Le 13 mai au
matin, sous la plume de Michel Debré, on peut lire :
« Entendez M. Pflimlin et ceux qui
l'entourent. Ils ne disent pas Alger est française. Il serait surprenant qu'il
en soit ainsi pour une équipe qui envisage de céder Strasbourg à la
supra‑nationalité... »
On connaît
maintenant par le menu, l'historique de cette journée. Nous n'y reviendrons
pas. Nous nous transporterons seulement dans la casbah pour raconter comment
on y voit les événements. Cela aussi a son importance.
LES
DECOUVERTES DU CAPITAINE SIRVENT
Le capitaine
Sirvent, qui commande toujours une compagnie de zouaves, est averti, le
13 mai, au matin, que dans l'après‑midi va se dérouler une manifestation pour
protester contre l'assassinat des trois soldats français en Tunisie. Il met
ses hommes sur pied de guerre et leur donne comme mission de protéger les
quartiers musulmans contre d'éventuelles violences. C'est d'autant plus
nécessaire que les barbelés n'existent plus et que le service des patrouilles
est allégé depuis la fin du terrorisme.
L'officier
place ses hommes en arrière de chaque voie d'accès importante. Après un tour
en ville, il constate rapidement qu'il n'y a aucune tentative de marche sur la
casbah, comme aucune orientation hostile aux musulmans. Il passe une partie de
sa journée à faire la navette entre son bureau et le centre de la ville.
Il est un peu
étonné d'entendre le capitaine Chabannes, rencontré par hasard, lui
affirmer : « Je dois aller ce soir à
Maison‑Blanche pour accueillir de très hautes personnalités qui arrivent de
Paris, et ensuite les conduire directement au Gouvernement général. »
Sirvent réalise alors « qu'il y a des choses qui dépassent la
manifestation ». De retour à son bureau, il voit surgir deux Algérois qui
descendent d'une voiture, et déclarent tout de go à l'officier
:
- On va
attaquer le G.G.
‑ Mais vous
êtes fous ! Vous allez tomber sur les C.R.S.
‑ Non, il
n'y a rien à craindre.
‑
Savez‑vous, mon capitaine, quelle est l'attitude du colonel Godard ?
‑ Je n'en sais
rien. Allez le lui demander.
Après le
départ des deux Algérois, Sirvent appelle son lieutenant adjoint :
« Partez immédiatement faire une inspection des postes. Rappelez aux hommes
qu'ils ne doivent exécuter aucun ordre sauf ceux prévus par les consignes
normales de protection de la population musulmane. Précisez‑leur qu'ils ne
doivent obéir qu'à mes instructions ou à celles du colonel commandant le
régiment. Ajoutez‑leur aussi qu'il leur faut refuser catégoriquement tout ce
qui pourrait émaner d'une autre autorité, quelle qu'elle soit, en uniforme ou
non. Si cette éventualité se produisait, il faut me prévenir immédiatement par
radio. »
Au colonel
Barjaud, commandant du 9° zouaves, qui survient, Sirvent rend
compte des consignes qu'il vient de donner. Le visiteur approuve :
« Vous avez bien fait, Sirvent, je vais faire prendre les mêmes
précautions par le bataillon. »
Quelque temps
après, entendant quelques rafales et des éclatements en provenance du G.G., le
capitaine prend deux jeeps avec lesquelles il se dirige à la limite de son
secteur. Là il y apprend que la foule a occupé le bâtiment officiel après que
Salan et Massu aient assisté à une cérémonie au monument aux
Morts. Un Comité de Salut publie, affirme-t‑on à Sirvent, est en cours
d'installation.
Le capitaine
rejoint son colonel et tous deux vont au G.G. où ils retrouvent le tout Alger
officiel.
Stupéfait, il
voit Massu au balcon, et Salan qui s'étant fait huer par la
foule, rentre dans un bureau sans avoir pu parler. Barjaud et
Sirvent se mettent à la recherche de Godard dont on leur a signalé
la présence, et qui peut seul leur donner des ordres, en tant que chef du
secteur Alger-Sahel. La confusion est générale. Ils croisent le colonel
Crozafon à la recherche de ses gendarmes, et Bres qui fait de même
pour ses C.R.S. Le préfet Baret quitte le G.G. avec le général
Allard. Un peu partout des capitaines « engueulent » des colonels. En
désespoir de cause, Sirvent rentre chez lui.
Le lendemain,
14, il est convoqué impérativement au G.G. Un colonel l'informe du désir du
général Petit, un des adjoints du général Ély, et le seul
ultra‑gaulliste du grand état‑major, de le rencontrer. Sirvent ne le
connaît pas. Petit interroge le capitaine pour savoir si l'on peut
trouver des élites musulmanes, des chefs susceptibles d'entraîner la masse de
la population dans le mouvement. Sirvent rétorque
: « Les types les plus intéressants sont en
prison, mais puisque vous voulez payer d'audace, il faudrait peut-être voir si
l'on ne peut pas les rallier et les sortir de cellule. » Le
général donne son accord : « C'est un point de vue
intéressant. Sachez bien, Sirvent, que tout ce qui se passe en ce
moment ne deviendra valable qu'à la condition que les musulmans y participent.
»
Ces
préliminaires ne suffisent pas au capitaine. Il entame donc une discussion
avec le général Petit pour essayer de savoir sur quoi on peut déboucher
:
« Peut‑on parler aux musulmans de l'intégration et
la leur promettre, étant donné que pour eux il n'y a qu'une seule façon de
procéder, c'est de reprendre le slogan des élus de la période pré‑nationaliste
: à égalité de devoirs, égalité de droits. »
«
Vous pouvez y aller, réplique Petit,
le but est de ramener le général de Gaulle au
pouvoir. C'est la seule personnalité capable d'être acceptée par la France
métropolitaine et de rétablir l'ordre. »
Ce n'est pas
ce qu'attend le capitaine. Sirvent, revient à son idée première :
« Personnellement, depuis la déclaration de
Brazzaville et de ce que je sais, explique‑t‑il,
je me demande si le général de Gaulle approuvera la politique
d'intégration. Je ne veux pas encore faire des promesses aux musulmans pour
qu'elles ne soient pas tenues. Je considère que l'intégration est un levier
puissant que l'on peut opposer à la notion d'indépendance, et qu'en
l'exploitant bien, on doit pouvoir y intéresser beaucoup de musulmans. Mais je
veux, martèle Sirvent, être sûr que les
gens qui vont se compromettre ne se retrouveront pas un jour dans la merde,
parce qu'on n'aura pas fait ce que l'on a promis. »
« Vous pouvez y aller,
rétorque le général de façon catégorique. J'ai vu
Soustelle avant de quitter Paris. De Gaulle est d'accord. »