L'histoire d'amour de la France moderne avec l'Irak a été passagèrement annoncée
en l'année 803, lorsque Harun Al-Rashid, légendaire Calife Abbasside de
Bagdad, envoya une ambassade au tout aussi célèbre Empereur Charlemagne,
Roi des Francs.
Débuts prometteurs : les cadeaux du Calife à l'Empereur incluaient des épées
damascènes incassables, une clepsydre, et un éléphant. Néanmoins, de nombreux
siècles allaient s'écouler avant que les deux pays ne soient en contact
régulier. Entre temps, les envahisseurs mongols du 13ème siècle avaient brûlé
les villes antiques de l'Irak, dévasté le système d'irrigation le long du Tigre
et de l'Euphrate, et passé 90 pour cent de sa population au fil de l'épée. Même
vers la fin du 19ème et le début du 20ème siècle, alors que les Français étaient
présents dans beaucoup de pays arabes -- le Maghreb, l'Egypte, la Syrie, et
Liban -- ils étaient restés hors d'Irak, à l'époque province ottomane et domaine
réservé des Allemands jusqu'en 1917, quand elle tomba entre les mains des
Anglais comme monarchie Hashemite nominalement indépendante. Il a fallut
attendre la révolution républicaine irakienne de 1958, le coup d'état le
plus brutal et le plus sanglant jamais mené dans un pays arabe, pour que la
relation change. L'Union Soviétique avait remplacé la Grande-Bretagne comme
puissance étrangère la plus influente à Bagdad, et la France arrivait juste
derrière elle.
Deux hommes veillèrent à se rapprochement. Le premier était le Président
Charles De Gaulle. Chef de la résistance pendant la deuxième guerre
mondiale, le Général De Gaulle avait fait un retour politique en 1958
et avait instauré la cinquième République, consacrée à la renaissance de la
France comme grande puissance. Cela entraînait la modernisation de l'économie
domestique et la remise en question de la division du monde d'après-guerre entre
les superpuissances, les Etats-Unis et l'Union Soviétique -- en particulier, en
défiant les Etats-Unis comme puissance occidentale suprême.
Une manière de promouvoir ces deux objectifs simultanément était de soutenir le
nationalisme du tiers monde. En moins de quatre ans, De Gaulle transforma
le vieil Empire colonial en Afrique en une constellation lâche d'états-clients,
rendant de nouveaux liens possibles avec d'autres pays, notamment dans le monde
arabe. À un membre conservateur de l'Assemblée Nationale qui déplorait la
restitution du Sahara riche en pétrole à l'Algérie indépendante en 1962, De
Gaulle répliqua : "Ne voyez-vous pas que nous
avons échangé l'Empire de grand-papa contre l'Empire bien plus large du futur,
et le pétrole limité du Sahara contre le pétrole beaucoup plus abondant
d'Arabie?"
Il y avait de la logique dans tout cela, sauf que les plus riches des
pays pétroliers arabes ou islamiques -- de la Libye à l'Arabie Saoudite et
l'Iran, tous des monarchies -- restaient sous influence anglo-saxonne. L'Irak,
cependant, semblait représenter une occasion. Le régime révolutionnaire avait
commencé à exproprier les avoirs de l'ancienne compagnie pétrolière coloniale,
l'Iraq Petroleum Company, largement anglo-américaine. L'Irak pouvait-il
être introduit dans l'orbite française ? De Gaulle était persuadé
que même les Américains n'objecteraient pas, tout désireux qu'ils étaient
d'empêcher la prise de contrôle soviétique. Mais qui était alors leader à Bagdad
? Le nouveau régime était gangrené par les coups d'états et les
intrigues. Kassem, le premier chef républicain, avait été renversé et mis
à mort en 1963. Il y eut une succession d'autres chefs nationalistes, tantôt
nassériens tantôt tenants du très dogmatique parti Baath -- mais pas de
leadership fort et stable souhaité par la France pour établir une relation
durable.
