CE QUE JE N’AI PAS DIT
Par Le général
JOUHAUD
Chez
Fayard
13 Mai 58 |
Partie 2
«
RÉSURRECTION
2 »
Le
général De Gaulle n'est pas devenu président du Conseil sans rencontrer
de nombreuses difficultés. Bien que notoirement incapables de dénouer la crise,
les parlementaires s'efforçaient de trouver une solution. Ils excluaient
toutefois autant un cabinet d'union nationale que De Gaulle, et la France
n'était plus gouvernée. L'ancien chef de la France libre s'impatientait, mais il
désirait manifestement parvenir aux affaires dans la légalité. Il ne fit
cependant aucune objection aux intentions de son entourage qui, conscient des
obstacles se dressant chaque jour sur le chemin du pouvoir, envisagea une
opération militaire, destinée, selon les uns, à clarifier la situation par la
force, considérée par d'autres comme une simple menace qui obligerait le
gouvernement Pflimlin à s'incliner devant De Gaulle. Ainsi fut
élaborée l'opération «
Résurrection », dont il
convient de préciser quelques points.
C'est le commandant Vitasse, de l'état-major du général Massu, qui
en a été la cheville ouvrière. Déposé par avion au petit matin, le 18 mai,
à Pau, cet officier, avec beaucoup de dynamisme, prendra tant en province qu'à
Paris de nombreux contacts avec les milieux militaires et civils. Son ordre de
mission, comportant les signatures de Salan, Jouhaud, Massu, lui ouvrira
de nombreuses portes. Dans ses grandes lignes, l'opération consistait à réunir à
Paris une force composée de parachutistes, d'éléments blindés et de fantassins,
groupement représentant un ensemble non négligeable. Avait-on l'intention de
s'en servir et, dans ce cas, l'ordre d'exécution de
« Résurrection »
a-t-il été donné ? Précisons ces deux points.
2.
Chronologie sommaire de «Résurrection»,
opération dont la mise sur pied fut assez complexe.
-
18 mai. Le commandant Vitasse est déposé à Pau pour préparer
«Résurrection».
-
27 mai. A 1 heure, les généraux Salan, Massu, compte tenu des
informations que leur présente le commandant Vitasse, décident de la date
d'exécution de « Résurrection
» : 30 mai,
à
partir de 2 h 30.
A
9 heures,
le
commandant Vitasse, de retour à Paris, apprend qu'un haut comité
militaire parisien coifferait l'opération, sans faire appel aux forces
d'Algérie. A 10 heures, Michel Debré
arbitre.
-
28 mai. A 16 heures, étude dans le bureau du général Salan
de l'opération «Résurrection ». Il demande au général Jouhaud de
reprendre cette étude.
-
29 mai. Dès
le début
de
la matinée, la question du transport aérien est mise sur pied. 75 heures,
le général Jouhaud reçoit du général Gelée
le top pour « Résurrection
» : 30 mai à partir de 2 h 30. 15 heures, en Métropole, premiers
décollages de la Région parisienne vers le Sud-Ouest.
15 h 30,
Paris annule ordre opération.
16 heures,
les avions en route vers le Sud-Ouest sont rappelés en vol.
Dès son arrivée en France, le
commandant Vitasse s'est assuré du concours des généraux Miquel et
Descours, commandant respectivement les régions militaires de Toulouse et
de Lyon. Descours prend contact avec les généraux Gillot et
Widerspach-Thor, qui occupent des fonctions identiques aux siennes à
Marseille et à Dijon. La France militaire est ainsi sérieusement structurée. En
outre, Vitasse a reçu l'adhésion des colonels Château-Jobert,
Brothier, Devisme, qui
sont à la tête des unités de parachutistes de Pau et Mont-de-Marsan. Il peut
aussi compter sur l'engagement du groupement de Rambouillet, du bataillon de
Joinville, de quatre compagnies de C.R.S., et du train des équipages... L'outil
est solide ; aucune difficulté n'est à prévoir dans l'une ou l'autre des deux
hypothèses qui ont été étudiées à Alger, De Gaulle arrivant au pouvoir,
soit dans la légalité, soit par la force :
- Dans la légalité, l'armée aurait à
assurer la surveillance de tous les points sensibles en France et protégerait
l'ensemble du territoire contre les réactions extrémistes ;
- Par la force, un dispositif
militaire serait mis en place pour permettre l'atterrissage à Paris et dans
d'autres villes de France des parachutistes venant du Sud-Ouest et d'Algérie.
