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Les agissements de Foccart sous les ordres de De Gaulle - Partie 2 -


Extrait du livre LAMIA – des éditions de l’HOMME, de THYRAUD de
VOSJOLI Philippe
, agent du SDECE.


On avait l'habitude, à Paris, de résoudre par l'assassinat les difficultés politiques; comme cela fut, une fois de plus, démontré par le plan machiavélique préparé à la fin de 1962 pour se débarrasser d'Enrico Mattei.

Peu de personnes ont eu dans leur vie plus de succès ou se sont fait plus
d'ennemis qu'Enrico Mattei, président de l'ENI (Ente Nazionale
Idrocarburi), l'Institut National Italien des Hydrocarbures.

Né en 1906, il était le fils d'un agent de police italien. Son père n'ayant pas les moyens de subvenir à l'éducation de ses enfants, le jeune Enrico fut obligé d'aller travailler à l'âge de quatorze ans.

Son premier métier fut celui de peintre dans une fabrique de lits de fer. Plus tard, l'ambitieux Mattei fut engagé comme garçon de courses dans une tannerie et, en quelques années, devint directeur de la firme. Mais cela ne suffisait pas à son énergie débordante. A vingt-cinq ans, il démissionna et se spécialisa, à Milan, dans la vente de produits chimiques. En 1936, il décida de s'installer à son compte et il fonda sa propre entreprise pour la fabrication de produits chimiques, où il employait de nombreux ouvriers.

Au moment de l'entrée en guerre de l'Italie, en 1940, les affaires de Mattei étaient florissantes; mais les hostilités en compromirent bientôt le développement.

Dégoûté par les fascistes, il entra dans la clandestinité et dirigea un important réseau de partisans en Italie du Nord. A la tête de ses hommes, il combattit les Allemands et les partisans de Mussolini.

De ce fait, après la guerre, Mattei devint un des leaders de la démocratie chrétienne et ses compagnons d'armes formèrent le gouvernement italien après l'armistice.

On demanda alors à Mattei de liquider l'AGIP (Agence Italienne du
Pétrole), une création de Mussolini.

Pendant plus de quinze ans, cette compagnie avait gaspillé des sommes énormes à chercher du pétrole dans le sous-sol de la péninsule. Le pays était appauvri et l'on était convaincu qu'aucune prospection effectuée sur le sol italien ne donnerait de résultats.

Agissant à contre-courant, Mattei eut l'idée non seulement de continuer les prospections, mais aussi de maintenir en activité l'AGIP sous la forme d'une entreprise géante s'occupant de prospection et, en outre, de tout ce qui touchait le pétrole et ses dérivés.

Après avoir étudié à fond tous les rapports précédents, il acquit la conviction qu'il y avait du méthane dans la vallée du Pô et il concentra les recherches dans cette zone.

En 1946, on y découvrit un vaste gisement de gaz naturel. Pour Mattei, c'était le succès.

Son ENI, qui procédait de l'AGIP, occupa rapidement une position très en vue non seulement pour l'exploitation du méthane comme énergie à bon marché pour l'industrie italienne, mais aussi pour la construction d'oléoducs, la création de nouvelles industries pétrochimiques et de nouvelles raffineries de pétrole dans le monde entier.

Diversifiant ses activités, ENI devint une entreprise tentaculaire ayant des intérêts dans le textile, les restaurants, les motels,les journaux, etc.

Ainsi, Mattei était devenu à la fois l'homme d'affaires numéro 1 de l'Italie et l'un des chefs les plus importants de l'industrie pétrolière mondiale. Il luttait contre les grandes compagnies étrangères en offrant aux pays du Moyen-Orient des contrats à 75-25% contre les 50-50% que proposaient ses concurrents. En plus, ENI, ne s'embarrassant pas de considérations politiques, raffinait du pétrole brut acheté à la Russie et aux pays satellites.

Enrico Mattei n'avait jamais été spécialement apprécié en-dehors de l'Italie; et ses succès lui valaient dans le monde de nombreux ennemis, qui redoutaient de lui voir créer un empire italien du pétrole.

Les journaux occidentaux faisaient campagne contre lui et le gouvernement italien se trouvait, à cause de lui, en difficulté avec ses alliés.

