans la Casbah considérée depuis longtemps comme un fief du F. L. N. La partie d'Alger qui lui était confiée s'étendait du square Bresson — au pied de la Casbah — jusqu'aux limites de Hussein-Dey, faubourg situé sur la Route Moutonnière, à l'extrémité est de la ville. Elle comprenait les Tagarins, la Redoute, Belcourt, le Clos Salembier et le Ruisseau. Huit cents hommes pour trois cent mille! Et quels quartiers! Presque tous peuplés d'Européens, considérés jusque-là comme intouchables. Le régiment osa y toucher. Ce fut là l'origine de bien des ennuis.

L'un des premiers et des plus importants commença par un mauvais feuilleton.

Une jeune étudiante métropolitaine, jolie fille de surcroît, réservait ses faveurs à un musulman, militant du F. L. N. Les amants commirent l'erreur de se laisser surprendre par une équipe du régiment qui en déduisit immédiatement que la fille était au courant de bien des choses. Elle s'appelait Nelly Forget. Elle parla, donna une filière qui menait à une certaine Denise Walbert et à la découverte de tracts qui étaient des appels au meurtre. Le F. L. N. condamnait à mort tous les commerçants qui refuseraient de faire la grève.

Le R. E. P. continua à tirer sur le fil en s'efforçant de ne pas le casser. Au bout, il y avait une machine à polycopier cachée dans la salle paroissiale de Hussein-Dey. Dans la nuit du 5 au 6 mars, une perquisition effectuée au presbytère et dans l'église ne donna rien. L'abbé Scotto se vanta d'avoir été averti à temps pour prévenir les intéressés. C'en était trop.

Un cas de conscience se posait brusquement aux officiers du régiment. Ils étaient chrétiens. Ils avaient du respect pour l'Eglise et son clergé. Que devaient-ils faire ? Ils allèrent trouver le père Delarue, l’aumônier de la division :

« Vous n'avez pas le droit de fermer les yeux, leur répondit-il. La situation est trop grave. Chacun doit prendre ses responsa­bilités. Les prêtres comme les autres. »

Dès lors, le fil ténu grossit considérablement. Un prêtre, deux prêtres, bientôt huit s'entassèrent villa Sésini. L'un d'eux s'appelait Barthez. Il était le frère d'un officier de la Légion! Ce n'était pas tout. Sur leur lancée, les enquêteurs découvrirent qu'une mallette contenant une forte somme d'argent et des documents importants avait été confiée à Mgr Duval, évêque d'Alger.

Brothier, le parpaillot, ne voulait pas y croire. Mais ses officiers étaient formels.

Le colonel prit alors la décision d'aller lui-même à l'évêché. On verrait bien. Il allait proposer à l'évêque le marché suivant : ou bien, il lui remettait la précieuse valise et Brothier s'engageait à minimiser l'affaire des prêtres compromis. Ou bien, il refusait, et le scandale éclaterait dans toute son ampleur.

Escorté de deux lieutenants, Lesort et Bonnel, le colonel se rendit à l'évêché. Mgr Duval était à Rome, mais le chanoine qui reçut les trois officiers à sa place finit par admettre l'existence de la mallette. Sous la menace du scandale, il accepta de la remettre.

Le R. E. P. respecta ses engagements. L'abbé Barthez, dont l'action relevait des tribunaux de droit commun, fut le seul prêtre remis à la justice. Mais cela suffisait amplement à faire des titres à sensation dans les journaux du 22 mars : « L'abbé Barthez impliqué dans une affaire d'hébergement de terroristes », pouvait-on lire. Puis suivaient tous les détails. Il était en relation avec Daniel Timsit, artificier du F. L. N. Ce réseau comprenait Chafika Meslem, agent de liaison entre le F. L. N., le P. C. A. et les libéraux ; Denise Walbert ; les époux Gautron, chez qui se tenaient les réunions entre les représentants du F. L. N. et ceux du P. C. A., et qui hébergeaient des tueurs... L'abbé, pour sa part, ne s'était pas contenté d'aider charitablement des hommes et des femmes en difficulté. II avait hébergé la fameuse Raymonde Peschard (Raymonde Peschard avait placé une bombe dans un car de ramassage scolaire à Diar es-Saada) et il avait caché dans la cure une machine à polycopier utilisée par le F. L. N.

