Les accords d'Evian sont signés par les
émissaires du gouvernement gaulliste et ceux des terroristes du FLN.
Il faisait déjà chaud à Alger.
Depuis plusieurs mois la scolarité n'était
plus assurée dans les écoles et lycées. Quelques professeurs de Math,
Français-Latin et Physique donnaient quelques cours dans une salle d'une
annexe de la Mairie , située dans une rue perpendiculaire à la rue Hoche qui
descendait au Lycée Gautier.
Nous n'étions qu'une poignée à nous y rendre
car nous devions présenter théoriquement la première partie du Bac en Mai
ou Juin.
Alger était quasiment vide de ses occupants
musulmans qui avaient fui le centre ville pour se mettre à l'abri chez des
parents dans les faubourgs éloignés ou dans les villages environnant la
ville. Les attaques de l'OAS contre les Gardes Mobiles , la chasse aux
barbouzes venus de Paris , les plastics (chtrounga ) qui explosaient la nuit,
les perquisitions , les concerts de casseroles scandant "Algérie
Française " étaient notre lot quotidien . Nous écoutions, agglutinés
autour d'un poste à transistors les informations, les messages codés, les
encouragements de la Radio Pirate de l'OAS.
Depuis la venue de De Gaulle en 58,
balcons et fenêtres étaient pavoisés de drapeaux tricolores. Nous étions
français et nous n'avions pas honte de le montrer et de le chanter car tout
était prétexte à entonner la Marseillaise et les Africains.
Les ordures n'étaient plus ramassées. Des
employés de la Mairie utilisaient les camions-poubelles et embauchaient les
jeunes désœuvrés pour nettoyer la ville. Dans mon quartier de la rue Danton,
nous étions quelques uns à avoir accepté de participer à cette action.
Nous ramassions les ordures. chargions les camions et partions vers la
déchetterie pour les vider.
Les Algérois, généreusement, nous donnaient
une pièce pour nous remercier de notre courage et civisme. L'odeur aigre des
ordures était dure à supporter quand nous nous tenions à l'arrière du
camion, debout sur un marche pied. Nous étions entourés de myriades de
mouches attirées par le fin parfum que nous dégagions.
Je n'ai pas eu de chance quand vint mon tour.
Le camion plein, nous roulions sur la Route Moutonnière quand soudain survint
la panne. Une partie de l'arbre de transmission traînait par terre. Il était
donc impossible de continuer notre route vers la décharge . Nous nous
assîmes sur le bord de la route en attendant qu'un autre camion monte d'Alger.
Le temps passait lentement et malgré les encouragements et plaisanterie d'André
Pons, notre conducteur, nous n'en menions pas large. Peu de voitures
passaient et l'endroit était complètement désert.
Nous imaginions tous, sans l'affirmer
ouvertement que nous faisions des cibles parfaites. Je n'ai pas peur d'avouer
que j'avais peur. Nous n'avions aucun moyen de communication embarquée. Nous
étions donc condamnés à attendre.
Soudain, nous vîmes arriver un camion-poubelle
, benne vide qui avait sûrement terminé sa tournée et redescendait sur le
Centre Ville. Le chauffeur s'arrêta pour nous demander si nous avions un
problème ; après
quelques discussions , il accepta de nous ramener en ville. André attendrait
qu'un autre camion vienne le remorquer.
Je puais vraiment. C'est surtout en rentrant
dans la boulangerie de mes parents que je m'en rendis vraiment compte car
l'odeur du pain chaud et des pâtisseries embaumait. Je faisais vraiment tache
au milieu du petit magasin mais j'étais fier de mon aventure que j'enjolivais
à envie. Je me récurais sous la douche, dont l'eau était chauffée
directement par le four. Que c'était agréable de sentir bon la savonnette
Cadum !
L’après
midi était plus amusant mais tout aussi important car des reliefs des
poubelles et autres déchets jonchaient les rues.
C'est toujours André Pons qui ramenait
de la Mairie des tuyaux de caoutchouc et les balais officiels . Nous arrosions
les rues , les escaliers ,les trottoirs et guidions vers les bouches d'égout
à coups de balais les cochonneries qui faisaient de la résistance . A vrai
dire , nous nous arrosions autant que la rue , mais le soleil du début
d'après-midi nous séchait rapidement Nous prenions notre travail au sérieux
tout en rigolant comme des gamins.
