«l’Agonie
d’Oran»
de Geneviève de
TERNANT
(editions J.Gandini - Calvisson)
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Témoignage de Robert ARNOUX
Article paru dans le journal "LE
MÉRIDIONAL"
Recueilli P.119
suivantes du Tome 1
le lundi 12 avril 1982
"Les disparitions du 5 juillet 1962, 635
Français dont on n'a jamais retrouvé la trace".
Sur la photo, on le voit accoudé au balcon,
tournant le dos au port écrasé de lumière. Il a cet air que nous avions
tous à 18 ans, confiant, déterminé, conquérant presque. Le cliché date du
début de l'été 62. D'avant ce mois de juillet, où l'horreur devait
déferler dans les rues d'Oran.
Qui se souvient encore de cette date ?
L'Algérie est indépendante depuis quatre jours. Dans les rues, les foules
musulmanes en délire se saoulent de leur victoire politique. Et les
Européens, les Français d'Algérie, tous ces pieds-noirs qui ne sont pas
encore des "rapatriés", espèrent encore, naïvement peut-être,
que tout n'est peut-être pas perdu.
Le jeune homme de la photo s'appelle Gérard
Chérubino. Il est employé de banque à Oran. A midi, ce 5 juillet 62, il
quitte son bureau pour aller retrouver sa fiancée. Dans la ville, l'émeute
gronde. Sans doute ne mesure-t-il pas le danger. On le voit traverser la rue,
baignée par le soleil radieux de cet été funeste. On ne le reverra jamais
plus. Tué, enlevé, prisonnier de l'A.L.N. ? Personne ne le saura jamais. Gérard
Chérubino qui aurait aujourd'hui 38 ans a disparu "dans des
circonstances qui étaient de nature à mettre sa vie en danger". Lui et
quelques centaines de ses compatriotes. On imagine mal, aujourd'hui, vingt ans
après, ce qu'ont pu être les journées qui ont suivi la proclamation de
l'indépendance.
L'administration française, la police,
l'armée se sont évanouies comme par enchantement .
Depuis des mois les villes sont aux mains des terroristes F.L.N. contre O.A.S.
Exécutions, plasticages. La population Européenne semble ne pas vouloir
croire que tout est joué. À Oran des familles s'accrochent à ce qui fut
leur patrie. Elles veulent espérer un retournement miraculeux de la situation
et croient encore en l'O.A.S. dont les commandos ont déjà pris la mer en
direction de l'Espagne.
A midi, le 5 juillet des coups de feu éclatent
dans le centre d'Oran. Qui les a tiré ? On ne le saura jamais. Mais ces coups
de feu vont déclencher un des plus effroyables massacres que l'Algérie
ait jamais connu. Tout le monde tire. L'A.L.N. dont les éléments ne sont
plus, depuis le 1e' juillet des "rebelles"
mais des héros de la libération nationale ne parviennent pas à contenir la
foule ivre de haine. On se rue sur les quartiers européens. On arrête les
hommes les femmes, les enfants. L'armée française ?
Le général Katz
qui commande le secteur d'Oran, avouera plus tare avoir reçu des ordres
pour ne pas intervenir. Il obéit à l'effroyable consigne "venue
d'en haut" et ne fait pas un geste pour venir en aide à ses
compatriotes.
A la poste d'Oran, un employé s'est
barricadé dans la salle des communications. Comme d'un navire en train de
sombrer, il lance au monde entier des S.O.S. auxquels personne ne
répondra. Ces appels de détresse, relayés par les bâtiments qui croisent
en Méditerranée, parviennent à Madrid qui,
aussitôt, en informe le gouvernement français.
A
Paris, personne ne bouge.
Apparemment on a décidé de sacrifier Oran et sa population à la raison
d'Etat. De Gaulle attendait sans doute quelques "bavures".
Alors que de Paris, la radio évoque pudiquement "les incidents qui
se déroulent à Oran", les Oranais dès la fin de l'après-midi
comptent leurs disparus, pas moins de 2
000 !
Les cadavres jonchent les rues .
Pour un corps emporté par sa famille, ou abandonné sur place, car les
bateaux n'attendent pas, dix, vingt, trente autres restent introuvables. Chez
les Chérubino, l'angoisse, la terrible angoisse de l'incertitude
s'installe. "Mon père a passé des journées entières à la
morgue " raconte aujourd'hui Annie, la sœur cadette de Gérard
Chérubino, "pour tenter de reconnaître son fils, en vain. De folles
rumeurs se répandent dans les quartiers européens. On a vu les "djounoud"
de l'A.L.N, opérer des tris dans les commissariats. Ceux qui n'ont pas été
libérés ont été embarqués dans des camions. Vers quelle destination ? On
parle de camps de prisonniers. On parle aussi de cadavres
jetés par dizaines dans le "Petit Lac", entassés
dans des fosses hâtivement creusées et ensevelies sous la chaux vive.
