L'ÉLYSÉE
UN
REFUGE POUR GANGSTERS |
MINUTE N°316, 18 AVRIL 1968
Un oeil de Moscou à l’Elysée
Avril 1968: Minute révèle la présence d'une taupe soviétique à
l'Élysée. C'est seulement plusieurs années plus tard que l'on a eu
confirmation qu'un proche du général de Gaulle renseignait Moscou.
Parmi les quelques noms qui ont circulé, celui de Jacques Foccart..
Les soupçons se porteront un peu plus tard sur un autre baron du gaullisme,
père d'un ancien ministre de François Mitterrand...
Le démenti s’est voulu à la fois cinglant
et méprisant : un super-espion à l’Elysée ? Dans l’entourage du
général de gaulle ? Un de ses proches conseillers ? « Complétement
ridicule et de la plus haute absurdité », laisse dédaigneusement tomber
la présidence de la République.
Il fallait s’y attendre. Quand le bruit
commença à circuler en Grande-Bretagne que le très honorable John Philby,
chef du service de contre-espionnage de Sa Majesté, spécialement chargé des
affaires soviétiques était en réalité un espion à la solde de Moscou,
tout le Londres officiel s’écria que c’était une supposition grotesque
et odieuse.
En France même, eût-on avancé naguère
encore que « Le haut fonctionnaire chargé des mesures de défense auprès du
ministre de l’Intérieur » renseignait l’étranger qu’on se serait vu
opposer une même hautaine dénégation.
Il n’empêche que Philby était bel et
bien un agent des Soviets et que le préfet Picard attend en prison d’être
déféré devant la Cour de Sûreté de l’Etat sous un chef d’inculpation
similaire.
Aussi bien est-on en droit de considérer que
dans l’affaire de « l’Espion de l’Elysée », le démenti de
la présidence de la République constitue seulement et jusqu’à preuve du
contraire, la formalité nécessaire et indispensable en la circonstance.
Reste à savoir qui accuse, qui est accusé et
de quoi ?
L’affaire ne date pas d’hier et c'est Minute
qui le premier en France en faisait état, il y a huit mois déjà, le 17
août dernier. Elle avait été révélée aux Etats-Unis par un officier
supérieur des services français de contre-espionnage, le fameux SDECE : le
colonel Thyrau de Voisjoli, en poste officiel à notre ambassade de
Washington. Nous reviendrons plus loin sur ce personnage.
Que disait le colonel Thyrau de Voisjoli
? Rien par lui-même. Ses révélations, il les faisait publier par
l'intermédiaire d'un romancier des plus populaires, Léon Uris, auteur
des best-sellers Exodus et Armageddon.
«Colombine» ou «Topaz »
Sous le titre « Topaz », Uris publiait
un livre décrivant le noyautage des principaux services de sécurité du
gouvernement français par un réseau soviétique.
Le numéro un, qui porte le nom de code de « Colombine » est un personnage
très haut placé dans l'entourage personnel du général-président,
commençait Uris...
Suivait la description de « Colombine ». Puis celle du « numéro deux » du
réseau, un brillant économiste des services de l'Otan finalement arrêté
pour espionnage…
Uris
raconte encore que c'est à la suite de la désertion d'un chef de service du
KGB (le principal organisme soviétique d'espionnage) passé à l'Ouest que le
réseau put être démasqué.
Les spécialistes des affaires d'espionnage
n'hésitèrent pas une seconde. Le « numéro deux » du réseau Topaz
ne pouvait être que Georges Pâques effectivement chef de service de
l'Otan, réellement démasqué et condamné à la réclusion perpétuelle.
L’agent soviétique qui avait « donné » le
réseau, c'était Anatoli Dolnytsine, qui choisit la liberté en 1961
et dont, précisément, les révélations aboutirent à la fuite précipitée
de Philby vers L'URSS et à l'arrestation de Pâques.
Mais n'était-on pas en présence d'un cas
classique de transposition dans, le romanesque d'un épisode vécu de la
guerre des services secrets ? Uris n'avait-il pas purement et
simplement inventé et rajouté, le personnage de « Colombine », en
le plaçant, pour corser l’intérêt de son livre, dans l'entourage
immédiat de de Gaulle ?
Hypothèse plausible, en effet. Toutefois, et
« Minute » l'avait d'emblée souligné, Léon Uris ne cachait
pas qu'il tenait les éléments de son livre « de sources officielles
secrètes mais sérieuses ». Il le précisa même à ses éditeurs habituels.
A telle enseigne que son « roman » ne trouva pas preneur en France: certains
éditeurs trouvaient le prix du livre trop élevé. D’autres, et non des
moindres, ne dissimulèrent pas qu'ils s'abstenaient « pour ne pas avoir
d'histoires ».
Mais les histoires ne font que commencer. Car
maintenant, c'est la « source officielle secrète mais sérieuse » du livre
d'Uris, le colonel Thyrau de Voisjoli, qui va publier non pas un
roman, mais ses souvenirs.
