JE NE REGRETTE RIEN
Par Pierre SERGENT
Chez Fayard |
LES
BARRICADES ET LA LÉGION ÉTRANGÈRE
PARTIE
2
EXTRAITS
P. 346
à
354
Les cadres du R. E. P. ne
connaissaient pas tous les éléments de l’affaire. Ils ne détenaient aucun
secret. Néanmoins, ils avaient déjà un pressentiment : la partie était mal
engagée et les chances inégales. D'un côté, une poignée de braves gens, sans
moyens, comptant sur une armée qui leur glissait entre les mains, de l'autre un
homme de caractère et l'État.
Pour tenter de comprendre où il
voulait en venir, deux capitaines du R. E. P. rendirent visite à
Pierre Lagaillarde qu ils connaissaient bien. Ils contournèrent le camp
retranché et se présentèrent aux Facultés par la porte du haut. Ici, tout
donnait une impression d'ordre et de discipline. Il y avait un poste de police,
des sentinelles et des plantons. Aucune trace de laisser-aller. Et cela
contrastait fort avec l'ambiance folklorique qui régnait au P. C. Ortiz.
Les capitaines furent chaleureusement accueillis par le député d'Alger. Ils lui
demandèrent des éclaircissements sur ses intentions, insistant sur le danger
qu'il y avait à s'enfermer et sur la nécessité d'étendre le mouvement au reste
de l'Algérie.
« D'accord,
répondit Lagaillarde. Il faut que le mouvement fasse tache d'huile, et
je m'y emploie. J'ai de fréquents
rapports avec l'extérieur, j'envoie des émissaires dans toutes les directions et
je suis très satisfait de la tournure actuelle des événements. Oran va bouger.
La Mitidja est ralliée. L'affaire se présente très bien. »
Les deux officiers furent surpris par
l'assurance du député. Ils craignaient que cette tactique séduisante ne fût
bâtie sur des illusions.
« Ne pensez-vous pas qu'il faille
accélérer la cadence?
Demanda l’un d’eux. Ne pouvons-nous rien faire pour vous y aider ?
— Je ne suis pas pressé. Je
procède
méthodiquement et
lorsque je disposerai de
l'adhésion de la plus grande partie de l’arrière-pays, je pourrai discuter avec
le pouvoir. Les conversations qui se déroulent chez Ortiz ne
m'intéressent pas. C'est du folklore. J'ai le temps.
— Dans l’immédiat, reprit le
plus ancien des capitaines, que pouvons-nous
faire pour vous ?
— Me procurer des rations
conditionnées, car il faut que je puisse tenir si je suis coupé du reste de la
ville. »
Les officiers du R. E. P. s'en
allèrent en hochant la tête. Ils n'avaient pas besoin de mots pour se
comprendre. Les insurgés couraient à l'échec.
Il était 19 heures
quand le général Gracieux, commandant la 10e D. P., vint au P.
C. du 1er R. E. P. Il tenait à apporter lui-même une nouvelle
d'importance : de hautes personnalités, peut-être le Premier ministre Michel
Debré,
allaient venir à Alger.
Le général voulait se rendre compte de l'atmosphère qui régnait à proximité du
camp retranché, une atmosphère que l’on disait particulièrement détendue.
Insurgés et parachutistes fraternisaient effectivement, partageant rations et
cigarettes. On pouvait se demander si les barricades constituaient entre eux une
séparation ou un trait d'union. La thèse présentée par les colonels
parachutistes aux autorités était appuyée sur le fait que la prise du camp
retranché coûterait trop cher en hommes. Ordre fut donné
de « raidir le dispositif pour la nuit et pour la journée du 26 ».