Tous les jeunes participaient au nettoyage du
quartier: Christian Richter , André Cuénoud .Mahfoud Allel,
Dermen Belkacem, Bernard Ruffenack .Daniel Marti, Kader
Bessatchi (qui avait deux soeurs magnifiques), Pierre Padovani ....Etrangement
notre quartier ne s'était pas vidé de ses familles musulmanes . Et malgré
la tension ambiante , nous continuions à vivre ensemble, à plaisanter , à
faire comme si de rien n'était.
Le quartier de Bab-EI-Oued était depuis
plusieurs semaines encerclé par l'armée Française. Des barbelés avaient
été déroulés à chaque issue du quartier. Nul ne pouvait y entrer ou en
sortir ; Bab-el-Oued, quartier populaire et communiste , était une poche de
résistance Algérie Française et des actions violentes s'y étaient
déroulées.
Les tanks de l'armée, qui était venue nous
défendre, avaient descendu les voies principales du quartier, les Avenues de
la Bouzaréa et de Marignan et avaient écrasé tout ce qui faisait obstacle
à leur passage. Les voitures et les motos stationnées le long des trottoirs
avaient été laminées et les façades des immeubles criblées de balles.
Toute la famille de ma mère logeait à Bab-el-Oued
, et des cousins germains de mon père y avait aussi une boulangerie. C'est
dire que la moitié de mes oncles, tantes et cousins étaient là.
L'approvisionnement alimentaire ou en
médicaments ne se faisait plus. Les boulangeries ne cuisaient plus leur pain,
les boucheries ne débitaient plus leur viande et, dans les cafés, même
l'anisette et les tramousses commençaient à se faire rares.
Déjà les habitants d'autres quartiers
venaient apporter dans des couffins des victuailles et tentaient de les faire
passer entre les barbelés aux mains qui se tendaient de l'autre côté de la
barricade ou les accrochaient aux cordes lancées des balcons des immeubles
proches.
Mon père avait amené du pain dans sa Simca
P60 noire et blanche break qu'il utilisait pour faire ses livraisons.
Le mot d'ordre de nous rendre en cortège
pacifique à Bab-el-Oued avait été capté sur la Radio Pirate et les tracts
distribués toute cette semaine nous enjoignaient à nous rendre nombreux
porter une assistance morale à nos familles ou amis interdits de sortie .
Nous vivions depuis plusieurs années sous un couvre-feu qui n'empêchait ni
explosions ni mitraillades chaque nuit.
Nous devions nous y rendre le 26 Mars après
midi.
26 MARS 1962.
Comme une traînée de poudre l'information
avait circulé.
D'un accord commun et tacite, avec tous les
copains du quartier et du lycée, nous avions décidé de nous joindre à
cette manifestation. Je me demandais quand les Algérois travaillaient tant il
y avait de manifestations, cortèges et autres réunions.
Ma sœur, Marie-Françoise , âgée de 15 ans
et demi - je n'avais pas encore moi-même 17 ans -s'était jointe à nous.
Elle était la seule fille du groupe.
Nous descendîmes la rue de Mulhouse
insouciants en plaisantant comme il est bon de le faire à notre âge. Nous
arrivions place Lyautey, ce carrefour qui est l'aboutissement ou le départ du
Bd St Saëns, de la sortie du Tunnel des Facultés de la fin de la rue
Michelet et du début de la rue Charles Péguy. Cette dernière est
intermédiaire entre la rue Michelet et la rue d'Isly. Nous longions les
Facultés et l'Otomatic, brasserie mythique des étudiants Algérois. L'autre
brasserie très fréquentée par la jeunesse, les Quat Z'arts lui faisait
presque face. J.P. Soler (dont l'épouse Michèle, est
présidente du Cercle Algérianiste de Nice), D de Ubéda et Paul
Arfi se joignèrent à nous.
Nous entendions la foule chanter la
Marseillaise.
Une chenille immense descendait de la rue
Michelet avec des banderoles affichant notre désir de rester sur une terre
française . L' Algérie n'était pas une colonie ordinaire. L' Algérie
était découpée en plusieurs départements continuant la numérotation de
ceux de Métropole. Les plaques d'immatriculation des véhicules l'attestaient
puisque nous suivions le Territoire de Belfort (90), les
immatriculations d'Alger étaient 91, Oran 92 ,
Constantine 93 . Avant de devenir 9A à 9H puisque la région parisienne nous
avait déjà dépossédé d'une partie de notre identité.
