(Publié
par l'Echo de l'Oranie, édité à Nice, par M. Marcel Bellier (n° 70, juin
1971).
Vers dix heures, profitant de la voiture d'un
aumônier de l'A. C. I, je suis allée dans une maison de déménagement, au
fond de la rue de Mostaganem, pour m'entendre dire, bien sûr, qu'il n'y
aurait pas de cadres disponibles avant le mois d'octobre!...
Avec nous était M. le curé de Saint-Aimé
qui pensait partir dans la soirée par le Kairouan. Une grande
agitation régnait dans cette rue pourtant loin des quartiers musulmans et la
circulation était difficile au milieu des voitures aux couleurs de l'A. L. N.
et du F.L. N.
Ce n'était plus de la joie mais une démence sans mesure; et pour
nous, un malaise lourd d'angoisse.
Pour ne pas se heurter à un cortège plus
important qui semblait venir de la place Karguentah, les abbés qui
regagnaient le séminaire d'Eckmühl me laissèrent au bas du boulevard
Marceau. Un boulevard étrangement vide. A part un ou deux restaurants, tous
les magasins étaient fermés. Même vide dans les rues qui entourent le
plateau.
Je rentre vite. Il était près de midi. On
entendait des bruits confus de voitures, de klaxons et de coups de feu...
Vers treize heures, les coups de feu se
rapprochent. Ce n'est plus la fantasia; les rues sont désertes et les rares
voitures qui circulent passent en trombe. Je descends vérifier la fermeture
de la grande porte d'entrée... la précaution me paraît pourtant dérisoire
: les bâtiments communiquent avec ceux de la poste, ils sont vides eux aussi,
à demi incendiés, les ouvertures béantes.
Alors je me force à continuer mon travail mais
la fusillade se rapproche tellement!... J'ai connu d'autres fusillades,
d'autres crépitements de mitrailleuses, mais ce sont des bruits auxquels on
ne s'habitue pas et ceux-ci claquent si près qu'on dirait une grêle qui
fouette la maison.
Par un interstice dans un volet à peine
soulevé, j'ai toute la rue Dutertre en enfilade; sans doute, d'autres gens
guettent et tremblent comme moi derrière ces volets car ce cauchemar a
duré trois heures, des hommes se poursuivent en descendant la rue
Dutertre. Ceux qui n'étaient pas armés ne couraient pas longtemps; une
rafale les clouait sur place. Qui tuait? Qui mourait?... Je ne voyais pas
d'uniformes - mais les A. T. O. en avaient-ils? - seulement des
pistolets sans étui dans leur ceinture!
Aux détonations qui ébranlent la maison et
font vibrer les vitres s'ajoutent maintenant des hurlements, des hurlements de
fous, d'Indiens de western... C'est à peine soutenable. Des hommes hurlent,
tirent et courent de tous côtés;
il y a des cadavres partout.
Des coups de crosse ébranlent la porte... s'ils entraient, ce ne serait pas
la peine de se cacher... et pourtant, inconsciemment, je reste dans la
cuisine, la seule pièce qui n'a pas d'ouverture sur la rue, et je m'habille,
malgré la chaleur, je ne veux pas qu'on me trouve à demi vêtue.
Vers dix-sept heures, il y eut peu à peu moins
de cris, moins de tirs, et plus personne dans la rue. Où étaient donc les
militaires? Que faisait l'armée ... l'armée
qui devait nous protéger, était-elle devenue un otage?
Je n'ose pas encore lever les volets.
Ce silence de mort qui, maintenant, enveloppe
la ville, c'est tout ce qui reste de la fête... et ce qui domine en moi,
c'est l'immense angoisse qui va persister jusqu'au retour des miens.
Un bruit de camions dans la rue... des gens au
commissariat... ce sont les gardes mobiles qui viennent provisoirement y
installer leur P. G. Voir de si près des uniformes pourtant détestés, ce
fut à ce moment-là rassurant.
Alors je suis descendue. Dans la rue, il
y avait du sang partout, et des gosses, les rares gosses du
quartier qui n'étaient pas partis, ramassaient les douilles des balles en
criant :
« Quarante francs le kilo! »
Ce n'est que le lendemain que les nouvelles ont
commencé à circuler sur les horribles tueries qui ont ensanglanté tous les
quartiers.
Aux entrées de la ville, on arrêta les
Européens qui arrivaient de l'intérieur. Beaucoup devaient s'embarquer sur
le Kairouan.
Longtemps le « Petit
lac » resta rouge de sang.
Boulevard de Mascara et boulevard Joseph-Andrieu
les rares Européens qui circulaient furent les premières cibles, en même
temps que les concierges des immeubles de ces boulevards, une
soixantaine, massacrés sur place.
Vers dix heures, la horde que nous avions vu
déboucher place Karguentah se répandit dans le centre, dans les marchés,
les magasins, au Monoprix. Des musulmans réussirent pourtant à sauver
quelques clientes. Les femmes arabes étaient déchaînées, plus
cruelles que les hommes.
On eut le temps de fermer la Grande Poste; des
gens qui s'y étaient réfugiés y restèrent tout le jour.
Rue de la Bastille, le carnage fut atroce
;
les appartements envahis, les
gens tués chez eux.
Ceux que j'avais vu courir et tomber rue
Dutertre, c'était ceux qui avaient été surpris dans la rue, ou qu'on avait
fait sortir des cafés ou des restaurants.
Et la liste est longue, longue des disparus de
ce 5 juillet, et des jours qui suivirent.
Par son silence, l'autorité a
été complice des atrocités commises ce jour-là. La population européenne
d'Oran a été abandonnée au massacre.
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