Il fallait prouver à Debré
que les chefs militaires ne pactisaient pas avec les insurgés et que leur
loyalisme ne pouvait être suspecté. Ils se trouvaient arrêtés par des impératifs
techniques et le souci de ne pas verser inutilement le sang. Thèse bien fragile,
destinée à gagner du temps. Le gouvernement ne pouvait tolérer d'être tenu en
échec par une poignée d'hommes. Il ne pouvait pas non plus se résoudre de gaieté
de cœur à faire ouvrir le feu sur une population française. Dilemme... Les
adversaires de la politique gaulliste espéraient que l'autorité du général De
Gaulle sortirait amoindrie, sinon brisée, de l'épreuve.
Le dispositif fut donc raidi, la
fraternisation arrêtée.
Des officiers du R. E. P. allèrent expliquer aux insurgés les motifs de
cette attitude. Mais le climat s'alourdit.
La radio s'en mêlait, à présent. Des
reporters décrivaient avec force détails les préparatifs qui se déroulaient sous
leurs yeux. Ils laissaient entendre qu'un assaut se préparait contre le réduit.
C'est dans ce climat de tension et de
nervosité extrême que les colonels furent convoqués chez Challe. Une
brochette de généraux était également là : Crépin,
Gracieux, Toulouse, Gilles.
Après un discours assez alambiqué du commandant en chef, chacun émit un avis sur
la conduite à tenir. Il n'en sortait qu'une certitude : on ne tirerait pas sur
les assiégés. Debré
apparut, visage défait, flanqué du ministre des Armées, Guillaumat, et de
Morin, secrétaire d'État aux Affaires algériennes. Le Premier ministre
reçut les officiers, les uns après les autres, dans le bureau de Challe.
Quand son tour arriva, Dufour se contenta de dire que les Algériens
étaient profondément déçus par la politique du général et que l’on sentait un
glissement vers on ne savait trop quel abandon.
« Paris ayant bien valu une messe,
dit-il, l'Algérie
vaut bien deux simples mots : « Algérie française. »
—
Prenez note »,
dit Debré
en se tournant vers Guillaumat.
Les audiences terminées, le Premier
ministre vint dans la salle de réunion où se trouvaient les colonels. Des
quelques mots qu'il prononça, on ne pouvait tirer qu'une certitude :
penser que Paris abandonnerait l'Algérie
était un outrage...
Avant de quitter la pièce, il fit le
tour de la table pour prendre congé des officiers. Georges de Boissieu
refusa la main tendue.
Dufour dormait. A 5 heures du
matin, le 26 janvier, on l'appela au téléphone. Il devait immédiatement
partir à Paris pour voir De Gaulle. Départ de l'aérodrome militaire de
Bouferik. Boissieu était du voyage.
Zéralda...
Un costume civil... Boufarik... Le D. C. 3 du commandant en
chef... Villacoublay.
Il était 15 heures précises quand le Président de la République dit à
Bonneval :
« Faites entrer Dufour. »
De Gaulle
vint accueillir son visiteur à la porte de son bureau :
«
Tiens, dit-il, vous êtes en civil?
— Pour voyager plus commodément,
mon général. » De
Gaulle le fit asseoir et prit place derrière le bureau. «Voyons,
Dufour, racontez-moi ce qui s'est passé.»
Le colonel exposa le déroulement de
l'affaire telle qu'il l'avait vue. Le général écoutait attentivement. Sans
l'interrompre.
« Pour que tout rentre immédiatement
dans l'ordre, conclut
Dufour, il suffirait que vous prononciez deux
mots, mon général
: Algérie française.
— Bien, dit De Gaulle.
Mais il
y a tout de même eu des
gendarmes tués et d'autres
blessés. »
II enchaîna en évoquant son plan
d'autodétermination, et ajouta :
« Tous les musulmans qui s'assoient
dans le fauteuil où vous êtes sont pour l'indépendance.
— Mon général, répliqua Dufour,
je pourrais y faire asseoir neuf millions d'individus qui ne la veulent pas.
— Allons,
Dufour, vous ne ferez jamais des Français
de ces habitants des bidonvilles. Et d'abord, ils ne sont même pas chrétiens ! »
Le colonel parla de la population de
souche européenne. De Gaulle l'interrompit :
« Vous écoutez ces gens d'Algérie,
vous? Des braillards! Crier, c'est tout ce qu'ils savent faire : des Marseillais
à la puissance 10 !