Le général Salan est le maître
de la manœuvre, bien qu'en France il doive compter avec les intentions du
général Gelée,
chef d'état-major de l'armée de l'air, qui n'a aucune relation avec le général
Miquel, désigné pourtant par Alger pour prendre la direction de
l'opération en Métropole. Quel est l'état d'esprit du général Salan ? Je
crois pouvoir affirmer que, s'il ne rejette pas le principe de « Résurrection
», il ne tient pas particulièrement à prendre la responsabilité d'une opération
qui s'apparente à un coup d'État. Autour de lui, certains insistent pour que les
parachutistes soient dirigés dans les meilleurs délais sur Paris.
L'état-major gaulliste de la rue de Solférino, par l'intermédiaire de
Jacques Soustelle, fait connaître son impatience. Au cours d'une réunion,
le 28 mai, l'ancien gouverneur nous communique une lettre de Michel Debré
qui envisage trois cas où «
Résurrection » devrait
avoir lieu :
- De Gaulle ne pouvant obtenir
l'investiture du Parlement ;
- De Gaulle investi ayant
besoin pour se maintenir au pouvoir d'un soutien militaire;
- Un coup de force communiste mettant
la République en danger et exigeant l'emploi de l'armée pour le réprimer.
Ce message reflète-t-il la pensée
profonde de De Gaulle ? Jacques Soustelle ne saurait en douter,
étant donné la confiance qu'accordé le Général à Michel Debré.
Aussi insiste-t-il pour que «
Résurrection » soit
déclenchée sans plus attendre. Nous inclinons à nous ranger à son avis puisque
De Gaulle accepterait nettement l'illégalité. La veille, 27 mai,
par la voie de la radio officielle, cet homme, qui sollicite le pouvoir et vient
seulement d'entamer « le
processus régulier nécessaire à l'établissement d'un gouvernement républicain
capable d'assurer l'unité et l'indépendance du pays »,
manifestait sa confiance au général Salan, à l'amiral Auboyneau et
au général Jouhaud. Il était assez inattendu qu'un candidat à Matignon
s'adressât directement à des chefs militaires, en rébellion ouverte, pour leur
demander en fait de poursuivre leur action. Le gouvernement avait-il encore la
moindre autorité puisque les moyens légaux d'information étaient accordés à
De Gaulle, qui exprimait sa satisfaction à des militaires ayant étendu, les
jours précédents, leur mouvement en débarquant en Corse ? L'imbroglio était
total. Nous saurons, bien plus tard,
que De Gaulle avait adressé
ce message aux généraux d'Algérie, à la demande de M. René
Coty, mais
nous ne pouvions que l'ignorer à Alger et ce témoignage laissait à penser que
De Gaulle .se trouvait, à son tour, au bord du Rubicon.
Nous sommes donc, le 28 mai,
réunis avec Jacques Soustelle et Jacques Massu dans le bureau du
général Salan. Soustelle vient de commenter la lettre de Michel
Debré.
Le commandant en chef ouvre son coffre, en extirpe le plan « Résurrection
», mis au point par l'état-major de Massu. La lecture de ce document,
comme il le dira dans ses Mémoires, l'avait laissé perplexe, car il n'y était
« nullement question du
transport par air d'Alger sur Paris ».
Il avait trouvé « ce projet
un peu léger et incomplètement étudié ».
Il l'avait donc rangé, n'ayant nullement envie de se livrer
« à pareille aventure ».
Pour ma part, je n'avais jamais eu connaissance de ce travail. Le général
Salan me demande de revoir cette étude, ce que je ferai dès le lendemain.