L'homme qui vint en aide à De Gaulle dans cette conjoncture fut
l'historien et expert militaire Jacques Benoist-Méchin. Intermédiaire des
plus improbable, Benoist-Méchin était en apparence l'opposé de De
Gaulle. Pendant la deuxième guerre mondiale, il ne s'était pas simplement
rangé du côté du régime de Vichy du Maréchal Philippe Pétain
contre la France libre de De Gaulle, mais avait explicitement soutenu le
nouvel ordre Hitlérien en Europe. Il rapportait même dans ses "mémoires" qu'il
avait mis en garde Hitler, au cours d'une entrevue à Berlin en 1942, au
sujet de certaines de ses décisions stratégiques; et ajoutait en commentaire que
le Führer n'avait "malheureusement" pas observé son conseil. De Gaulle,
cependant, n'était pas homme à classer les gens selon des critères
conventionnels. Surtout, il admirait la grande "Histoire de l'Armée allemande
depuis l'Armistice" de Benoist-Méchin, publiée pour la première fois en
1938, qui expliquait comment la Reichswehr, l'armée-croupion de la République de
Weimar, avait été transformée en corps d'élite préparant le terrain pour
la Wehrmacht de Hitler. En fait, le premier ordre de De Gaulle, en
prenant les rennes du ministère de la guerre en tant que chef du Gouvernement de
Libération Nationale de la France en 1944, avait été de réimprimer le livre
et de le distribuer aux officiers de l'armée française ressuscitée. Quant à
son auteur, De Gaulle ne pouvait lui épargner toute mesure de punition,
mais s'assura qu'il y survive. Benoist-Méchin fut condamné à mort pour
trahison par la Haute Cour de Justice de France en juin 1947, pour être presque
immédiatement gracié et renvoyé à ses études.
Benoist-Méchin
devint un aussi grand défenseur des politiques anti-anglo-saxonne de De
Gaulle qu'il l'avait été de celles de Pétain. Et il connaissait le
Moyen-Orient presque aussi bien qu'il connaissait l'Allemagne. Il avait écrit
les premières -- et à ce jour, les meilleures -- biographies de Mustafa Kemal
et d'Ibn Saud jamais édité en français, et était un confident de la
plupart des chefs arabes, du Roi Hassan II du Maroc à Nasser. Mais
ses liens avec l'Irak étaient encore plus forts. En septembre 1941, alors qu'il
était bras droit du vice-président du gouvernement de Vichy, il avait conçu un
accord bilatéral permettant à l'Allemagne de livrer des armes par le territoire
syrien alors sous contrôle français à Rashid Ali, le chef irakien allié
de l'Axe qui venait juste de renverser le régent pro-Britannique, Abdullilah,
et son premier ministre, Nuri Saïd. Les livraisons allemandes d'armes ne
se concrétisèrent jamais, car un mois plus tard, la France libre reprenait la
Syrie à la France de Vichy, et les Anglais rétablissaient le récent en Irak.
Mais les hommes de Rashid Ali n'oublièrent jamais à quel point
Benoist-Méchin s'était préparé à se rendre utile. Bon nombre d'entre eux
avaient été écartés, mais ceux qui étaient
parvenus à rester dans les forces armées irakiennes étaient partie prenante de
la révolution de 1958. Ils ne tardèrent pas à contacter leur vieil ami,
qui à son tour les présenta aux personnes compétentes au Quai d'Orsay, le
Ministère des Affaires Etrangères français. C'est alors que De Gaulle
convoqua Benoist-Méchin lui-même au palais de l'Elysée.
"L'Irak est réellement la clef de votre politique
arabe," aurait dit l'ancien fonctionnaire de Vichy au président.
"Ses réserves de pétrole ne sont dépassées que par celle d'Arabie Saoudite. Et
les personnes les plus dignes de confiance en Irak sont les Baathistes."