Les drapeaux Bleu-Blanc-Rouge apportaient de la
couleur aux banderoles .
Comme à chaque cortège les anciens
combattants de 18 ou 40 ouvraient la marche et arboraient fièrement leurs
décorations et médailles militaires.
Dans la foule , jeunes , vieux, parents avec
leurs enfants sur les épaules , se tenaient coude à coude . Ils n'y avaient
pas que des Pieds Noirs. Une population de toutes confessions se dirigeait
vers Bab-El-Oued. Courageux, car ce n'était pas la porte à côté. Il y
avait bien sept à huit kilomètres des Facultés à Bab-el-Oued.
Notre petit groupe se joignit au cortège en
faisant en sorte de rester tous, les uns près des autres. Comme d'habitude Smaîn
faisait le pitre et nous lui donnions des claques derrière une tête qu'il
avait plate (nous l'appelions Khaplaté). Le manque de rondeur de son crâne
était compensé par un nez très busqué.
Nous marchions sous les platanes déjà
feuillus et allions de notre plus belle gorge pour chanter et clamer des
slogans hostiles aux Vendeurs de l'Algérie et bienveillants à ceux qui nous
défendaient.
En arrivant à hauteur du Coq Hardi, autre
brasserie célèbre pour les inconditionnels du RUA, je fus surpris de
constater que deux camions militaires étaient arrêtés
perpendiculairement à la chaussée. Des barrières de fils de fer
barbelés avaient été déroulées de telle manière qu'il était impossible
de contourner les véhicules. Seul un passage existait entre eux. Passage
assez étroit, car aussi garni de barbelés et gardé par quelques soldats
français coiffés du képi de la Coloniale. Nous pouvions apercevoir d'autres
camions kakis stationnés rue Monge.
Le militaire chargé de nous laisser le passage
écartait à peine les barbelés empêchant ainsi au cortège de passer trop
rapidement. Au moment où notre groupe passa, le jeune Métropolitain
prononça une phrase qui depuis quarante ans est restée gravée au tréfonds
de ma mémoire; je l'entends encore aujourd'hui comme si j'y étais.
Il dit le plus simplement du monde : "
Allez
passez vite, avant que ça ne commence..."
Phrase anodine sur le moment , passée
inaperçue mais combien importante pour les moments qui allaient suivre.
Toujours ensembles, nous traversâmes le
Plateau des Glières . Aucun car n'attendait ses voyageurs. La statue de
Jeanne d’ Arc, dans le jardin, derrière les arrêts d'autobus nous
regardait passer avec son épée dirigée vers le ciel. Elle semblait nous
montrer le chemin.
Une chose ne nous avait pas marqués.
Toutes les rues transversales , qui accédaient à la
rue d'Isly étaient fermées par des barbelés. Ainsi,
nous ne pouvions pas revenir par la rue Edouard Cat, la rue Ballay ou le
boulevard Laferrière sur notre gauche. Il en était de même à droite si
nous voulions accéder aux rue Chanzy ou à l'avenue du 9° Zouave.
C'était incroyable .Nous étions dans une
souricière et personne ne semblait s'en être rendu compte.
Nous approchions de la Grande Poste à
l'architecture néo-arabe avec sa dizaine de marches pour y accéder. En face,
assis à même le sol. devant la Maison de la Presse , je vis sans vraiment y
prendre garde non plus, une dizaine de militaires, de toute évidence, arabes,
dans une tenue vestimentaire qui ne ressemblait en rien à celle de notre
armée, même en treillis.
Leurs casques, aussi, étaient différents
des casques français, et portaient juste au-dessus de la visière deux
caractères en blanc :
W.
3.
Aucun militaire français n'avait d'inscription
sur son casque ; la marque distinctive de son arme est mentionnée sur la
médaille pendue au bouton de la poche gauche de sa chemise ou un écusson de
tissu cousu sur sa manche.
W.3
....W.3...W.3...
Mon Dieu , W.3
= Willaya Trois.
Des fusils mitrailleurs étaient posés devant
eux, soutenus par leur trépied.
L'armée française se faisait aider par l‘ALN.
Comme je vous l'ai dit plus haut, il faisait
déjà chaud. Je ne portais que des tongs, même pas des espadrilles qui
auraient pu mieux tenir mon pied.
Mon regard se dirigea inconsciemment vers les
terrasses des immeubles. Des militaires
armés y étaient postés...