Le très sérieux magazine américain « Life»
(auquel Churchill et bien d'autres confièrent l'exclusivité de leurs
Mémoires) va les publier.
C'est l'annonce de cette publication par « Life
», les jours prochains, qui met le feu aux poudres. La presse anglo-saxonne,
l'austère « Times » en tête, lance l'affaire. La presse quotidienne
et la radio françaises, qui s'étaient prudemment autocensurées jusque-là,
sont bien obligées d'y faire écho. D'où le démenti de l'Elysée.
La question maintenant est celle-ci : Thyrau
de Voisjoli va-t-il, dans Life, donner crédit au personnage de « Colombine
» ? Et, dans ce cas, révéler le nom de l'agent soviétique décrit dans le
roman d'Uris comme figurant « parmi les conseillers les plus proches
et les plus écoutés de l'Élysée pour les affaires de sécurité et
de renseignements ».
On a toujours crédité certains hommes de
l'entourage présidentiel de sympathies d'extrême gauche: Joxe et Tricot,
par exemple. Mais disons-le franchement : sous tous les commentaires feutrés
qu'on peut lire ici et là, un nom, toujours le même, transparaît : celui de
Jacques Foccart, « secrétaire général à la présidence de la
République pour la Communauté et les Affaires africaines et malgaches
».
On ne prête qu'aux riches. Depuis toujours, le
nom de Foccart est lié aux réseaux gaullistes clandestins, ceux de la
Résistance et à ceux du Pouvoir. Il est, de notoriété publique, au centre
de toutes les affaires de barbouzes dont la Cinquième est fertile.
L'homme du réseau « Tortue »
Tout en lui est mystère et d'abord son
identité même; qu'on en juge: longtemps ses biographies restèrent
curieusement muettes sur ses ascendances directes, cette discrétion donnant
cours dans la Mayenne aux rumeurs les plus extravagantes. Au chapitre de
l'état civil, jusqu'à ces derniers mois du moins, on ne savait de lui qu'une
chose sûre : un arrêté du Journal Officiel en date du 19 juin 1952
l'autorisait à ne pas S'appeler Koch, mais Foccart.
On crut longtemps qu'à son patronyme
véritable de Koch il avait voulu substituer son pseudonyme de la
Résistance, Foccart. La mutation a été fréquente.
Mais voilà que tout récemment sa notice
biographique s'enrichit : on apprend par la dernière édition du Who's Who
qu'il est le fils de Guillaume Foccart, agriculteur à la Guadeloupe et
d'Elmire de Courtemanche de La Clémandière. D'où vient alors
l'ancien nom de Koch ? Mystère.
La suite n'est pas plus claire. Foccart-Koch
se donne comme ancien élève d'HEC, mais on ne retrouve pas trace
de lui dans les annuaires de cette école.
Après ce qu'on appelle une « belle guerre »
qu'il finira comme sergent, il monte une affaire de bois pour gazogène et
milite dans la Résistance au sein du réseau « Tortue ».
Il réchappe, quasiment seul, à son
démantèlement par la police allemande et rejoint Londres en octobre 44 sous
le nom de Foccart, bientôt avec le grade de lieutenant-colonel.
On le retrouvera après la Libération comme un
des rares intimes de Colombey avec Olivier Guichard.
Naturellement, il sera de l'équipée du RPF, dont il deviendra le
secrétaire général, puis le liquidateur.
Parallèlement, si l'on ose dire - Foccart
reste branché sur le vaste monde par l'intermédiaire de sa société
commerciale, la SAFIEX, 3, rue Scribe, à Paris, spécialisée dans
l'importation de fruits exotiques.
Le personnel de la maison comprend nombre
d'anciens des S.R. de Londres...
Bien entendu, il est des treize complots du 13
mai et se dit volontiers gaulliste « de gauche ». Mais il garde ses
contacts avec Soustelle et les gaullistes de la nouvelle vague style Pompidou.
C'est à cette époque qu'on le cite déjà comme le successeur probable de Wybot
à la direction de la DST. Mais non, il restera dans une ombre plus propice,
pour prendre la tête du secrétariat général pour la Communauté. Après
les « fruits », les « grosses légumes » exotiques.
FOCCART, JOXE OU TRICOT ON NE
SUT FINALEMENT JAMAIS QUI ETAIT « COLOMBINE »
Quelles marchandises recouvre ce commode pavillon ? Là encore on se pose bien
des questions. Le secrétariat général que dirige Foccart (bien que
la Communauté Wexiste plus depuis belle lurette), possède un budget
considérable. Sans qu’on puisse, honnêtement, rien avancer de très
précis, on retrouvera son nom mêlé à nombre d'affaires jamais
clairement élucidées.