Toute fois, Mattei, impassible, continuait à développer ses projets. S'opposer à la Standard Oil et aux grandes compagnies pétrolières occidentales était une chose, mais s'en prendre au gouvernement de de Gaulle en était une autre; or, ce fut justement ce que fit Mattei.

Quand de Gaulle avait donné l'indépendance aux colonies françaises d'Afrique Noire, et plus tard à l'Algérie, il avait assuré ses compatriotes que la France y garderait sa prééminence économique.

Pour stimuler le commerce entre la France et ses anciennes colonies, de Gaulle accorda à celles-ci d'importants crédits et un appui financier considérable.

En France, beaucoup de petits épargnants privés avaient mis leur argent dans les actions des compagnies françaises de prospection et d'exploitation de pétrole du Sahara et des territoires nord-africains.

Le soutien de ces groupes financiers de Gaulle le savait - lui était essentiel en cette période cruciale et le Général tenait absolument à leur démontrer que la retraite politique de la France
en Algérie ne signifiait nullement son remplacement par une nation
étrangère dans l'exploitation du pétrole.

Les bourgeois français pouvaient se croire assurés que la France garderait le contrôle du pétrole nord-africain.

Mattei, lui, ne le pensait pas. Il désirait s'approprier un gros morceau du gâteau ou, avec un peu de chance, la totalité du dit gâteau.

Déjà au Sénégal, au Mali, au Cameroun, en Côte d'Ivoire et même à Madagascar, son AGIP avait conclu des accords avec les gouvernements en vue d'établir un réseau de distribution pour leur pétrole et leurs produits pétroliers.

Les Italiens étaient en train de s'implanter dans les anciennes colonies françaises, cela à la grande colère de de Gaulle et de son collaborateur chargé des affaires africaines, Jacques Foccart.

En Tunisie, Mattei avait obtenu l'autorisation de procéder à la prospection du pétrole, et il construisait une raffinerie à Bizerte. Il en était de même au Maroc, où l'une des succursales de l'ENI faisait de la prospection et où une raffinerie venait d'être achevée.

Située entre leMaroc et la Tunisie, il y avait l'Algérie pour le moment en guerre contre les Français; mais Mattei observait les signes avant-coureurs de l'indépendance de ce pays et espérait y trouver un fleuron de plus pour sa couronne.

Les chefs du Front Algérien de Libération Nationale se rendaient souvent en Italie pour y acheter des armes et des munitions et arranger leur transport en Algérie.

Le plus grand marchand d'armes du monde, Sam Cummings, président de Interarmco dont le siège social est à Alexandria, en Virginie, avait à Gênes un de ses entrepôts les plus importants.

De là, il expédiait aux rebelles et révolutionnaires du monde entier des armes achetées en Europe aux ventes de surplus. Les Algériens étaient ses clients réguliers.Mattei leur accordait un certain appui financier et les aidait pour leurs problèmes de transport maritimes.

De nombreux renseignements reçus à Paris confirmaient que les leaders arabes lui avaient, en échange, promis un contrat pour la construction d'une raffinerie en Algérie et le monopole de la prospection du pétrole au Sahara

La politique de de Gaulle était ainsi compromise. II fallait faire quelque chose.

Les Renseignements français avaient plusieurs agents au sein de l'ENI. L'un d'eux, qui occupait un poste élevé, tenait le SDECE au courant et espérait que des mesures énergiques seraient bientôt prises, ce qui lui permettrait de réaliser certaines de ses ambitions.

Mais Mattei était un personnage d'envergure et l'Elysée voulut d'abord essayer de le gagner ou du moins de le persuader de rester en dehors de l'Algérie, même si cela coûtait très cher.

Un diplomate français fut envoyé en Italie et réussit à obtenir une entrevue avec Mattei.
Il lui déclara carrément qu'il représentait un problème gênant pour la France et que, s'il acceptait de mettre fin à ses manœuvres en Algérie, le gouvernement français lui serait reconnaissant et lui accorderait une forte compensation.

Mattei était fier, et il éclata de rire au nez du représentant du Quai d'Orsay.