Le général Salan, devant la
confusion politique, se décide donc à intervenir. Et ce n'est pas le général
Dulac, envoyé en liaison la veille, à Colombey, qui, à son retour, l'en
dissuadera. Le général De Gaulle veut prendre la situation à son compte,
en arbitre, mais si les milieux politiques s'entêtent à lui refuser le pouvoir,
il faudra bien leur imposer la
« solution De Gaulle ».
Il faut « sauver la baraque
» et ce que fera le
général Salan sera pour le bien de la France.
Dans ses Mémoires, André
Dulac précise :
« Ainsi, le général Salan a le
feu vert pour déclencher l'opération " Résurrection
", ou pour ne pas la déclencher. Il devenait, pour un temps, le seul arbitre de
la situation quant à son évolution institutionnelle ou révolutionnaire
1. »
Le lendemain, 29 mai, je mets sur
pied, avec mon ami, le colonel Alias, directeur technique d'Air Algérie,
les colonels Blanchet et Roy, les détails de l'expédition
fractionnée en deux colonnes, qui devront arriver sur Paris en même temps,
malgré les vitesses différentes des avions civils et militaires. En effet, nous
avons été contraints de faire appel aux appareils d'Air France et d'Air Algérie,
le tonnage militaire étant insuffisant. L'armada aérienne sera assez
hétéroclite. Je fais signer au général Salan l'ordre de réquisition de
l'aviation civile 2,
mesure indispensable à laquelle personne n'avait encore songé. Il faut aussi
régler les questions de guidage et d'atterrissage en cas de mauvais temps. Le
colonel Blanchet, de mon état-major, partira sans tarder pour Paris
mettre au point ces questions avec l'état-major général. Le problème «
Résurrection » est réglé. Encore doit-on disposer d'un préavis suffisant pour
mettre en alerte les équipages militaires et civils.
1.
Nos guerres perdues, André
dulac
(Fayard).
2.
A compter du 30 mai 1958, à 14 heures, tout décollage d'aéronef de transport
civil, à partir des aérodromes d'Algérie, était subordonné à l'autorisation
préalable du général Jouhaud, commandant la Ve région aérienne.
Le général Salan reste, en
tout état de cause, seul maître du déclenchement de « Résurrection
». Au cours de notre réunion de la veille, aucune date n'a été avancée. Le
général Salan, à qui, en cette fin de matinée du 29 mai, je viens
de présenter le complément du plan que nous venons de mettre au point avec le
colonel Alias, s'est montré satisfait du travail, mais n'a pas parlé de
son intention de passer à l'action. Aussi est-ce avec une grande surprise que je
reçois, ce même jour, jeudi 29 mai, peu avant 15 heures, une
communication du général Gelée,
chef d'état-major de l'armée de l'air, qui me donne le top pour le déclenchement
de « Résurrection
» dans la nuit. La conversation est brouillée, et peu après j'en reçois la
confirmation :
« E.M.A.A. Paris 29 -
16 h 10 Z
(1) - Pour
action 5e R.A./C.A.A. A l'attention du général Jouhaud:
« Confirmation
conversation téléphonique interrompue avec général Jouhaud —stop
— Dire à
général commandant en chef et général Massu que général de Gaulle complètement
d'accord —
stop — Nous
attendons votre arrivée échelonnée à partir de 2 h 30 le 30 mai 1958
— stop —
Moyens métropole en place avant vous
— stop —
Aucun changement ne peut intervenir — stop — Confirmer urgence votre accord au
général Puget
— stop —
Grand-Père —
Fin
2.»
Ce télégramme n'est que la confirmation de la communication téléphonique du
général Gelée.
