DÉMARCHE FAITE LE 30
MARS 1962
PAR LES REPRÉSENTANTS OFFICIELS
DE LA CROIX-ROUGE
ET DU CORPS MÉDICAL D'ORANIE
AUPRÈS DE L'AUTORITÉ RESPONSABLE DU MAINTIEN DE L'ORDRE
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EXTRAIT DU COMPTE RENDU
Audience ayant été
demandée la veille, ont été reçus par Monsieur le Préfet de Police d'Oran,
le vendredi 30 mars 1962 à 18 heures après vérification de leur identité et
fouille à corps minutieuse:
Les docteurs
Malméjac, Laborde, Labatut, Partes, Finas.
Le Docteur Laborde,
président du Conseil départemental des médecins d'Oranie, déclare qu'il se
voit dans l'obligation de protester solennellement:
— contre l'entrave
apportée par certaines forces de l'ordre à l'exercice normal de la profession
médicale. Il cite notamment:
-le cas du Docteur
Melenotte, médecin-chef de la clinique Front de Mer, qui n'a pas été
autorisé à rejoindre sa clinique;
- le cas du Docteur
Achard, chirurgien de garde à l'hôpital civil, le dimanche 25 mars, qui
n'a pu, dans l'après-midi, se rendre à l'hôpital où des blessés venaient
d'être admis;
- celui du Docteur
Bensadoun, anesthésiste de la clinique Couniot, qui, appelé pour un blessé
qui devait être opéré d'urgence, se vit refuser de passer par barrage et qui,
amené auprès du commandant responsable du secteur, n'obtint en réponse à son
insistance que les paroles suivantes:
«Je me fiche de
vos blessés. Vous ne passerez pas. »
Ces paroles pour le moins surprenantes de la part d'un officier sont livrées à
la méditation de Monsieur le Préfet de Police:
— contre le
caractère foncièrement illégal des perquisitions effectuées, par
effraction
«à la hache»,
dans plusieurs
cabinets médicaux en l'absence du médecin lui-même et de tout Membre du
Conseil de l'Ordre. Est rapporté notamment le cas du Docteur Puech:
porte du local professionnel enfoncée et laissée béante, dossiers médicaux
fouillés et éparpillés dans le plus grand désordre;
— contre le
caractère assez «particulier» de certaines de ces perquisitions, il cite
le cas du Docteur Macia chez qui, au cours d'une perquisition faite en
son absence, disparut une somme de 1 100 000 F (anciens). Ce médecin a
porté plainte auprès de Monsieur le Procureur de la République... en
dépit d'un coup de téléphone l'informant qu'il serait abattu s'il
faisait état de ce vol.
Le Docteur Labatut:
Président du Syndicat des Médecins d'Oranie:
— reparle des vols
d'argent, d'objets de valeur commis au cours de perquisitions domiciliaires et
précise que de tels faits ne sont malheureusement pas rares, qu'ils sont tout
particulièrement regrettables lorsque les victimes en sont de pauvres gens (ouvriers,
retraités,
concierges)
qui se voient voler leurs maigres économies... Ces faits sont d'une notoriété
publique telle qu'actuellement la plupart des femmes d'Oran portent sur elles,
dans une bourse, leurs bijoux et l'argent de leur maison, terrorisées qu'elles
sont à l'idée d'être
perquisitionnées et volées
;
— insiste sur la
brutalité avec laquelle sont faites certaines perquisitions (meubles
fracturés
ou éventrés inutilement, bibelots et sièges brisés, appartements saccagés, etc.)
et explique cette brutalité par le fait que, souvent, certains membres de
forces de l'ordre boivent l'alcool qu'ils trouvent dans les
appartements fouillés et, plus ou moins vite, ne sont plus en possession de
leur self-control.
— Attire l'attention
de Monsieur le Préfet de Police sur le fait que, de par leur
profession, les médecins sont amenés à constater, très directement, les
résultats pratiques de certaines opérations dites «de maintien de l'ordre»
: nombre, âge et sexe des blessés, nature et circonstances des blessures. Ces
constatations les obligent à déplorer que dans ces bilans figurent en forte
proportion des femmes et des enfants, blessés souvent par des armes
lourdes (mitrailleuses
de 12,7 ; canons de 37)
dont la nécessité d'emploi n'apparaît pas évidente, surtout aux Français
d'Algérie dont beaucoup ont eu l'expérience des «combats de rue» pendant la
dernière guerre;
— rapporte notamment
le cas de la famille Dubiton : à l'intérieur de leur appartement en
plein centre de la ville, devant la cathédrale, fenêtres et volets clos,
furent blessés gravement une femme de 24 ans, une fillette de 13 ans (amputation
de jambe)
et un enfant de 2
ans et demi (balle
explosive dans le genou).
