Le 26 mars, quand son mari rentre déjeuner, Simone Gautier le trouve
"affreusement triste". Ce jeune ingénieur chez IBM de 28 ans, "un 
métropolitain", est bouleversé. "Philippe avait vu l'armée française 
tirer sur des boites de lait que les Algérois avaient apportées pour les enfants 
du quartier de Bab-el-Oued, coupé de tout approvisionnement depuis plusieurs 
jours. Puis il est parti à son travail'. Simone ne le reverra 
jamais. Comme elle ne saura jamais s'il est mort sur le chemin de son bureau, 
"pris au piège" ou si, "par compassion", choqué parce qu'il avait vu 
le matin, il s'est joint à la foule des manifestants. 
"Le soir, je me suis étonné qu'il ne rentre pas. J'ai prévenu mon père 
qui a crié : Oh, mon Dieu ! J'ai passé la nuit enroulée dans sa veste en cuir 
imprégnée de l'odeur de son tabac de pipe. Le lendemain matin, on m'a emmenée à 
la morgue de l’hôpital Mustapha. Je pleurais, je hurlais. On m'a rendue folle de 
douleur". 
Simone est l’une des rares veuves ou parentes de victimes qui a pu 
récupérer le corps de son mari. 
"Mon père qui connaissait un ami de l'intendant de l'hôpital a réussi à 
le faire sortir. Il a acheté au marché noir un cercueil. Il est descendu sur les 
quais, au péril de sa vie et a trouvé un bateau qui a accepté de l'embarquer".
Le corps arrivera quatre jours plus tard en France pour être enterré dans un 
petit village de Bretagne. 
"Je n'ai rien pu dire à mes deux jeunes enfants, sauf que leur père était 
mort. Comment raconter l'indicible". 
Pendant plus de quarante ans, Simone, "murée dans le silence", 
ne peut parler de son drame. 
"Je n'ai pensé qu'à protéger mes enfants comme mon mari me l'avait 
toujours recommandé". 
Jusqu'au jour où elle rencontre quelques femmes qui ont perdu elles aussi un 
père, une mère, un frère, un mari... 
"Nous avons formé un petit groupe que nous avons appelé les folles de 
mars". 
Aujourd'hui, elles se battent non seulement pour éclaircir cet épisode sombre 
de la guerre d'Algérie mais aussi pour accepter enfin la mort de leur proche.
Un deuil impossible jusque-là pour Simone face à un seul télégramme de 
condoléances, celui du directeur d'IBM aux USA, et un certificat de décès 
lapidaire qui se contente d'enregistrer la mort d'un jeune père de 28 ans "décédé 
au plateau des Glières à Alger". 
D.A.