S'il est signé « Grand-Père
», pseudonyme du commandant Vitasse, c'est parce que ce dernier est le
seul habilité, en Métropole, pour correspondre avec les généraux Salan et
Massu, et leur transmettre des propositions ou directives dictées par les
circonstances. Mon étonnement, à la réception de ce message, est normal, car
j'ignore que le 27 mai, à 1 heure du matin, le général Salan
a reçu le général Massu et le commandant Vitasse, qui venait
d'atterrir après avoir effectué une liaison en France. Tous trois sont convenus
que « Résurrection
» aurait lieu le 30 mai. Je n'ai pas été mis dans le secret des dieux;
pourtant, on ne peut se passer de l'aviation
et mes équipages n'exécuteront que mes ordres. Je ne connaîtrai que longtemps
après le 27 mai cette décision nocturne, qui était restée tellement
secrète qu'elle aurait risqué de faire échouer « Résurrection
». Mais le général Salan tenait-il tellement à envoyer ses parachutistes
sur Paris ? On peut en douter, car, si ses intentions avaient été différentes,
il n'aurait pu faire autrement que me mettre au courant, moi qui seul disposais
des moyens aériens.
1.
Heure Z = heure légale + 1 heure - 16 h 10 z = 15 h 10 légale (exact en 1958).
2.
Le général Puget, qui a pris une part active au retour du général de Gaulle,
deviendra par la suite ambassadeur de France.
Je me précipite chez le général
Salan, lui faisant remarquer combien le préavis était insuffisant, mais que,
malgré les difficultés qui en découlaient, la flotte aérienne pourrait décoller
dans les délais prescrits. Le général est réticent, peu disposé à lancer
l'opération sans que De Gaulle ne le lui demande nettement.
La discussion ne saurait du reste se
prolonger, car, une demi-heure après la réception du premier télégramme, j'en
reçois un second qui l'annule :
« Pour le général
Jouhaud — Président République recevant Grand Charles, opération
prévue est reportée. »
Ainsi, « Résurrection
» n'aurait été qu'une simple menace ? Il n'en est rien, car en Métropole
l'opération connut un début d'exécution.
Que s'était-il passé en France depuis
l'atterrissage de Vitasse, le 18 mai?
Quelles réactions avait-il
enregistrées en prenant contact avec l'armée de l'air?
Je fais appel, à ce sujet, au
témoignage du général de Rancourt, qui commandait le G.M.M.T.A.
1.
Lorsque Vitasse,
le 20 mai, lui demande s'il consent à prendre en charge les parachutistes du
Sud-Ouest, Rancourt, avant de faire connaître sa décision, désire
l'assentiment du général De Gaulle. Ayant servi avec éclat dans les rangs
de la France libre, ancien chef de cabinet de De Gaulle, il ne veut pas
s'engager sans l'accord de ce dernier. Il l'obtient par l'intermédiaire de
l'état-major de la rue de Solférino : Debré,
Lefranc, Bonneval, Foccart,
Guichard..., ce qui confirme que De Gaulle était loin d'être
opposé à « Résurrection
». En outre, Rancourt ne peut s'engager que sur l'ordre de son chef, le
général Gelée,
qui est favorable selon les uns, réservé selon les autres, mais qui en fait se
rangera dans le camp de la rébellion.
1.
G.M.M.T.A. : Groupement des moyens militaires de transport aérien.
Le général Gelée
est mis au courant de l'opération par l'intermédiaire de son sous-chef, le
général de brigade aérienne André
Puget, qui est en rapports
étroits avec le général de Rancourt. Ces deux officiers ne voulaient à
aucun prix que Gelée
participât ostensiblement à l'entreprise, pour éviter une sanction l'éloignant
de ses fonctions. Ils l'informaient pour décision, le sachant favorable, tout
comme l'amiral Nomy. Si, en Métropole, le général Miquel pouvait
se croire le chef de «Résurrection»,
encore lui fallait-il avoir l'assurance que Gelée
était en communion d'idées avec lui. Il y avait, en fait, deux hommes qui se
partageaient les moyens : Miquel, les forces terrestres en principe, et
Gelée,
les moyens aériens. Mais la coordination entre Alger et la Métropole était
assurée par le commandant Vitasse. Rien n'était possible pour la
participation des parachutistes du Sud-Ouest, sans l'accord qu'il donnerait au
nom des généraux d'Alger. On va s'en rendre compte le 27 mai.