DE GAULLE démissionna en 1969, peu de temps après que Saddam
Hussein, le plus intelligent et le plus impitoyable de tout les Baathistes,
arrivait au pouvoir. Saddam allait apporter à son pays la stabilité,
quoique par des moyens totalitaires. Et il avait une tendresse particulière pour
la France. Son oncle et père de remplacement, Khairallah Tulfah, avaient
été impliqué dans le coup d'état de Rashid Ali. Les contacts lancés par
Benoist-Méchin ont par la suite mené à de véritables accords négociés
sous le successeur de De Gaulle, Georges Pompidou. Il incomba à
Jacques Chirac -- un des collaborateurs les plus appréciés de Pompidou
et ministre jusqu'en 1974 ; puis, sous le successeur de Pompidou,
Valéry Giscard d'Estaing, en tant que premier ministre de France de 1974
à 1976 -- de formaliser ces accords en traités et contrats.
Naturellement, il serait absurde d'affirmer que la France Gaulliste a armé
l'Irak délibérément, ou qu'elle l'a équipé en armes de destruction de masse. La
France poursuivait simplement ses intérêts nationaux. Une fois que les
Irakiens eurent promis qu'ils ne construiraient pas d'armes nucléaires, il
n'appartenait pas à Paris de déterminer si oui ou non ils prenaient secrètement
des mesures visant à transformer le réacteur nucléaire civil Osirak en une
installation militaire. Les gouvernements français antérieurs n'avaient pas été
tatillons au sujet de la façon dont les Israéliens utilisaient leur réacteur de
fabrication française à Dimona, dans le désert du Néguev. Et les mêmes
gouvernements Gaullistes ou post-Gaullistes qui étaient en pourparlers avec
l'Irak de Saddam Hussein étaient engagés dans des pourparlers et accords
parallèles, également à propos d'installations nucléaires, avec l'Iran du Shah,
rival de l'Irak pour l'hégémonie dans le golfe Persique. Quant à Chirac
lui-même, il ne fut pas responsable de la mesure la plus lourde de conséquence
prise par la France concernant l'Irak en matière de nucléaires : la décision
pour fournir à l'Irak du plutonium enrichi. Cette décision a été prise par son
successeur au poste de premier ministre, Raymond Barre. En fin de compte,
une seule des six livraisons prévues fut effectuée.
En 1981, les Israéliens se sentirent suffisamment menacés par l'Irak pour
détruire le réacteur Osirak dans un des raids aériens les plus audacieux de
l'histoire. A cette époque, le Shah avait été remplacé par la République
islamique d'Iran de l'Ayatollah Khomeini, et Saddam Hussein avait
envahi ce nouveau voisin. Les Français, qui venaient juste d'élire un président
socialiste, François Mitterrand, pour la première fois en 27 ans, se
demandaient s'ils devaient maintenir leur relation avec l'Irak. Une raison d'y
mettre un terme était que Saddam était un mauvais payeur.
La plupart des
compagnies françaises en affaire avec l'Irak étaient en réalité payées par
Coface, l'organisme gouvernemental français qui soutient les contrats
d'exportation. Néanmoins, restait la perspective que l'Irak puisse gagner la
guerre contre l'Iran et, avec ses énormes ressources pétrolières, devienne la
puissance dominante du Moyen-Orient. De plus, la solidarité avec Bagdad,
cimentée par l'intense coopération et les contrats commerciaux des années 70,
était devenue très populaire dans le public français.
Les Gaullistes la considéraient comme un élément de la sacro-sainte "politique
arabe de la France," un legs du général, aussi bien qu'un accomplissement
personnel de Chirac.
Les communistes, force politique toujours significative dans les années 80,
soutenaient un régime irakien généralement pro-Soviétique. La gauche
anti-américaine, une force montante dans le parti socialiste, voyait Saddam
comme un "leader anti-impérialiste" et même comme un "rempart séculariste"
contre le fondamentalisme Shiite.