Avant
de clore l'entretien, le chef de l'État rappela qu'il fallait trouver une
solution à ce problème algérois,
« Je vous laisse le choix des moyens,
dit-il, mais il faut en finir au plus vite.
»
De Gaulle
se leva, tendit la main au colonel et le raccompagna jusqu'à la porte de son
bureau.
« Le général en sait assez,
dit Bonneval quelques instants plus tard. Il ne recevra pas Boissieu.
»
*
En fait, De Gaulle changea d’avis. Il convoqua Boissieu vers 6heures du soir.
Le lendemain, les deux colonels
revenaient à Alger. Ils rendirent compte à Challe de leur mission :
« Je me suis heurté à un mur,
dit Dufour, Rien
à faire. Il ne fera pas le moindre
pas en arrière ou de côté. »
Dans la journée de mardi, le régiment
avait été relevé par le 14e régiment de chasseurs-parachutistes pour
prendre un peu de repos à Zéralda.
Mais dès le lendemain, mercredi 27, il revint à Alger où il reprit
ses anciennes positions. Le P. G. du régiment fut installé au premier étage du
Grill-room qui domine le Plateau des Glières.
L'attente reprit.
Le jeudi 28 janvier fut marqué
par un coup de théâtre : Delouvrier et Challe avaient quitté
clandestinement Alger pour se réfugier à La Reghaia. Le général
Gracieux, nommé commandant du Secteur Alger-Sahel en remplacement du
colonel Fonde, devenait le chef tout-puissant de la capitale de
l'Algérie. La ville était désormais aux mains des parachutistes.
La surprise fut totale. Fallait-il
considérer la fuite des autorités comme une dérobade ou comme un moyen de
conserver leur liberté d'action? La réponse fut ambiguë. Elle prit la forme d'un
discours fleuve que fit le délégué général à la Radio.
A peine la nouvelle de la fuite des
autorités civiles et militaires était-elle parvenue qu'un homme arriva
précipitamment au Grill-room. Cet homme angoissé, c'était
Grima Johnson, vice-consul des États-Unis à Alger.
« C'est dramatique,
dit-il à un capitaine du 1er R. E. P., nous ne sommes plus
protégés, le consul
général et moi. Nous sommes avec nos familles à la merci de ceux qui s'en
prennent aux Américains chaque fois qu'il y a une manifestation. Qu'allons nous
devenir? J'avais l'intention d'essayer de rejoindre La Reghaia, qu'en
pensez-vous ?»
La crainte du fonctionnaire américain
était justifiée. Les Algérois n'approuvaient pas le rôle du gouvernement de
Washington depuis le début du conflit algérien, et les accusations de
colonialisme dont il était question dans la presse d’outre-Atlantique les
faisant fulminer. Chaque fois que la température montait à Alger, les vitres de
la Maison des Etat-Unies volaient en éclat et les locaux étaient saccagés.
« Restez à Alger,
répondit le capitaine. Le 1er R. E.P. assurera votre
protection. Je suis certain que le colonel Dufour donnera son accord.
»
N était-ce pas le moment de se
montrer grand seigneur ?
Protéger des ressortissants de la
toute-puissante Amérique n'est pas donné à tout le monde et ce ne fut pas sans
un certain plaisir que le 1er R. E.P. prit la responsabilité
de la sécurité des consuls américains et de leurs familles.
Vingt-quatre heures après l'isolement
d'Alger, le vendredi 29 janvier
à 20 heures,
le général De Gaulle s'adressa aux Français. Il faisait un long discours
lui aussi, mais d'une autre facture ! C'était une réponse au délégué général.
Bien plus qu'une réponse : un démenti. La grande compréhension du chef de l'Etat
à laquelle on était en droit de s'attendre après les jérémiades de Delouvrier
s'était bel et bien envolée. Pas une virgule n'était modifiée à la politique
algérienne du gouvernement. Ce serait l'autodétermination
des populations dont la France se contenterait d'entériner les décisions.