En effet, ce jour-là, le commandant
Vitasse atterrit à 9 heures sur le terrain de Villacoublay, arrivant
d'Alger où, rappelons-le, au cours d'une réunion nocturne avec Salan et
Massu, il a été convenu que « Résurrection
» aurait lieu le 30 mai et que le général Miquel serait le
commandant en chef civil et militaire jusqu'à l'arrivée du général Salan.
Il se présente immédiatement au général de Rancourt, qui lui fait part
d'une modification profonde du plan d'opération. Le haut commandement militaire
à Paris, c'est-à-dire les chefs d'état-major des trois armées, a décidé de
prendre en main «
Résurrection », qui aura
lieu sans la participation des parachutistes d'Algérie. Vitasse est
d'autant plus stupéfait que le général de division aérienne Nicot, de
l'état-major des forces armées, lui confirme la nouvelle. Le commandant
Vitasse éclate :
« J'ignore quelles sont les troupes
que vous avez l'intention de déplacer sur Paris. En tout cas, ne comptez pas sur
les parachutistes du Sud-Ouest, qui n'obéiront qu'aux ordres que je leur
transmettrai, au nom des généraux Salan et Massu
1.
»
1.
Extrait du rapport du commandant Vitasse.
La confusion est totale. Il faut
trouver un arbitre. On va présenter ce différend à l'homme de confiance de De
Gaulle. Il s'agit, bien entendu, de Michel Debré,
qui rassemble autour de lui, sans tarder, l'état-major
gaulliste de la conspiration.
A 10 heures, autour du futur Premier ministre, sont réunis
Foccart, Guichard, Lefranc, de La Malène,
le général Nicot et le commandant Vitasse. Celui-ci déclare que,
si aucun changement n'intervient sur-le-champ, il fera, à 16 heures, démarrer
l'opération dans toute la France, avec les organisations civiles, paramilitaires
et les éléments militaires qui arriveront d'Algérie si le général Salan
donne l'ordre de passer à l'action. Michel Debré
conseille la raison : la situation n'a pu évoluer que grâce au 13 mai et
on ne peut pas éliminer les paras d'Alger. Tout le monde s'incline devant le
représentant de De Gaulle. Le général Gelée,
après s'être concerté avec les autres chefs d'état-major, se rangera à la
décision proposée par le héraut
de « l'Algérie
française»
Si j'ai insisté sur cet épisode, c'est parce qu'il illustre la différence de
conception que l'on pouvait avoir du déroulement de l'opération « Résurrection
». Certains envisageaient de faire simplement pression sur les partis politiques
en concentrant des troupes dans la Région parisienne, tout en évitant un acte
séditieux caractérisé. Il convenait de ne pas dépasser les limites de
l'intimidation, c'est-à-dire, comme l'écrira le général Gelée
à un de mes amis, d'éviter
« la pagaille ou éventuellement un
putsch de gauche »,
par « un coup de pouce».
Dès lors, les chefs militaires en place à Paris suffisaient pour diriger ce
« coup de pouce
» avec toute la souplesse désirable. Compte tenu de ces intentions modérées, la
participation des paras du Sud-Ouest était suffisante. Ces derniers, en outre,
étaient moins sensibilisés par les événements que leurs camarades d'Algérie, qui
vivaient dans une atmosphère de permanente exaltation et dont la présence à
Paris aurait risqué de donner lieu à des incidents. Une opération, ainsi limitée
et contrôlée, aurait permis à De Gaulle de déclarer être revenu au
pouvoir dans la « stricte » légalité. J'ignore si le projet élaboré
convenait entièrement à l'état-major gaulliste, car il présentait le danger de
voir se former un gouvernement de Salut public devant lequel tout le monde
s'inclinerait. Peut-être préférait-on, rue de Solférino, la solution moins
nuancée de l'arrivée à Paris des généraux Salan et Massu avec
trois régiments de parachutistes. Une action de force l'aurait sans nul doute
accompagnée. En effet, quelles étaient les missions attribuées aux parachutistes
? Groupement de Vismes : se porter sur la Préfecture de Police et l'Hôtel
de Ville ; groupement Cousteaux : se porter sur le ministère de
l'Intérieur et protéger l'Elysée. Détacher ensuite un élément sur le central
régional des P.T.T. ; groupement Château-Jobert
: se porter sur la tour Eiffel, les studios de l’O.R.T.F., le centre des
communications militaires avec les territoires d'outre-mer ; groupement
Moulie : se porter sur la Chambre des députés, le ministère des Affaires
étrangères, la présidence du Conseil, la direction générale des P.T.T. et les
studios de l'O.R.T.F., occuper les locaux et neutraliser le personnel présent.