Cette affaire provoqua d'énormes remous, des remous divergents, cela va sans dire. Il n'est pas sûr que la complicité d'une partie du clergé d'Alger et de Mgr Duval avec les poseurs de bombes ait entraîné beaucoup de conversions chez les musulmans. Il est absolument certain, en revanche, qu'elle fit perdre à l'Église catholique bien des fidèles.

L'abbé Barthez n'avait pas été bousculé. Arguant de sa qualité de frère d'un capitaine de la Légion, il prenait même souvent ses repas au mess des officiers du R. E. P. Pourtant, le saint homme avait parlé.

« Après m'avoir quitté, expliqua-t-il, Raymonde Peschard a passé quarante-huit heures chez le Professeur
Malan.
»

Sans doute le brave abbé pensait-il que le nom bien connu d'un collaborateur du Professeur Mandouze impressionnerait les deux lieutenants qui l'écoutaient. Quelle erreur! Les yeux bleus de Bonnel lancèrent des éclairs :

« On y va ? demanda-t-il à Lesort.

On y va! »

A 7 heures du matin, le Professeur Malan était amené villa Sésini sous bonne escorte. Pas plus fier qu'un autre.

« Messieurs, dit Malan, au lieu de vous fatiguer à me poser des questions, voulez- vous que j'écrive tout de suite ma déposition? »

Les émotions avaient creusé l'appétit des deux jeunes officiers. Pendant que le professeur pondait sa confession, ils pouvaient avaler un bon casse-croûte. Ils acceptèrent. Il était environ 8 heures quand le téléphone sonna. C'était le colonel. Il n'avait pas l'air content.

« Bonnel, on me dit que vous avez arrêté Malan. Est-ce exact ?

Mais oui, mon colonel. L'abbé Barthez nous a dit que...

Voulez-vous le libérer immédiatement. Vous m'entendez :im-mé~dia-te-ment !

— Mais...

— Il n'y a pas de mais. »

L'affaire semblait prendre des dimensions étonnantes. Malan fut libéré. A 11 heures, Massu et Brothier arrivaient ensemble villa Sésini.

« Vous m'avez fait une belle connerie, dit Massu à Bonnel.

La prochaine fois vous demanderez l'autorisation de vos chefs avant d'agir. Vous ne vous rendez pas compte que la présidence du Conseil m'a immédiatement téléphoné. Il y a cet après-midi un vote à l'Assemblée nationale. Avec un coup comme ça, le M. R. P. retirerait son appui à Guy Mollet. »

Les deux lieutenants écoutaient l'algarade bouche bée. Ils se sentaient écœurés par les puissants du siècle. Quand on était l'ami d'Un tel ou d'Un tel, on pouvait se permettre de trahir tranquillement. Le patriotisme était décidément une notion fluctuante... Lesort et Bonnel se sentaient une grande sympathie pour les gars de la base, ceux qui ont des convictions peut-être un peu simples, mais sont prêts à les défendre jusqu'au bout. Faulques, auquel avait été confiées les fonctions d'officier de renseignements, était bien de leur avis. N'en déplaise aux messieurs du sommet, ils continueraient leur travail, dans ces milieux-là comme ailleurs.

Le 1er R. E. P. devint le spécialiste des milieux européens.

Parmi les officiers qui firent un passage éclair au 1er R. E. P., il y eut le capitaine de B... Il commit la faute de rentrer à Zéralda sans autorisation.

« Nous sommes en opération, lui dit Jeanpierre. A Alger comme dans le djebel. Votre conduite est intolérable. Je demande votre mutation. »

Car le régiment était bien en opération. Jour et nuit. Tous les matins, un briefing rassemblait les commandants de compagnie à 7 heures, villa Sésini. Il commençait invariablement par une discussion sur le cours du poireau que devait fixer Estoup, chargé du ravitaillement des halles.

Dès le 6 février, B... fut remplacé à la tête de la 3e compagnie par Allaire. La bataille d'Alger ne faisait que commencer. Pour les parachutistes, elle démarrait avec rien ou pas grand-chose.

On avait bien donné des listes de suspects aux officiers, mais les renseignements commençaient toujours par des formules byzantines : « II y aurait... », « II serait... » Très conscient des problèmes qui ne manqueraient pas de se poser si l'on voulait faire du travail sérieux, Allaire escorté de Chiron, son ad joint, se rendît chez un procureur. C'était un brave homme.