Quant à l'ordre
public, il devrait être rétabli par tous les moyens.
C'était net. Ceux qui avaient rêvé de
« faire pression »
sur De Gaulle avaient perdu.
Alors le désespoir envahit le cœur
des Algérois. Il venait de pleuvoir à verse. La nuit tombait. Devant la Grande
Poste, des groupes discutaient âprement. On entourait des officiers de Bérets
verts.
Hommes et femmes d'Alger
apostrophaient les légionnaires-paras, les suppliaient, se jetaient à leurs
pieds avec toute l'exaltation méditerranéenne. On entendait, au milieu des
sanglots et des cris, les mots, les arguments que les officiers du R. E. P.
connaissaient par cœur ou comprenaient sans peine :
« Ils veulent rester français... » «
L'armée nous lâche... » « Nous sommes des Français comme vous... »
D'autres cris avaient un accent plus neuf, plus direct, plus troublant :
« Prenez la ville... » « Parlez
à la Radio... » « Chassez ceux de La Reghaia...»
C'était pathétique. Une foule peut
être pathétique. Et les guerriers du R. E. P. se sentaient proches de
tous ces gens pour qui, au fond, ils se battaient aussi. On discutait
fiévreusement parmi les compagnies. Chefs de section, sous-officiers étaient
appelés à donner leur avis. Que faire? Si l’on ne savait que pas faire, comment
savoir que faire? Ces réunions brûlantes, où les moins gradés donnaient de la
voix, avaient une curieuse allure de Soviets des soldats. Hélas pour ceux qui
déjà l'âme de commissaires du peuple, Alger n'avait pas
faim!
Le commandant de compagnie le
plus ancien du 1er R. E. P. proposa à
Dufour de franchir le
Rubicon de la révolution :
« Mon colonel,
dit-il, De Gaulle a maintenu ses positions
et les événements se retournent contre nous. C'est l’épreuve de force. Nous
avons encore une chance si nous réagissons :. Pour ma part, je suis prêt à
passer derrière les barricades avec toute ma compagnie.
Un autre commandant de compagnie est disposé
à me suivre avec son unité. Si vous acceptez, je peux aussitôt, du balcon d'Ortiz,
adresser un message à mes camarades de l'armée pour qu'ils choisissent. Notre
intervention peut créer un choc psychologique.
— Non, répliqua le colonel.
Nous avons marqué des
points. Cette phase est terminée, nous ne pouvons rien en tirer de plus. Il faut
savoir abandonner du terrain sans se laisser
enfermer. Les
barricades doivent tomber d'elles-mêmes
maintenant. »
Le capitaine restait immobile,
mâchoires serrées, comme un soldat au garde-à-vous. Mais ce n'était pas une
marque de respect ni un signe d'obéissance à l'ordre. C'était autre chose. Il
était devenu une pierre. Il écoutait sans les entendre — comme De Gaulle
devant Dufour, justement — les pauvres arguments de l'abandon.
Les points marqués ? Mais ils étaient
au compte de De Gaulle, bien évidemment ! Ne pas se laisser enfermer?
C'est la fuite en avant, tactique bien connue, depuis longtemps. En somme, les
partisans de l'Algérie française avaient presque remporté une victoire? C'était
dérisoire.
Le capitaine, cependant, ne dit rien,
ne fit rien, non plus que que ses camarades. Pouvait-il, à lui seul,
pouvaient-ils à quelques-uns se montrer plus farouches partisans de l'Algérie
française que tous les colonels qui, depuis six jours, dans l'ombre des
barricades, menaient le combat ?
Il fallait renoncer. L'ordre régna au
1er R. E. P.