Une telle action conduisait à s'emparer des leviers de commande de l'État ou
tout au moins à les contrôler.
Le général Gelée
s'étant rallié au plan établi, le guidage des avions, l'approche de la Région
parisienne ne poseront aucune difficulté, les généraux Frandon et
Viguier, responsables de ces problèmes, se déclarant ouvertement favorables.
Tout est paré pour l'opération
purement aérienne. Aussi, le général de Rancourt ne sera pas surpris
lorsque le 29 mai, vers 15 heures, Gelée,
qui vient de me téléphoner pour déclencher les forces aériennes d'Algérie sur
Paris, lui donne l'ordre de faire décoller sa flotte aérienne, « Résurrection
» étant décidée, en accord avec Vitasse. Gelée
se trouve à ce moment dans le bureau de l'amiral Nomy, qui est dans le
même état d'esprit que lui. Rancourt donne le «
feu vert » à ses commandants d'escadre
du Bourget (colonel Stern) et d'Orléans (colonel Guegen), en
alerte renforcée depuis le matin, sur instructions du chef d'état-major de
l'air. En raison des ordres très stricts donnés par Chevigné
et Jules Moch pour limiter les vols hors de la Région parisienne,
excluant ainsi toute formation massive, les avions doivent décoller par paquets
de trois à intervalles réguliers, ceux du Bourget d'abord, ceux d'Orléans
ensuite. Trois Dakota du Bourget sont bientôt en route sur Perpignan et trois
autres viennent de décoller, lorsque arrive le « feu
rouge » de Gelée,
le général De Gaulle devant être reçu par le président Coty. Les
six avions atterriront sur la base aérienne d'Orléans, le colonel Guegen
se déplaçant lui-même à la tour de contrôle pour signifier cet ordre aux leaders
des formations. Les explications concernant cette mission insolite, données sur
le moment, seront confuses.
Il faut donc souligner que l'opération
« Résurrection
» avait connu un début d'exécution en France. Elle avait été déclenchée.
Beaucoup penseront que «
Résurrection » n'a été
qu'une simple menace, mais que personne n'aurait pris l'initiative de la mettre
en œuvre. Au palais d'Été, en août
1958, au cours d'un
déjeuner, le colonel Coulet, commandant les commandos de l'air, rappelait
au général De Gaulle que ses parachutistes avaient été chargés de sa
protection à Colombey. Le Général s'adresse à Buron:
« Monsieur le Ministre, écoutez
Coulet, vous qui vous refusez à croire que l'opération des parachutistes
aurait pu avoir lieu. »
Le général Miquel, dans ses
Mémoires, fera part de son scepticisme quant à l'authenticité du télégramme que
Gelée
m'a adressé. C'est normal, étant donné qu'il n'en a pas été informé. En raison
du peu de temps dont il disposait, le commandant Vitasse avait alerté
directement les parachutistes du Sud-Ouest. Initiative que certains
estimeront discutable.
L'opération « Résurrection
» aurait pu avoir lieu les jours suivants. Le général Salan la tenait en
réserve, à la disposition du général De Gaulle, sur son seul appel
personnel.
Le 1er juin
1958, De Gaulle recevait l'investiture. «Résurrection»
était définitivement classée dans les archives.