Nous venions à peine de dépasser la Grande
Poste, quand les premiers coups de
feu claquèrent. On
nous tiraient dessus .Qui ? D'où ?
Des lapins
.
Une cible d'une facilité infantile.
Que faire ? Où aller ? ... Puisque
toutes les issues aux rues supérieures ou
inférieures étaient bouclées.
Nous courûmes. Nous courûmes. Mais pour aller
où ?
Le cortège s'était disloqué.
Les banderoles avaient été abandonnées.
Certains gravissaient à toutes jambes les
escaliers de la Poste pour se mettre à
l'abri à l'intérieur.
Ma tête était vide. Essayez donc de courir
avec des tongs.
Ma sœur! Merde ! Ma sœur ! Où était-elle ?
Je ne la voyais pas. les mitraillettes crépitaient de tous cotés . Je
m'arrêtai, terrifié, cherchant derrière, à droite , à gauche . Je levai
la tête pour essayer de voir plus haut, plus loin. Elle était devant, avec
une partie des copains du quartier. Elle courait plus vite que moi.
Des hommes, des femmes, des enfants tentaient
d'ouvrir les entrées d'immeubles pour se protéger . Nous savons tous, que
des militaires (
français
? FLN ? )
les poursuivaient et leur tiraient dans le dos . C'était effroyable.
Nous courions toujours, allant droit devant.
Nous passâmes le Milk-Bar. La place du Maréchal Bugeaud sur notre gauche
avec sa statue. Derrière lui, les bâtiments de la 10° Région Militaire.
Nous traversâmes la place en diagonale, et
pénétrâmes dans un immeuble dont la porte était restée ouverte. Nous la
refermâmes d'un coup sec et gravîmes un ou deux étages pour trouver un
hypothétique abri. Un appartement qui s'ouvrirait pour nous accueillir. Rien.
Toutes les portes restaient fermées. Nous étions tous là. Mais nous ne
savions pas ce qui s'était exactement passé. Le calme, dehors, semblait
revenir . Les coups de feu étaient moins nourris et paraissaient lointains
Nous redescendîmes au rez-de-chaussée pour
sortir et tenter de revenir au quartier. Mal nous en prit car, alors que nous
ouvrions la porte, une salve partit de l'immeuble en face ou de la 10°
Région et les balles s'écrasèrent sur le mur de l'entrée.
Il nous fallait encore attendre .
Nous étions assis sur les marches d'escaliers
de l'immeuble. Le calme revint complètement. Nous tentons une autre sortie .
Plus rien. Plus un bruit. Tout était fini.
Nous grimpons en courant les escaliers sur
notre droite. Ils rattrapaient la rue Dupuch. Nous nous dirigeâmes vers le Bd
du Telemly. Les hauts murs du stade Leclerc s'élevaient sur notre droite.
A l'intersection du Bd de Tassigny et du
Telemly , près du Viaduc , quelques camions militaires étaient stationnés .
Abrités derrière chaque roue, un genou à terre, armes au poing, des soldats
semblaient attendre une attaque d'un ennemi virtuel. Nous rîmes en passant
près d'eux. Ils nous demandèrent si c'était fini.
OUI, Messieurs , c'était fini. Vous aviez
exécuté 52 personnes et fait des centaines de blessés.
Tous innocents
.
De retour au quartier, des gifles fusèrent.
Mais il y eut plus d’embrassades . Nous étions tous revenus sains et saufs.
Toute la manifestation et les événements
avaient été retransmis en direct par Europe 1 ou RMC. Donc nos parents
savaient ce qui s'était passé.
Aux actualités du soir, aucune information
de ce terrible après midi ne fut diffusée par Europe ou RMC .
Les quotidiens et hebdomadaires nationaux
furent censurés par le pouvoir gaulliste et retirés des Kiosques.
Philippe Labro ,
dans
son roman ,"Les Feux mal éteints" relate cette journée.
Monsieur Labro faisait, à cette époque, son service militaire comme
correspondant des armées. M Philippe Labro nous raconte que les coups
de feu sont partis de la foule. Donc les Pieds Noirs avaient ce jour un
tempérament suicidaire et se sont tirés dessus l'un l'autre. Pauvre Monsieur
Labro !!!
En fait, le 26 Mars 1962 fut une belle journée
de printemps comme il en existe tant en Algérie.
Jean-Pierre Ferrer