26 mars 1962 Alger
TÉMOIGNAGE D’ANNIE MAZARD
Transmis pour le Site par Simone Gautier |
Annie MAZARD
«
PEUR QU'ON NOUS LE REPRENNE »
Ce 26
Mars, mon père et mon frère aîné Guy sont allés rejoindre la
manifestation, rue d'Isly. Ma mère et moi sommes partis plus tard pour les
rejoindre. Arrivées rue Michèlet, nous avons entendu les sirènes des ambulances,
des coups de klaxons... Nous avons pensé qu'il s'était passé quelque chose, une
bombe, peut-être ?
Très anxieuse, je décidai ma mère à revenir à la maison. Je l'entends encore me
dire :
« Tu
t'inquiètes pour rien »
! Arrivées devant notre immeuble, nous avons vu mon père au bout de la rue. Il
titubait comme un bomme saoul. Il pouvait à peine parler, et il a réussi à nous
dire:
« Ils nous
ont tiré dessus et Guy, Guy, Guy est mort !
».
Mon
frère avait reçu une rafale de mitrailleuse dans le ventre sous les yeux
de son père. Et puis l'ambulance l'avait emporté.
Grâce à
un ami, l'intendant de l'hôpital de Mustapha, nous avons pu ramener Guy à
la maison, clandestinement et nous l'avons veillé.
Toute la nuit, j'avais pu entendre les parents, les familles des victimes
hurler, supplier devant l'hôpital de Mustapha pour qu'on leur rende leurs morts.
C'étaient des cris de douleur, des cris affreux, des hurlements de bêtes qui
vont mourir, des hurlements de mort.
Le
lendemain, nous avons décidé d'enterrer Guy au cimetière d'Hussein Dey.
Nous sommes partis clandestinement de la maison avec le corbillard. Nous avions
peur qu'on nous arrête et qu'on nous le reprenne. Il fallait faire vite et il ne
fallait pas qu'on nous surprenne. Nous devions faire très attention, éviter les
barrages à tout prix. C'était angoissant et intolérable.
Et puis,
pour moi, je ne sais plus, je ne me souviens plus. C'est le trou noir...
Nous
avons appris plus tard que nous avions été des « privilégiés ». On nous a dit
que deux familles seulement ont eu la possibilité d'emporter leur mort.
Mon père n'a plus rien dit, il n'en a plus jamais parlé. Jamais, de toute sa
vie, mon père n'a reparlé de ce qu'il avait vécu ce jour là.
Mon
frère avait 29 ans. Il était marié et avait une petite fille de 3
ans.
Annie MAZARD
(ancienne employée d'EGA)
|