L'église catholique avait eu ses propres contacts avec Tariq Aziz,
ministre chrétien des affaires étrangères de Saddam Hussein. Les
antisémites et les antisionistes de tout poils, y compris les loyalistes
jusqu'au dernier jour de Vichy, étaient enthousiastes, aussi. Mitterrand
finalement accepta de reprendre et même d'élever la coopération française avec
l'Irak, fournissant des armes et créant des partenariats industriels.
En 1989, quand Saddam Hussein eu finalement défait Khomeini, pour
environ 10 milliards de dollars d'armes françaises
avaient été fournies à l'Irak, desquels moins de 5 milliards de dollars avaient
été payés. Et environ la moitié de toute la production d'armes française
provenait des commandes liées à l'Irak.
L'invasion du Koweït par Saddam un an plus tard ranima le débat. L’Irak
devait-il être combattu -- ou soutenu ? Une partie significative de l'opinion
française, de la gauche dure à l'extrême-droite, pris position au côté de
l'Irak. Son champion, le ministre socialiste de la défense, Jean-Pierre
Chevènement, préféra démissionner du cabinet plutôt que de cautionner
l'intervention militaire.
Une part plus
grande encore du public était encline à la neutralité. Mitterrand a
cependant rejoint la coalition internationale menée par les Américains pour la
libération du Koweït (non sans avoir tenté des négociations de dernière minute
avec Bagdad), ainsi que la plus petite coalition qui plus tard expulsa l'armée
de l'air irakienne du Kurdistan et du Sud de l'Irak. Mitterrand fit ces
choix par pure realpolitik. Il lui était évident que l'Irak n'était pas de
taille face aux Etats-Unis et que la vieille stratégie Gaulliste n'avait plus de
sens maintenant que la guerre froide était finie et que l'Union Soviétique se
désagrégeait. Pour servir l'intérêt national de la France, il n'était plus
question de défier l'Amérique mais d'être parmi les gagnants et ainsi avoir son
mot à dire dans le règlement final, quel qu'il puisse être.
Presque douze ans
plus tard, peu a changé à cet égard. Malgré toute sa rhétorique anti-américaine,
la France a activement soutenu les efforts militaires des Etats-Unis sur tous
les fronts au long des années 90, que ce soit en Bosnie, dans Kosovo, ou en
Afghanistan. Le raisonnement est de toujours essayer d'apparaître comme un pair
de la seule et unique superpuissance, traitant d'égal à égal avec elle -- et au
passage de rester en contact avec la technologie et l'entraînement militaire
toujours plus performant de la superpuissance.
Concernant l'Irak,
la France est maintenant confrontée à une situation ironique : l'Irak fut écrasé
en 1991, comme Mitterrand l'avait prévu, mais George Bush et
ensuite Bill Clinton laissèrent Saddam survivre. La seule attitude
raisonnable pour les Français était de garder leur distance.
Maintenant qu'un
nouveau président américain, George W. Bush, semble vouloir sérieusement
se débarrasser de la dictature Baathiste, les choses pourraient changer à
nouveau. La France aussi a un nouveau président -- le même Jacques Chirac
qui a aidé Pompidou et Giscard à cimenter les relations
franco-irakiennes dans les années 70. L'opinion publique française est
indiscutablement plus pro-Irak ou neutraliste que jamais, ne fût-ce qu'en raison
de la population musulmane croissante de la France. Mais la propre position de
Chirac est plus subtile. Ces derniers mois, il a exprimé de manière répétée
ses inquiétudes concernant "une guerre préventive" contre l'Irak "non
autorisée" par les Nations Unies ou la communauté internationale.
En outre,
contrairement au chancelier allemand neutraliste, Gerhard Schröder, il
n'a pas exclu la guerre en tant que telle. Cela aurait été l'équivalent de se
mettre soi-même hors-jeu, et la France doit être une grande puissance à
n'importe quel prix.
Auteur de plusieurs livres sur les relations
internationales, Michel Gurfinkiel est rédacteur en chef de Valeurs
Actuelles, un hebdomadaire parisien.