C'était la fin. Le régiment allait
vivre trois jours d'angoisse. Lorsqu'il se fut rendu compte que le reste de
l'Algérie ne suivait pas, que l'armée s'indignait, que la métropole
manifestait son appréhension, Dufour comprit qu'il fallait en finir. Par
son prestige personnel, il devint l'arbitre de la situation. Secondé par Broizat,
il allait tout faire pour que Lagaillarde et Ortiz renoncent à
leur entreprise assez vite pour que le sang ne coule pas. Dufour savait
que le 1er R. E. P. serait relevé le lundi par des unités qui
auraient moins de scrupules que les parachutistes de la 10e D. P.
envers les Algérois. Il fallait trouver la solution avant. Le P. C. du 1er
R. E. P. devint le centre nerveux d'Alger. De partout, on venait aux
nouvelles.
Le samedi 30 janvier,
au matin, Dufour et Broizat sommèrent Ortiz et
Lagaillarde d'abandonner leur résistance devenue vaine. A 14 h 30, se voyant
abandonné par ses derniers amis militaires, Lagaillarde fit au micro du
P. G. Ortiz une déclaration : il rejetait l'ultimatum de Paris
d'avoir à capituler sans condition, et il prenait rengagement de mettre les
compagnies opérationnelles du camp retranché à la disposition du commandement
pour lutter contre le
F. L. N.
Presque au même instant, le colonel
Favreau, commandant le 5e régiment étranger d'infanterie,
diffusait dans son régiment, qui était arrivé à Alger avec la 11e
division d'infanterie, des directives de maintien de l’ordre qui donnaient aux
insurgés une idée de ce qui pourrait arriver.
Favreau
rappelait que la Légion étrangère était venue la première sur la terre d'Afrique
et qu’ « elle n'avait de leçon
de patriotisme à recevoir de personne
». Puis, il définissait les principes qui devraient guider l'attitude du 5° R.
E. I
:
«
Honneur
: on ne tire pas sur les Français.
« Fidélité
: on exécute l'ordre reçu à n'importe quel prix.
« Valeur
: sans objet.
« Discipline :
impassibilité, calme,
indifférence affectée, silence total, seul rompu par les commandements et les
ordres. »
La contradiction entre les impératifs
de l'Honneur et ceux de la Fidélité était flagrante, mais, grâce au ciel, la
Légion n'eut pas à choisir. En évoquant la possibilité de mettre ses hommes à la
disposition du commandement pour se battre contre les troupes du F. L. N.,
Lagaillarde avait ouvert une porte que les chefs militaires s'empressèrent
de franchir.
Les tractations entre Dufour
et les chefs des insurgés allèrent bon train, cependant que l'ordre était donné
aux compagnies qui encerclaient le camp retranché de durcir le « blocus ». Leur
attitude de plus en plus ferme devait prouver aux insurgés que les instructions
données par les colonels étaient prises au sérieux. Il fallait que les chefs de
l'insurrection, impressionnés par la détermination de leurs amis parachutistes,
finissent par céder.
Dimanche 31 janvier
: pour le 1er R. E. P., ce devait être le jour le plus long de
la semaine des barricades. Entre ces barricades et la foule, le régiment serait
le barrage. Stoïques, de pied ferme sinon de cœur ferme, les
légionnaires-parachutistes contiendraient la mer. Des gardes mobiles n'y
auraient pas résisté.
Eux si. Pour les Algérois, les Bérets verts étaient encore porteurs d'espérance.
Ils les aimaient. Les légionnaires ne seraient pas attaqués, seulement pressés,
presque submergés.
Leurs poitrines n'y suffiraient pas.
Dès le matin, une file ininterrompue de camions interdisait l'accès du
Plateau des Glières.
Les légionnaires s'y adossèrent. Et la foule s'amassa.
Puis elle s'élança. En vain. Le
régiment tenait. Au milieu de la matinée, un manifestant réussit à pénétrer dans
la cabine d'un G. M. C, II desserra le frein. Le camion bougea. Une brèche était
ouverte. La foule s'engouffra. Mais que pouvait-elle faire? Rien. Les premiers
rangs, avec exaltation, serraient la main des insurgés par-dessus les
barricades. Ce fut tout.
