LE
DERNIER JOUR DE
L’ALGÉRIE FRANCAISE
De Gérard Israël
Editions Robert
LAFFONT
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ANNEXE -
1
TÉMOIGNAGES
SUR LA FUSILLADE DE LA RUE D'ISLY
Recueillis par les médecins ayant assistée la fusillade
ou ayant soigné les blessés.
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Alger, le lundi 26 mars 1962,
près de cinquante morts
et deux cents blessés européens
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l.
« ALLEZ, TIREZ SUR LES
CHRÉTIENS »
Recueillis par les médecins ayant assistée la
fusillade ou ayant soigné les blessés.
Entre quatorze heures trente et quinze heures,
voici ce dont j'ai été le témoin : un cortège pacifique de manifestants,
comprenant hommes et des femmes, s'était engagé dans la rue d'Isly, en
direction de la place Bugeaud, avec deux drapeaux tricolores en tête, dans le
plus grand calme, sans proférer aucun cri.
Les manifestants très nombreux, plusieurs
milliers, s'étaient déjà engagés dans cette rue. . ,
A l'entrée de la rue d'Isly, près de la
Grande Poste se trouvait une section de soldats musulmans à casque lourd,
commandés par un jeune lieutenant blond. La section formait une sorte de
barrage qui cependant laissait filtrer la foule. Les soldats semblaient
agités et nerveux. Quelqu'un parlementa avec le lieutenant pour qu'il
continue à laisser passer la foule. . .
Il devenait évident que ces hommes, ayant
l'allure et le parler des bergers primitifs des montagnes algériennes,
allaient tirer. Soudain l'un dit, en arabe :
« Allez, tirez sur les chrétiens! »;
et un autre : «
On nous a dit... tirez sur les chrétiens. »
J'ai crié aussitôt : « Ils veulent tirer,
sauvez-vous! » et j'ai traversé la rue pour décider un groupe, sur
l'autre trottoir, à fuir, en hurlant : « Partez, partez! » Les
rafales ont éclaté aussitôt et je me suis couché sur le trottoir, la tête
protégée derrière un arbre. De longues minutes durant, sans
interruption, les rafales saccadées partaient du groupe de soldats sur le
trottoir d'en face. Elles étaient dirigées surtout dans l'axe de la rue
d'Isly, vers la place Bugeaud, c'est-à-dire dans le dos des passants qui
avaient franchi le barrage. A quelques mètres de moi, caché dans le couloir
d'un immeuble, un soldat français criait en vain : «
Assez! Assez! Cessez le feu! »
Puis le feu a cessé pour reprendre par
intermittences pendant plus de quinze minutes. J'ai pu enfin gagner un couloir
d'immeuble, puis mon domicile, 47 bis, rue d'Isly. La patrouille avait
disparu. Je précise que dès les premiers coups de feu je n'ai plus revu le
lieutenant.
II. UN GUET-APENS
Je certifie avoir entendu un caporal musulman
tirailleur, à l'angle boulevard Pasteur-rue d'Isly, sur le trottoir de
l'agence Tam, s'exprimant en arabe, que je comprends couramment, dire ceci : «
Ecoute, ils vont tirer des fenêtres; dès que tu entendras un coup de feu, tu
n'auras qu'à tirer dans le tas. » Cela sans que quoi que ce soit ne soit
survenu.
Après que j'ai entendu cela, un lieutenant
nous a laissé passer. Voyant le calme de la foule, j'ai avancé rue d'Isly
jusqu'à cent mètres de la Poste, n'étant pas dans les premiers rangs;
soudain nous avons entendu tirer des coups de feu. Mon premier sentiment a
été de penser : « Ces salauds, ils ont organisé un guet-apens! »
Car moi qui suis Français, lorsque j'avais entendu ce tirailleur je m'étais
dit assez naïvement : « C'est le
sentiment d'un ennemi de la France qui parle, mais les officiers ne donneront
jamais l'ordre de tirer. »
III. JE SUIS TON FRÈRE
Je n'étais pas manifestant et ne faisais que
passer.
Je me suis arrêté à la Grande Poste pour
regarder le cortège. Puis j'ai commencé à marcher dans la rue d'Isly car je
voulais monter les escaliers Lacépède qui me permettraient ainsi d'aller aux
tournants Rovigo en évitant la rue d'Isly (je me rendais chez une épicière
à qui je devais livrer des gâteaux secs dont je représente une marque).
Je me trouvais donc au niveau d'un barrage
militaire au niveau du magasin "Toumain",
barrage constitué en grande partie par des musulmans. Ils se mirent à tirer
à bout portant sans qu'aucun coup de feu n'ait été tiré sur eux par
personne. Je le jure sur mon honneur. Ils m'ont alors tiré une balle à bout
portant qui m'a arraché l'oreille gauche et m'ont dit en arabe de partir. Je
leur ai répondu moi-même en arabe : « Je suis ton frère. Il y a
trente-quatre ans que je travaille avec toi. Je ne suis pas armé! » II
m'a encore dit de partir et alors je m'éloignai, j'ai reçu plusieurs balles
tirées par-derrière. Je ne puis dire si ces balles ont été tirées par ce
musulman ou un autre. De toute manière, ce militaire possédait un fusil de
guerre Mas 36.
Je suis alors tombé; je n'ai pas perdu
connaissance. J'affirme et je jure que les militaires musulmans (je n'ai vu
aucun officier ou soldat européen) ont
tiré sans arrêt sur les civils couchés à terre, indemnes ou déjà
blessés, et cela sous forme d'arrosage ou à bout portant.
J'ai été relevé par des civils qui m'ont
emmené dans un appartement, où l'on m'a pansé sommairement et garrotté. De
là, j'ai été transporté à la clinique Lavernhe d'où j'ai été dirigé
sur la clinique Solal, car la clinique
Lavergne était bondée.
Je jure sur l'honneur et devant Dieu d'avoir
dit la vérité.
IV. IL FIT FEU SUR ELLE
La fusillade durait depuis quelques minutes
quand je vis une femme qui courait affolée, s'écrouler à terre. Elle se
releva après quelques secondes et semblait blessée aux jambes. C'est alors
qu'un soldat musulman qui courait en tirant sur la foule s'arrêta à environ
un mètre de la femme. Brusquement, il fit feu sur elle.
La victime paraissait âgée de quarante à
cinquante ans.
Elle fut donc abattue au carrefour de la Cie
Algérienne.
L'arme du musulman était un P. M. Mat 49.
Ce soldat était habillé de treillis kaki non bariolé.
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Le chiffre officiel dès le
lendemain du drame est de 62 morts. En
réalité il y a eu 80
morts
Hervé
Cuesta
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