Mattei, dit-il, n'avait nul besoin des faveurs de la France et, de son côté, n'avait aucune intention de lui en accorder une.

Quant aux menaces, elles le laissaient absolument froid.

La conversation tourna court, Mattei ayant prié le diplomate français de s'en aller et de ne plus revenir.

Puisqu'il était impossible de se mettre d'accord avec Mattei, on décida, en haut lieu, d'augmenter les pressions faites sur lui.

Plusieurs messages lui furent envoyés portant la signature d'une organisation extrémiste française de droite: on menaçait de l'assassiner s'il ne suspendait pas son aide aux rebelles algériens.

Le bruit courut, également, d'un sabotage perpétré sur l'avion personnel de l'industriel italien; mais l'attentat terroriste avait été déjoué à temps. Cette rumeur donna une idée au service «Action» qui avait, à plusieurs reprises, reçu la consigne d'éliminer Mattei.

Pour ses voyages d'affaire l'Italien utilisait un bimoteur à réaction, appareil rapide construit en France par Morane Saulnier.

Ses déplacements s'effectuaient selon un programme régulier. Normalement, Mattei faisait la navette entre Milan, Rome, Ravenne et Gela. Très obstiné, le magnat italien refusait la moindre modification à ses plans; il n'admettait même pas qu'un voyage aérien fût retardé pour des raisons de mauvaises conditions météorologiques.

Il n'aimait pourtant pas particulièrement se déplacer en avion et, plus d'une fois, il avait été indisposé par le mauvais temps et des turbulences atmosphériques. Mais il préférait cela, plutôt que d'annuler une réunion à laquelle il avait promis d'assister.

Le service «Action» avait pris la décision de saboter l'avion de Mattei.

L'aéroport de Catane fut choisi comme l'endroit idéal pour accomplir cet attentat, parce que la surveillance des avions stationnés sur l'aérodrome de Fontanarosa ne paraissait pas très active et parce que Mattei y faisait souvent escale lorsqu'il allait inspecter des travaux de forageaux alentours de Gela. Ce nouveau gisement de pétrole était devenu un des projets les plus chers
du président de l'ENI, et il y passait une grande partie de son temps pour mettre au point les nouveaux chantiers. Au cours des deux années précédentes, le SDECE avait, en plusieurs occasions, recouru à des sabotages d'avions et le Service avait élaboré une technique simple pour ce genre d'attentats.

Des mécaniciens parlant couramment la langue du pays où l'opération devait avoir lieu étaient spécialement entraînés sur du matériel et des avions identiques à ceux choisis comme objectif.

Dans le cas de Mattei, la chose ne posait aucun problème particulier, car l'homme désigné avait travaillé sur un appareil semblable dans l'usine Morane Saulnier et il connaissait très bien l'équipement spécial qu'on avait placé sur l'avion avant de le livrer à l'acheteur italien.

Je ne connais pas le nom exact du saboteur, mais son pseudonyme était Laurent.
D'origine corse, il parlait couramment l'italien. Au cours de l'automne 1962,il se rendit en Sicile et s'établit temporairement à Catane, où il eut l'occasion de trouver du travail à l'aéroport de Fontanarosa. Le poste de SDECE à Rome restait en contact avec ses agents dans l'entourage de Mattei et suivait de près tous les déplacements de l'homme d'affaires.

Quant au Service «Action», il recevait d'avance les bulletins météorologiques concernant les endroits où Mattei devait se rendre. Le 26 octobre, des renseignements arrivèrent suivant lesquels Matteidevait quitter Catane par avion le lendemain, en fin d'après-midi, pour arriver à Milan à la tombée de la nuit. Les prévisions météorologiques annonçaient que sur Milan le plafond serait bas et le brouillard épais. Laurent reçut l'ordre d'agir.

Au matin du samedi 27 octobre, il gagna l'aéroport et put monter à bord de l'appareil de Mattei sans être remarqué. En moins d'un quart d'heure, travaillant avec la dextérité que lui donnait un long entraînement, il débrancha etrebrancha d'une manière différente certains fils reliant les instruments.
Ouvrant la boîte noire de l'altimètre, il substitua rapidement à certains éléments les pièces
qu'il avait apportées avec lui. Sa besogne accomplie, il fit disparaître toute trace de sa visite,
jeta un coup d’œil aux alentours pour s'assurer que tout était en ordre et partit sans être vu.