On le citera, par exemple, avec celui d'un certain Demichel alias Saar,
d'origine juive autrichienne, lors de la chute. de l'abbé président
congolais Fulbert Youlou, remplacé par le progressiste régime de Massembat
Debat ; avec celui de Moricheau Beaupré lors de la rébellion
katangaise.
Ravitaille-t-il discrètement les rebelles
angolais. comme on croit pouvoir le dire au Portugal ? Quel rôle joue-t-il
dans l'affaire de la sécession du Biafra ? Dans l’imbroglio des
intrigues byzantines d'Europe centrale dont le nœud est à Bucarest ?
Autant de mystères, autant de pointillés
qu'un fait éclaire pourtant d'une lueur sinistre : il aura suffi que lors de
l'affaire Ben Barka un coup de téléphone anonyme prétende : «
Foccart est au parfum », pour que l'officier de police Souchon,
modèle de discipline réglementaire, se prête à un enlèvement criminel...
Le crâne lisse, l'oeil glauque et comme mort,
la lèvre inférieure humide et basse comme prête à happer, mi-squale, mi-crabe,
jovial pourtant, Foccart est de ces hommes dont grouille le gaullisme.
De ces hommes, écrivait Pierre
Viansson-Ponté, rédacteur en chef du « Monde ». « qui en
arrivent à ne plus concevoir la vie politique que comme un décor en trompe-l'œil
tandis que tout se règle dans les coulisses entre gens du même bord, la main
sur le portefeuille ou sur l'étui revolver, on ne sait trop »
(1- Pierre Viansson-Ponté, «
Gaullistes ».)
Ce que l'on sait bien, c'est qu'il a pignon et
bureau à l'Élysée, qu'il est, à travers gouvernements et
remaniements ministériels, le factotum éternel, indispensable et secret, du général.
Reste à savoir ce que « la source » de Léon
Uris, c'est-à-dire le lieutenant-colonel Thyrau de Voisjoli, dira
dans les Mémoires que s'apprête à publier « Life ». Et la valeur
qu'on pourra lui attribuer.
D'ores et déjà, on le présente ici et là
comme un « mythomane manipulé par la CIA » un sous-ordre qui
voudrait s'attribuer quelque importance par de pseudo-révélations.
C'est vite dit. Le personnage de « peu
d'importance » avait non seulement rang de colonel ; après avoir été
après la guerre chef de cabinet du grand patron, du SDECE, il occupa
très officiellement,,, à l’ambassade de France à Washington, le poste de
chargé de mission. Une mission très spéciale puisqu'il était en fait
l'agent de liaison des services secrets français et de la CIA américaine,
comme Philby lui-même !
Il est vrai que Thyrau de Voisjoli fut
ensuite prié discrètement de regagner la France et qu'il s'y refusa dans des
circonstances restées peu claires. Quelles sont-elles ?
Thyrau
disposait aux Etats-Unis d'un réseau d'informateurs personnels de premier
ordre implanté à Cuba. Lors de l'affaire des fusées russes, en décembre
1962, il aurait commis la faute de considérer les Américains comme des
alliés privilégiés de la France et de faire profiter la CIA des
renseignements de première main qu'il avait pu obtenir sur les installations
de rampes de lancement soviétiques dans l'île de Castro.
Par la suite il aurait poursuivi avec les
Américains l'exploitation des révélations du transfuge soviétique Dolnytsine.
Et c'est alors qu'il aurait eu connaissance de l'implantation d'agents
soviétiques dans les très hautes sphères officielles françaises.
Que tout cela paraisse ressortir du roman
feuilleton vient évidemment à l'esprit. On peut fort bien imaginer que Thyrau
de Voisjoli règle des comptes personnels, affabulant grossièrement. On
peu voir là un méchant coup ourdi contre de Gaulle par la CIA qui ne
lui pardonne pas d'avoir rompu les liens traditionnels qui l'unissaient à nos
services spéciaux. Ou une machine de guerre diaboliquement montée contre Foccart
par quelques bons amis de Paris qui voudraient se débarrasser d'une Eminence
grise dangereuse dans, l'après gaullisme. Tout est possible.
Mais dans le monde trouble de agents secrets,
professionnels ou amateurs, les faits paraissent toujours fantastiques au
premier abord. Après Burgess, MacLe Philby en Angleterre, Penkos
en URSS, Pâques et Picard chez nous, les déclarations
officielles du genre: « tout cela est ridicule et absurde », ne sont
ni admissibles ni suffisantes.
Naguère encore sous un régime qui connut lui
aussi ses «fuites scandaleuses », il n’en eût pas fallu autant pour
provoquer une cascade d'interpellations des députés.
Mais il est vrai que le général de Gaulle
n'a pas consulté le parlement pour renverser nos alliances.
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Document issu du
Numéro SPECIAL du journal MINUTE
NUMERO 2000 du Jeudi 3 MAI 2001.
« QUARANTE ANS
D’INFORMATIONS ET DE REVELATIONS »
UNE SELECTION DE NOS MEILLEURS ARTICLES
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