Le scandale des disparus d’Algérie
Valeurs
Actuelles n° 3608 paru le 20 Janvier 2006
Recueilli par Gérard Cruz
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Des archives
nouvelles révèlent le sort atroce réservé
aux Européens d’Algérie après le cessez-le-feu du 19 mars 1962
Je
demeure engagé dans notre entreprise commune visant à traduire dans un traité
d’amitié notre partenariat d’exception. Il y va de l’avenir de notre pays et
de nos deux peuples. Ces lignes ont été adressées par Jacques Chirac,
début janvier, à Abdelaziz Bouteflika.
Plus que jamais, le chef de l’État souhaite la signature d’un traité d’amitié
entre les deux pays. À quel prix ? Le président algérien n’a cessé,
l’an dernier, d’appeler la France à faire repentance : « L’occupation
(française) a adopté la voie de l’extermination et du génocide qui s’est
inlassablement répété durant son règne funeste », accusait-il le 8 mai 2005 à
Sétif…
Or, dans le même
temps, la France lève le voile sur des archives effrayantes :
elles concernent les enlèvements d’Européens et les sévices infligés aux
harkis après le cessez-le-feu du 19 mars 1962.
Il s’agit de documents du 2e Bureau conservés au Service historique de l’armée
de terre : procès-verbaux de gendarmerie, dépêches et analyses du 2e Bureau,
listes, photographies…
Sous la pression
des familles de victimes et de la Mission interministérielle aux rapatriés, le
Quai d’Orsay a autorisé en juillet 2004 l’accès aux dossiers des
Européens disparus en 1962 : 2 281 dossiers contenant les correspondances
des ambassades et des consulats de France en Algérie, ainsi que des fiches
individuelles d’enquête établies par le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR). Ce qu’y découvrent les familles des disparus confine à l’horreur.
«
Probablement égorgé, cadavre jeté dans le four d’un bain maure
(témoin européen anonyme). » Viviane Ezagouri-Pinto a lu ces mots le 24
août 2004, quarante-deux ans après la disparition de son père dans les émeutes
du 5 juillet 1962 à Oran. « Pendant un an, j’ai perdu le sommeil, je ne
pouvais plus m’approcher d’une source de chaleur sans pleurer », raconte
cette Oranaise de 60 ans, anéantie par la brutalité de la nouvelle. Sans un
mot de condoléances, le ministère des Affaires étrangères lui a envoyé le
rapport établi le 21 août 1963 par la Croix-Rouge suisse, indiquant les
circonstances terribles de la mort de Joseph Pinto. « Nous voulons
savoir pourquoi la France a caché pendant quarante-deux ans qu’elle savait ce
qu’étaient devenus ces gens », dit Jocelyne Quesada, vice-présidente
de l’association des Oraniens.
Joseph Pinto était représentant de commerce. Il a disparu le 5 juillet
1962, date choisie par le FLN pour fêter l’indépendance nouvellement acquise. La
veille, les voitures de l’armée ont sillonné les rues d’Oran pour inciter les
pieds-noirs, apeurés, à sortir de chez eux
: « L’armée française garantit la sécurité des
Européens. Vous ne courez aucun danger ! »
Vers dix heures, Joseph Pinto décide d’aller “sentir l’atmosphère”. Le
rapport de la Croix-Rouge précise : « L’enlèvement a eu lieu à 15 h 30, rue
Léon-Djéan, à hauteur du n° 18… » Sa fille sort elle aussi rejoindre son
fiancé. Tous deux sont arrêtés, mais rapidement libérés par un commandant de
l’Armée de libération nationale qui la connaissait de vue.
Vers onze heures et demie, après un tir de rafale, civils et militaires
musulmans de l’ALN entament une chasse à l’Européen.
« On rafale, on égorge, on entasse les otages dans
des camions qui les emmènent en direction de l’aéroport ou derrière le
commissariat central. C’est la boucherie »,
raconte Geneviève de Ternant dans l’Agonie d’Oran. Le général Katz,
alors commandant du secteur autonome d’Oran, accuse l’OAS d’être à l’origine
du coup de feu initial. Le journal de marche du 4e zouave parle d’une rafale
tirée par « un individu musulman (vêtu d’une robe verte) ».