Le commandant Vitasse a eu de
nombreux contacts avec les militaires. En a-t-il eu aussi avec les milieux
civils ? Son rapport fait état, en effet, d'entretiens avec des fonctionnaires
d'autorité et en particulier avec M. Wybot, directeur de la D.S.T. Mais
ce sont les réunions qu'il a eues avec l'aréopage
gaulliste pour mettre au
point l'opération « Résurrection » qui doivent retenir l'attention. Je les
mentionne :
- 21 mai, rue de Solférino,
11 heures: séance de travail avec Jacques Foccart,
Pierre Lefranc, Christian de La Malène.
- 25 mai, 12 heures : liaison
avec Foccart.
- 27 mai, rue de Solférino, 10
heures : réunion avec Michel Debré,
Foccart, Guichard, Lefranc, de La Malène.
- 21 heures : entretien chez
Michel Debré,
avec ce dernier et le général de Beaufort.
- 2 juin : entretien avec
Guichard et Foccart.
Il faudrait être bien naïf, dés lors,
sachant de plus le rôle joué par les émissaires de la rue de Solférino à Alger,
pour ne pas admettre que le 13 mai fut un complot
gaulliste, appuyé
par une sédition militaire.
Le 3 juin,
nous étions reçus, avec le général Salan, par De Gaulle à
Matignon. L'entrevue fut de courte durée. En prenant congé de nous, le nouveau
président du Conseil, qui semblait hésitant quant à la désignation du ministre
de l'Algérie, décida brutalement :
« Le ministre de
l'Algérie c'est moi, et vous,
Salan, vous serez mon délégué
général. »
Le 4 juin, De Gaulle
atterrissait à Alger, accueilli triomphalement, cependant qu'une fausse note se
faisait entendre :
« Vive
Soustelle ! »
Avant de prendre la parole, il
interroge de hauts fonctionnaires. A Roger Delahaye, gouverneur de la
Banque d'Algérie, qui vient de brosser un tableau de l'économie algérienne, il
déclare :
« Je vais m'adresser à la foule. Je
ne veux surtout pas faire de promesses inconsidérées.
En aucun cas, je ne lui mentirai. »
Qu'aurait-il pu dire s'il
avait menti ?
Constantine, Bône, Oran
—
« ville que j'aime et que
je salue, bonne, chère grande ville française »
— lui réserveront aussi une émouvante
réception
1.
Mais à Mostaganem, devant
cette foule colorée, presque entièrement composée de Français musulmans, il va
ponctuer son allocution par l'historique :
« Vive l'Algérie
française ! »
Les cent mille personnes présentes
lui font un triomphe. Avec son sens de la gradation des effets, il avait dû
réserver pour son dernier discours les paroles tant attendues. Comment douter,
en l'écoutant, de sa volonté de maintenir notre drapeau sur la terre d'Algérie?
Quelques heures après, sur le terrain de La Sénia, il me serre la main, tout ému
de la réception qu'il a reçue à Mostaganem :
« Jouhaud,
on ne va pas partir d'ici, tout de même.
—
Mais il n'en a jamais été question»,
lui répondis-je, bouleversé par cette phrase. Ainsi, De Gaulle avait
envisagé d'abandonner l'Algérie, solution que Jacques Chevallier tenait
pour certaine :
« De Gaulle,
c'est l'indépendance. »
Une pluie d'étoiles va s'abattre sur
les mutins d'hier. La médaille militaire va être décernée au général Salan.
Il méritait bien cette haute distinction, lui qui avait permis à De Gaulle
de revenir au pouvoir, sous l'apparence de la légalité
2.
Une sédition qui réussit recueille tous les honneurs. Malheur à ceux qui
échouent dans une entreprise extralégale, quels qu'en soient les mobiles. Nous
saurons un jour combien est durement sanctionné tout échec.
1.
Texte de l'allocution du général De Gaulle à Oran, le 6 juin 1958, dans
le cahier de documents en hors-texte, page 5 (doc. 3).