L'Echo d'Oran le 6 juillet publie une liste
d'une cinquantaine de disparus. Gérard Chérubino est du nombre. Le
rédacteur du journal promet pour le lendemain "une liste plus
complète". Elle ne sera jamais publiée. "Il
y a eu des pressions" estime aujourd'hui Annie Chérubino.
Son père restera cinq ans en Algérie pour tenter de retrouver son fils. Cinq
ans d'espoirs et de dépressions, de fausses nouvelles, de vraies incertitudes.
Au bout de quelques mois, les décomptes sont faits : restent 635
personnes dont les corps n'ont pas été retrouvés.
Des Européens, évadés des camps établis à
la hâte par l'A.L.N. font état de témoignages
terrifiants. Un commandant Chaigneau parle de
tortures, de massacres. Et entre
les familles des "disparus", une bouleversante chaîne de
solidarité se crée : "Gardez espoir "écrit aux parents de Gérard,
le commandant Chaigneau, "car là-bas comme partout, nous avons
rencontré des Algériens compréhensifs, à côté des tortionnaires
cruels".
L'espoir ? Il s'amenuise au fil des jours.
Apparaît un capitaine qui affirme avoir vu Chérubino vivant. "Il
sera libéré dans quelques mois", affirme-t-il. Autre rumeur :
les prisonniers raflés dans les rues d'Oran seraient incarcérés à Cuba. La
douleur engendre des fantasmes. Dans cette affaire, la
carence du Gouvernement français est totale. Si les lettres que le
prince de Broglie, secrétaire d'Etat aux affaires algériennes,
adresse à la famille Chérubino témoignent d'une sincère compassion,
elles dénotent également une singulière impuissance.
Les rapports entre la France et l'Algérie sont
alors on ne peut plus ambigus. Trop de haine, de douleur, de rancœur,
d'incompréhension accumulés depuis près de dix ans ne facilitent pas la
tâche des consuls chargés de veiller aux besoins des Français devenus des
étrangers en Algérie. De plus, comment conduire une enquête de police quand
on connaît les circonstances dans lesquelles les "disparitions" se
sont produites ? Les témoins sont morts. Les "rapatriés"
dispersés en métropole. Quant aux Algériens, ils ont
apparemment d'autres chats à fouetter. Ben Khedda, Boumedienne, Ben Bella
se livrent une lutte sans merci. De quel poids pèse la mémoire d'un
adolescent, de dix, de cent, de six cent trente cinq personnes disparues par
une belle journée d'été et d'émeute ?
"Une attestation" du consul
général de France à Oran viendra, froidement, officialiser, le 16
mai 64, le désespoir des parents de Gérard Chérubino. Sur
formulaire administratif sans doute tiré à des centaines d'exemplaires, M.
le consul général atteste que "Selon la conviction commune au lieu
de notre résidence, les circonstances dans lesquelles M. Gérard
Chérubino a disparu le 5 juillet 62 à Oran étaient de nature à
mettre sa vie en danger".
Plus sincère, ou plus maladroit, Jean de Broglie écrira le 1er juin
de cette même année que "Nous
n'avons plus guère d'espoir au sujet des disparus du 5 juillet à Oran, le
Consul de cette ville a conclu à une présomption de décès en ce qui
concerne votre fils".
Des parents peuvent-ils vivre sur "une
présomption de décès". Sans doute non. Aussi les recherches
continuent-elles. On retrouve le capitaine qui, quelques mois, après le drame
avait fait naître le fol espoir. Ce dernier, rendu prudent, se rétracte
:
"Dans le courant du
mois d'août, je recueillai quelques rumeurs qui semblaient indiquer que des
Français blessés lors des événements étaient soignés et gardés par
l'A.L.N. Un jeune nègre d'Oran dont j'ignore le nom mais qui semblait bien
connaître M. Chérubino Gérard me déclara que ce jeune homme se
trouvait parmi ses Français. Il m'est naturellement difficile de donner une
valeur à cette déclaration".
Des associations de rapatriés voudront porter
l'affaire en justice, envisageront de publier "un livre blanc".
On les en dissuadera. Les Chérubino,
eux, écriront à tous les hôpitaux d'Algérie et de métropole. Qui sait,
peut-être leur fils est-il vivant, choqué, amnésique ? Ils écriront même
à Ben Bella. En vain. Pendant les cinq années que M. Chérubino
restera en Algérie, il fera la tournée des charniers. "Il y a
quelques mois, raconte Annie, des gens qui revenaient d'Oran m'ont dit
que les petits Arabes qui jouent sur les rives du Petit Lac trouvaient
encore aujourd'hui, des ossements humains".
Cette année, cette année seulement, Mme Chérubino
s'est résolue à se défaire des vêtements, des affaires personnelles de son
fils. Il n'y avait pas de camp à Cuba, ni d'amnésique dans les hôpitaux.
L'histoire a gommé les événements du 5
juillet à Oran . Mais le temps
n'a pas gommé le souvenir. Six cent trente cinq familles espèrent
aujourd'hui encore l'impossible miracle".
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