Le Docteur Paires,
Président du Syndicat des Médecins hospitaliers :
— revient sur la
nécessité d'une libre circulation des médecins et aussi du personnel
para-médical (certains services chirurgicaux n'ont pas de médecins
anesthésistes mais des infirmières anesthésistes ou réanimatrices). Il cite
l'exemple de son aide-anesthésiste, qui, de barrage en barrage, a dû faire le
tour de la ville pour parvenir à l'hôpital où elle devait prendre son service
à 18 heures le 25 mars, et cela
après avoir reçu dans
sa voiture deux balles tirées à l'arrière par des membres du service d'ordre;
— fait part de sa
douloureuse émotion lorsqu'il apprit qu'un infirminier (Monsieur Buades)
avait été abattu par
des forces de l'ordre le 25 mars devant les portes
de l'hôpital
civil ;
— déplore que, ce
même 25 mars à 18 heures, à leur sortie du travail, plusieurs
membres du
personnel hospitalier aient été arrêtés, conduits dans un casernement et
gardés, bras en l'air et face au mur, jusqu'à minuit.
Le Docteur
Malmajac, délégué général adjoint de la
Croix-Rouge française
pour l'Oranie
— rapporte le cas du
Docteur Caggini
qui a vu, le 20 mars,
un membre des forces de l'ordre mitrailler un «Européen» déjà blessé, à terre,
et qui, ayant tenté de porter secours à ce blessé, en a été empêché
brutalement sous la menace des armes.
PROTESTATION DU BARREAU D'ORAN
Le Conseil de l'Ordre
des Avocats à la cour d'appel d'Oran,
Considérant
que la radio et la presse ont publié un communiqué rappelant : qu'il est
interdit de circuler et de stationner sur les terrasses des immeubles et sur
les balcons et que «le feu sera ouvert sans sommation sur les
contrevenants à partir du 23 avril».
Considérant
que par ce communiqué, le Préfet de Police reconnaît que c'est
conformément à ses ordres que les forces françaises à Oran se sont livrées à
certains agissements qu'on voulait croire, vu leur nature, l'œuvre personnelle
de militaires pris par l'action.
Considérant en
effet, que depuis le «cessez-le-feu»
les forces de l'ordre et plus spécialement les éléments blindés de la
garde mobile
ont, à de nombreuses reprises, et le plus souvent pendant des heures ouvrables
où les hommes sont à leur travail, ouvert le feu systématiquement, avec,
notamment,
des mitrailleuses
lourdes et des canons de 20 et de 37 mm,
sur les façades des
maisons, causant des dégâts aux immeubles et à l'intérieur des appartements.
Que bien plus et à
plusieurs reprises la ville a été aveuglément mitraillée par avion.
Considérant
que ces actions ont tué et blessé de nombreuses et innocentes victimes
réfugiées dans leurs appartements et notamment des femmes et des enfants...
Qu'une énumération
des attaques de cette nature est impossible, les appartements touchés étant au
nombre de centaines ; qu'on se bornera ici à citer, à titre d'exemple, les cas
de Mme Escoda Incarnation, mère de sept enfants,
tuée par les forces de
l'ordre...
Ému d'autre part,
— Par les conditions dans lesquelles les
locataires des étages supérieurs des immeubles Perret et de la Cité
Lescure, Semiramis, Commodore, Beaulieue, Saint-Michel, etc., se sont vu
enjoindre d'avoir à évacuer leurs appartements dans les deux heures.
— Par les enlèvements de nombreux Européens, hommes
et femmes…
Élève une protestation solennelle contre le mépris et la violation
systématiques, quotidiens et délibérés des régies les plus élémentaires de
l'humanité et du droit à la vie consacrés par la
Déclaration Universelle et la Convention Européenne des Droits et des Libertés
Fondamentales.
Délibéré à Oran, le
24 avril 1962
Le Bâtonnier:
yann berguerand
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