Tout avait marché sans accroc et il se surprit à siffloter.

Bien que trois hommes fussent condamnés à mourir quelques heures plus tard, il n'éprouvait nul remords. Il était bien entraîné et ne pensait qu'à l'argent qu'il toucherait bientôt comme prix de ses services. Pendant ce temps, Enrico Mattei faisait visiter son gisement de pétrole de Gela à un journaliste américain, William McHale, chef du bureau de Time à Rome, qui était venu l'interviewer. Il avait passé quelque temps en Irak et était très au courant des problèmes du pétrole.

Time avait toujours violemment critiqué Mattei et celui-ci, profondément ulcéré, essayait de présenter ses projets et lui-même sous le jour le plus favorable. McHale avait l'intention de regagner Rome par un avion de ligne commerciale; mais Mattei insista pour qu'il l'accompagnât à Milan afin de voir certains autres projets qui lui tenaient à cœur. McHale estima que le déplacement valai la peine et accepta l'invitation.

Vers 16h 30, Mattei et McHale arrivèrent à l'aéroport Fontanarosa, à Catane, et s'embarquèrent immédiatement sur le Morane Saulnier où les attendait le pilote préféré de Mattei, qui était aussi son compagnon de pêche à la truite. Irnenio Bertuzzi avait servi comme pilote dans l'Aviation italienne durant la guerre et avait été membre de la fameuse escadrille Baracca qui signifie « bonne chance » en arabe.
Il avait jusqu'alors eu de la chance, en effet; et il ne pouvait pas savoir que cette chance l'avait désormais abandonné. Le Morane Saulnier était construit comme un avion de chasse.

Le cockpit était recouvert de plexiglas transparent, et quand l'appareil
décolla, vers 17 heures, on aperçut Mattei assis sur le siège avant, à côté de Bertuzzi, tandis que McHale avait pris place à l'arrière et s'appuyait au dossier du siège de Mattei.La distance entre Milan et Catane est
d'environ 1000 kilomètres et le Morane Saulnier vole à environ 650 kilomètres à l'heure, à l'altitude de 25,000 pieds. A 18h 45, conformément à son horaire, l'avion s'approcha de l'aéroport de Milan. Il faisait noir, le temps était mauvais et le plafond très bas.

Bertuzzi n'avait d'autre choix que d'atterrir aux instruments. Il appela la tour de contrôle de Linate et annonça: «Altitude, 6000 pieds.» « Visibilité sur la piste d'envol: 1400 mètres.

Vous pouvez atterrir immédiatement », répondit la voix de la tour de contrôle.

Bertuzzi répondit: «Eventuellement.»

Réponse étrange et laconique, absolument inattendue. Quelques minutes plus tard, cependant, le pilote se fit entendre de nouveau, déclarant qu'il descendait à 2000 pieds et qu'il tournait autour de l'aéroport afin de perdre de l'altitude.« Quand allez-vous atterrir? » demanda la tour de contrôle.

«Dans une minute, une minute et demie », répondit Bertuzzi.

Ce furent les dernières paroles du pilote.

Une minute plus tard, alors qu'il croyait se trouver à une altitude de quelques centaines de pieds, l'avion émergea brusquement du brouillard et trouva devant lui une rangée de peupliers.

L'appareil plongea au sol et explosa.

A Paris, les responsables de l'opération exprimèrent leur satisfaction
.

L'affaire Mattei était maintenant terminée.

Quant au journaliste innocent qui avait perdu la vie dans l'accident et au malheureux pilote qui ne pouvait pas savoir que son altimètre et ses instruments avaient été sabotés, ils n'y pensaient pas plus qu'ils ne pensaient aux familles douloureusement éprouvées. Rentrant chez eux, auprès de leurs enfants, ils n'eurent aucun remords.

L'assassinat faisait partie de la routine journalière des membres du Service «Action » du SDECE. Ils exécutaient ponctuellement les ordres qu'ils recevaient et étaient fiers de leur habileté qui, ils en étaient convaincus, valait bien celle de la Gestapo ou du KGB.

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