2.
Le général Salan la méritait surtout pour ses services de guerre
exceptionnels. De Gaulle ne pensait qu'à récompenser les services rendus
le 13 mai.
Le F.L.N. avait décidé de s'opposer
par tous les moyens au déroulement du référendum
du 28 septembre.
«Menaces de mort, vols
de cartes d'identité et une intense propagande parlée et écrite »,
écrira Claude Paillât.
Néanmoins, ce fut un très vif succès de participation : Algérie 80 % et
Sahara 84 %.
L'Algérie avait, d'autre part, voté
oui à raison de 96 % et le Sahara de 98 %. La
bataille du référendum était gagnée, alors que le F.L.N. disposait du maximum
des forces qu'il pourra mettre en œuvre durant toute la guerre
1.
Le général De Gaulle nous fit
savoir sa profonde satisfaction. Le 3 octobre 1958, après avoir prononcé
le discours de Constantine, il s'isolait dans un bureau sur le terrain de
Telergma, puis rédigeait une lettre qu'il remettait au général Salan
en lui disant :
« Lisez, vous
communiquerez à vos vaillantes troupes. »
Après avoir fait des compliments au
général Salan, au commandement, aux cadres, à la troupe, il terminait
ainsi :
« II faut, à présent,
achever au plus tôt la pacification complète de l'Algérie. J'ai confiance en
vous pour poursuivre cette grande tâche. »
Avant le décollage de son appareil,
le général De Gaulle serre la main des officiers présents. Il m'adresse
quelques mots, m'exprimant la confiance qu'il me témoigne en m'attribuant les
fonctions de chef d'état-major de l'armée de l'air, poste suprême auquel
j'accède.
Dans l'avion qui le conduisait en
Corse, il confiera, quelques instants plus tard, à Pierre Viansson-Ponté
:
« Les généraux, au fond,
me détestent. Je le leur rends bien. Tous des cons. Vous les avez vus, en
rang d'oignons sur l'aérodrome, à Telergma ? Des crétins,
uniquement préoccupés de leur avancement, de leurs décorations, de leur confort,
qui n'ont rien compris et ne comprendront jamais rien. Ce Salan, un
drogué.
Je le balancerai aussitôt après les élections. Ce Jouhaud, un gros
ahuri. Et Massu ? Un brave type, Massu, mais qui n'a pas
inventé l'eau chaude2.
»
Ces réflexions, faites à
un journaliste, même de grand talent, n'étaient pas du meilleur goût3.
A un échelon aussi élevé, on doit conserver pour soi certaines appréciations sur
ses subordonnés, surtout lorsqu'ils occupent des postes d'autorité. De Gaulle
se croyait souvent dans un corps de garde. Entendre reprocher à des officiers de
la flagornerie pouvait étonner, venant de l'ancien colonel De Gaulle,
flatteur servile de Paul Reynaud. De toute façon, comment qualifier un
homme qui loue publiquement des officiers et, une heure plus tard, exprime son
mépris à leur égard ? Hypocrite, fourbe, comédien
? Au lecteur de choisir.
Pourra-t-on aussi s'étonner qu'un
jour, éclairés sur ces impostures, nous n'ayons plus cru une seule parole du
chef de l'État? Notre révolte
viendra en partie de ces mensonges réitérés.
1.
Effectifs rebelles à l'intérieur. Combattants réguliers : 1.11.1954, 400;
1.2.1957, 18000; 1.5.1958, 20000; 31.12.1961, 3500. Auxiliaires: 1.11.1954,
500; 1.2.1957, 38000; 1.5.1958, 46000; 31.12.1961, 16000 (Philippe Tripier,
op. cit.).
2.
Lettre ouverte aux hommes politiques,
Pierre
viansson-ponté
(Albin Michel).
3.
Ce qui n'empêchait pas De Gaulle d'envoyer, en décembre 1958, au général
Salan la lettre reproduite dans le cahier de documents en hors-texte page
5 (doc. 4).
Général
JOUHAUD
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