« Mes chers amis, leur dit-il, les renseignements que l'on vous a donnés sont certainement exacts. Ils ne sont pas exploités parce que les policiers ont peur. Vous seuls pouvez y arriver. Nos juges ne feront rien. La justice normale est dépassée... Je vous souhaite bonne chance. »

Allaire avait rapporté d'Indochine une solide expérience. Il envoya des patrouilles traîner leurs bottes de saut dans les quartiers de « La Redoute » et du « Golf » dont il avait la charge, et avait glissé dans leurs rangs des hommes qui comprenaient l'arabe. Ce ne fut pas long. L'un de ces hommes surprit ce que disait un jeune homme à une femme arabe :

« Ferme tes volets ! Tu ne sais donc pas que c'est la grève ? »

La patrouille ramena au P. C. de la 3 le premier maillon d'une chaîne. C'était un maillon fragile. Il se révéla excellent. Il mena à toute une série de collecteurs de fonds, de cellules de propagande et de ravitaillement, et à une certaine Éliette Loup.

Allaire trouva son domicile et décida d'y établir une souricière. Pour ce travail délicat et nouveau, il choisit un vieux de la vieille, l'adjudant Sterley. Il lui adjoignit deux légionnaires.

« Et surtout, précisa le capitaine, ne bougez pas d'un poil. Bien entendu, ne fumez pas. »

L'adjudant haussa moralement les épaules. On le prenait pour un bleu. Il n'appréciait pas.

C'était un samedi. Il faisait beau. Sterley méditait depuis quatre bonnes heures dans un fauteuil. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien trafiquer, cette Mousmé ?  Les légionnaires étaient impassibles. Ils avaient l'habitude d'attendre. Ils se relayaient près des volets pour observer l'escalier par les fentes.

« Mon adjudant, on ne peut pas en griller une? murmura l'un d'eux.

Oui, répondit Sterley. Mais faites gaffe! Qu'on ne vous voie pas !»

Les légionnaires avaient l'habitude. Ils savaient depuis longtemps camoufler le bout rouge de la cigarette dans leur paume. Des heures passèrent encore. Un bruit de pas se fit entendre de l'escalier. Le guetteur fit un signe. Sterley jeta un coup d'oeil par une fente. La fille arrivait. Près d'elle, se tenait un homme. « Bonne affaire, pensa l'adjudant, on va rigoler. »

Sterley continuait à observer. Les légionnaires s'étaient planqués de chaque côté de la porte. Tout d'un coup, il vit l'homme saisir brusquement le bras de la fille et la tirer en arrière. Son visage s'était tendu. Il regarda intensément les volets, puis, faisant demi-tour, il disparut à toute vitesse en entraînant sa compagne.

« Cà alors ! dit Sterley. C'est un peu fort ! »

II bondit à la porte, jaillit à l'extérieur, regarda. De légères volutes de fumée bleue sortaient de la pièce par les fentes des volets.

Éliette Loup courait toujours. Allaire était furieux. Sterley manquait d'appétit. La compagnie rigolait.

Les traits de la fille s'étaient inscrits à jamais dans les yeux de l'adjudant. Cette garce, se jurait-il, ne l'emporterait pas au paradis. Les jours passaient. Sterley restait morose. Il revenait d'une liaison à Blida avec un Dodge de la compagnie lorsqu'il eut l’idée de passer par la route côtière. C était un détour, mais il aimait la mer. Il regardait les femmes, ce qui n'était ni très original ni contraire à sa religion. Tout à coup, il pâlit. C'était elle!

« Halte! cria-t-il au chauffeur. Demi-tour! »

Quelques secondes plus tard, la fille vit le camion revenir, ralentir à sa hauteur. Elle comprit, se mit à courir. Sterley sauta en voltige. La salope, il l'aurait! Après un cent mètres comme il n'en avait jamais fait, l'adjudant rattrapa sa proie. Il la ceintura.

« A nous deux, ma cocotte! »

Quand il la remit à Allaire, celui-ci se tourna vers Chiron : « Vous n'auriez pas une cigarette à offrir à l'adjudant Sterley ?