Le 6 août 1962,
les Pinto, en Algérie depuis cent dix ans, partent définitivement sur
le bateau des rescapés du 5 juillet, l’Exodus. Jean de Broglie,
secrétaire d’État aux Affaires étrangères, leur envoie un courrier le 19
septembre 1963. Il parle de « forte présomption de décès », expliquant
sans plus de précisions qu’« il n’y a malheureusement plus d’espoir de
retrouver en vie Joseph Pinto ». Une lettre type est envoyée à un très
grand nombre de familles. En 1967, les Pinto reçoivent un certificat de
décès, délivré automatiquement au bout de cinq ans. À chaque fois, il leur est
répété que le gouvernement met tout en œuvre pour le retrouver…
Plus de nouvelles jusqu’en 2004. Informée de l’ouverture des archives,
Viviane remplit un formulaire sur le site Internet du ministère des Affaires
étrangères. Un mois plus tard, elle lit la formule habituelle, « Ci-joint
copie des documents conservés à Paris » avant de découvrir la terrible
vérité :
« Probablement égorgé ».
« Je connais enfin le sort de mon père, mais à quel prix ! », déplore
Viviane. Elle repense aux journées passées à chercher son père, dans les
bureaux, les hôpitaux, les morgues, à la mairie, sans pouvoir accéder au stade
où étaient parqués des centaines de prisonniers. Elle se souvient des photos des
massacres prises par les gendarmes, sur l’une desquelles elle avait reconnu une
marchande de loterie. « Les photos des cadavres existent, nous demandons à
les consulter : nous avons le droit de savoir où ont été enterrés les corps de
nos proches. »
Depuis août 1963, l’Algérie et la France étaient en possession des résultats
de l’enquête concernant les disparus européens, résultats que les deux pays
ont décidé de ne pas rendre publics.
« Ils ont voulu étouffer l’affaire ! »,
clament les associations de rapatriés. Pour elles, le gouvernement de l’époque
a empêché les militaires présents à Oran d’intervenir pour arrêter le
massacre, se rendant complice des assassins. « L’armée est intervenue
sur-le-champ », rétorque le général Katz. Une affirmation en
contradiction avec le journal de marche et d’opérations (JMO) manuscrit de
l’armée française, sur lequel figure, après la fusillade, cette indication :
« Les troupes restent consignées. »
Il y a eu cependant quelques actions individuelles, notamment celles des 2e et
4e zouaves ou du 8e Rima, qui ont permis de sauver un grand nombre de civils
européens. « Il ne s’agit pas d’une intervention générale de l’armée
française (…), mais de la décision de se soustraire partiellement à la rigueur
des directives de l’état-major français, devant l’ampleur et la gravité
inattendues des troubles », explique l’historien Jean Monneret dans
la Phase finale de la guerre d’Algérie.
Abdelaziz
Bouteflika
veut que la France fasse repentance et la France veut son traité d’amitié. Le
17 octobre 2001, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, a déposé sur le
boulevard Saint-Michel une plaque « à la mémoire des nombreux Algériens tués
lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre
1962 ».
L’an dernier,
le gouvernement a demandé pardon
pour les événements du 8 mai 1945 à Sétif.
Oublier les victimes de la fusillade de la rue
d’Isly à Alger le 26 mars 1962 ou les massacres du 5 juillet serait une
injustice.
L’administration a fait preuve d’une froideur choquante.
Le 22 septembre 1995, Jacques Chirac avait reconnu la responsabilité du
gouvernement de l’époque, affirmant :
« La France, en quittant le sol algérien, n’a pas
su sauver ses enfants… Il faut réparer aujourd’hui les erreurs qui ont été
commises. »
Dix ans après, Bernard Coll, secrétaire général de l’association Jeune
pied-noir, demande « la reconnaissance officielle de la responsabilité de
l’État, à travers l’abandon et l’absence de protection, la non-évacuation ou
non-récupération des Français d’Algérie de toutes origines, harkis,
pieds-noirs et amis, dans les massacres et disparitions » postérieurs au
19 mars.
L’administration
française, en envoyant d’une manière aussi brutale le rapport de la
Croix-Rouge, a fait preuve d’une froideur choquante. « Ils ne se sont pas
rendu compte combien ça pouvait faire mal », explique Viviane.
Depuis, les choses
ont évolué, et le ministère a changé d’attitude : les formulations se sont
affinées. Au rapport envoyé à M. Fulgencio, dont la mère et le frère ont
disparu, a été joint ce message de condoléances : « Dans cette douloureuse
circonstance, soyez assurés que les plus hautes instances de la République sont
sensibles à votre peine. » Avant d’envoyer le rapport, le Quai d’Orsay
propose désormais un psychologue et vérifie que les familles sont soutenues et
préparées au choc.
La campagne
réduisant la présence française en Algérie à cent trente ans de violences et de
morts est loin d’être terminée. Mais l’ouverture de ces nouveaux fonds
d’archives laisse espérer une approche des faits plus objective et surtout plus
historique, fondée sur des preuves tangibles.
Agnès Lacombe
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