Le barrage se referma.
A 11 heures, instants d'accalmie :
les hauts-parleurs du P. G. Ortiz retransmettaient la messe du dimanche.
Puis, comme si une cathédrale se vidait, les abords du Plateau des Glières
furent peu à peu désertés. La plupart des Algérois rentraient chez eux. Ceux qui
restaient furent refoulés en dehors du
No man’s land. Et le
R.E..P. renforça le barrage.
L'attente reprit. Et de nouveau, au
début de l'après-midi, la foule revint, plus compacte, plus énervée. Devant le
renforcement du dispositif, elle se sentait définitivement coupée de ceux
qu'elle considérait comme ses héros. Elle s'inquiétait : cela signifiait-il que
les légionnaires allaient donner l'assaut au camp retranché?
Elle se rua, houle menaçante. Les
légionnaires tinrent bon. Flux. Reflux. Coups, Cris. Ce n'était pas les
légionnaires qui criaient, qui frappaient. Au coude à coude, ils baissaient la
tête, rentraient la poitrine, ne bougeaient pas, ne disaient rien. Leur calme,
face au déchaînement, était impressionnant.
Mais c’était miracle. Miracle que la
mince muraille des hommes en tenue léopard retînt la population déchaînée. Les
légionnaires étaient irrésistiblement poussés contre leurs camions. Ils s'arc-boutaient.
Hommes contre foule. Et l'on voyait parfois la masse des camions osciller
dangereusement, se renverser presque, retomber, se soulever de nouveau... La
folie. Elle dura jusqu'à la nuit.
Au soir, les légionnaires étaient
épuisés. Physiquement et moralement. Avec amertume, ils parlaient des combats
contre les fellagha comme d'une délivrance. Non, ils n'étaient pas faits pour ce
métier de gendarmes. Au Grill-room, régnait la même ambiance, triste et
désabusée. Puisque la fin était maintenant inéluctable les officiers voulaient
que le camp retranché se vide pendant la nuit.
Arbitre infatigable, Dufour ne
cessait de proposer des arrangements. Il sollicitait la générosité des autorités
et la compréhension des insurgés. Il obtint que l'honneur soit sauf et que les
hommes qui s'étaient dressés contre l'autorité de l’Etat puissent aller se
battre librement contre le F, L. N. Seuls les chefs, en particulier
Lagaillarde et Ortiz, devraient s'expliquer devant la justice.
Il était 8 heures du matin, lundi 1er
février, quand la nouvelle
de la disparition d'Ortiz parvint au P. G. du 1er R. E, P.
Dans les Facultés, Lagaillarde et ses hommes tenaient encore. Ils
parlaient de se faire sauter. Dufour réussit à les en dissuader. En
contrepartie, ils pourraient quitter les barricades avec leurs armes, en rangs,
drapeau en tête. Et ils seraient dirigés directement vers Zéralda
où ils constitueraient un commando.
A 11 h 30, venant de la rue
Charles-Péguy,
apparurent les insurgés des Facultés. En tête, comme à la parade, marchait
Pierre Lagaiîlarde,
raide dans son uniforme léopard. Ses yeux ne cillèrent pas quand, à son arrivée
à hauteur du mât dressé dans le camp retranché, le drapeau fut amené, dans un
geste aussi improvisé que symbolique. A l'extérieur de l'enceinte du camp, le
capitaine de la 1re compagnie du 1er R. E. P.
commanda : « Présentez
armes! »
Lagaillarde
sortit du camp, suivi de ses hommes qui marchaient au pas. Les barricades
étaient tombées. Mais le 1er R. E.P. n'allait jamais oublier
la semaine dramatique qu'il venait de vivre au cœur du problème algérien. C'est
peut-être ce jour-là, le 1er février
1960, qu'il commença à se
sentir, lui aussi, condamné
à mort.
FIN DES BARRICADES
|