Inutile, mon capitaine, coupa Sterley. Je ne fume plus. »

Pour obtenir des renseignements, il fallait parfois employer les grands moyens. Cela ne s'était fait ni d'un seul coup ni de gaieté de cœur. Au début, aucun officier n'était d'accord. Leurs réticences avaient été si apparentes, contrairement à ce que l'on a pu dire et écrire sur ce sujet, que Jeanpierre, qui remplaçait Brothier en permission, avait décidé d'intervenir. Pendant toute une nuit, il vint au stade assister aux interrogatoires menés par la 2e compagnie. Il tenait à se rendre compte par lui-même des méthodes employées et de leur efficacité. Le lendemain, au briefing du matin, il rendit son verdict :

« Je vous donne mon accord. Je  vous couvre. Continuez. Si quelques-uns d'entre vous ont des scrupules, qu'ils sachent seulement deux choses : primo, que je ne leur en voudrais pas ; secundo, que leur attitude ne nuira pas à la suite de leur carrière. »

L'aval du déporté Jeanpierre était déterminant pour le régiment. On n'ignorait pas que l'un de ses anciens camarades de déportation lui avait rendu visite. Cet homme de gauche lui avait dit : « Souviens-toi. » II avait même apporté des " Albums "   pour lui rafraîchir la mémoire. Jeanpierre ne l'avait pas chassé. Il l'avait écouté longtemps, puis il avait répondu : "                                                                                                                                                                                                                                   - Oui ou non le F. L. N. commet-il les crimes les plus affreux ?

- Oui ou non s'attaque-t-il à une population sans défense, à des innocents ?

- Oui ou non mon devoir est-il de prévenir de nouveaux attentats ?

C’est une question de conscience personnelle.

Je laisserai à mes subordonnés la liberté du choix. Quant à moi, je continuerai ce travail parce que c'est mon
devoir. »

Presque tous les officiers avaient fait la guerre contre les nazis. Ils s'étaient réellement battus contre eux. Saint-Marc, Jean-pierre, Morin, anciens déportés, bien sûr. Mais aussi Martin, ancien F. F. I, et Faulques, du maquis Pommies.

Quand certaine presse établissait des comparaisons avec les S. S., ils se contentaient de hausser les épaules. Ils avaient tort.

Ils ignoraient la puissance des moyens de propagande et de persuasion dont disposaient leurs ennemis. Ils savaient pourtant que le gouvernement français n'employait jamais ces moyens-là pour défendre ses soldats. Ils auraient dû se méfier...

Le père Delarue, fit sauter les dernières réticences. Pour la 10e D. P., il rédigea une note intitulée : « Réflexions d'un prêtre sur le terrorisme urbain », qu'il concluait par cette  directive de conscience :

« ... On a le droit d'interroger efficacement — même si l'on sait que ce n'est pas un tueur — tout homme dont on est certain qu'il connaît les coupables, qu'il a été témoin d'un crime, qu'il a sciemment hébergé quelque bandit, s'il se refuse de révéler librement, spontanément ce qu'il sait. En se taisantpour quelque motif que ce soit. —, il est coupable, complice des tueurs, responsable de la mort d'innocents pour délit de non-assistance à des personnes injustement menacées de mort. De ce seul fait, il n a qu'à s'en prendre à lui-même s'il ne parle qu'après avoir été efficacement convaincu qu'il devait le faire. »

L'action du 1er R. E. P. à Alger dura trois mois. Depuis les bombes des deux stades du 10 février, le F. L. N. n'avait réussi à perpétrer d'autres attentats. Ben M'Hidi, l'un des cinq membres du C.C. E., avait été arrêté dès le 25 février, les autres avaient dû quitter Alger pour échapper aux recherches.

On apprit plus tard qu'ils avaient fui jusqu'en Tunisie pour poursuivre la lutte à l'abri d'une frontière. Djemila Bouhired qui avait posé plusieurs bombes et servait de secrétaire à Yacef Saadi, le nouveau chef de la Zone, fut arrêtée le 9 avril. Elle portait une sacoche de documents du plus grand intérêt. On put, grâce à eux, connaître les directives les plus récentes du F. L. N. Ils prouvèrent aux parachutistes que l’organisation révolutionnaire d’Alger était pratiquement démantelée. Les réseaux d’artificiers étaient tombés les uns après les autres.

Les poseurs de bombes avaient été neutralisés pour la plupart. Ne restaient dans la région algéroise que deux chefs redoutables Yacef Saadi et son adjoint Amar Ali dit « Ali la Pointe », chef du « groupe choc » de la Z. A, A.

Le visage d'Alger avait changé. La population respirait.

Une ville au bord de la révolte était devenue confiante. C'était un phénomène spectaculaire.

Quand les Bérets verts quittèrent Alger, le 15 avril 1957, ils étaient les enfants chéris des Algérois. Il fallut s'arracher aux petites amies qui débordaient de tendresse. Si les cœurs étaient lourds, il était grand temps de retourner dans le djebel regarnir les portefeuilles désespérément vides. Vivre en seigneur, d'accord. Mais ça coûtait cher !

Pierre Sergent

 


 
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