Raconté par
Camille GILLES
Dans son livre : Jésus et ses Apôtres
Editeur
JULLIARD 8, rue Garancière Paris
Achevé d’imprimer 19 mars 1973
Pages
306 à 322
Partie 2
Jean-Claude Perez
avait réuni, dans un garage abandonné par son propriétaire, les derniers
desperados de l'Algérie française, une poignée d'hommes, pour la majeur partie,
des apôtres de Jésus.
Ils étaient une
vingtaine, adossés contre les carcasses calcinées des voitures du garage Peyré.
Fatigués, exténués, chassés comme des loups dans la bergerie, ils écoutaient
Perez parler.
En quelques mots, il
leur expliqua les raisons de la décision de son départ.
Je ne pars pas parce
que j'ai peur, dit Perez, mais simplement pour continuer la lutte. Nous
avons été trahis par nos chefs, nos amis, nos frères. Mort, je ne servirai plus
à rien. Vivant, je leur ferai payer cher leur trahison. Que ceux qui veulent
partir avec moi viennent me rejoindre ici dans une heure. Nous embarquerons à 4
heures du matin sur un bateau espagnol.
Une heure plus tard,
cinq apôtres seulement arrivèrent au rendez-vous. Ils n'emportaient avec eux
qu'un petit sac de sport, dans lequel ils avaient enfoui en vitesse tout leur
bien ; c'est-à-dire quelques photos du passé, celles qu'ils regarderont une fois
« là-bas » avec nostalgie : l'équipe de foot du quartier, un dimanche en famille
à la Madrague, la classe de certificat d'études entourant M. le directeur,
quelques affaires de toilette, c'est tout.
Le reste, ils
l'emportaient dans leur cœur, ce n'étaient déjà plus que des souvenirs. Toutes
les défaites ou les victoires d'ailleurs sont faites de souvenirs ! Bons ou
mauvais.
Dans un coin du garage,
Jésus,
le PM en bandoulière, était silencieux. Parfois, il massait sa jambe qui le
faisait souffrir.
Au moment où
Jean-Claude Perez s'avança vers lui pour lui dire au revoir, Jésus
éclata comme une strounga :
- Alors,
ça y est,
c'est foutu, on abandonne tout aux melons. On laisse ce « coulot » de
Susini s'arranger avec eux l
Devenir ministre ou qui
sait, p't'être bien ambassadeur de je ne sais quoi... Mais, Bon Dieu, vous
n'avez plus de couilles... Vous êtes tous aussi fumiers que lui ?
Silencieux, Perez
écoutait II n'osait rien dire, il pensait « Ça y est, voilà qu'il nous fait son
numéro. »
Mais non, Jésus,
pour la première fois de sa vie, ne faisait pas de cinéma. Il était même
drôlement sincère, le petit Espagnol de la Basseta, lui à qui on avait appris
dans son quartier que le courage d'un homme ne se mesurait pas à ses exploits,
mais à la grosseur de sa paire de couilles... Et que l'honneur ou la parole
donnée, c'était « Kifkif ».
- Moi, je reste,
reprit Jésus,
parce que j'ai donné ma parole à mes amis de ne jamais laisser l'Algérie aux
melons.
«
Je ne partirai que lorsque Alger sera un terrain vague. Je leur laisserai que
leur Casbah et leur pourriture... Adieu toubib.
»
A 7 heures du matin, ce
15 juin 1962, Jean-Claude Perez, muni d'une fausse carte de police que
lui avait remis le commissaire Forliani, quittait l'Algérie à bord d'un
paquebot battant pavillon espagnol.
Le
lendemain, en compagnie des cinq apôtres, il débarquait en Espagne, à Alicante.
Prévenu de la fuite de Perez, Jean-Jacques Susini déclara au cours d'une
émission télévisée :
- Les accords FLN-OAS
ne seront pas violés, les derniers éléments irréductibles de l'OAS ont quitté
définitivement l'Algérie en emportant avec eux plus de six millions de francs
lourds.
Il parlait de
Jean-Claude Perez.
- «
II semble aujourd'hui, après cette fuite, reprit Susini, qu'il existe
enfin un rayon d'espérance pour que vivent en paix toutes les communautés
d'Algérie, dans un pays neuf et moderne. Pour ma part, mes amis et moi-même,
nous nous accrocherons avec toute notre fougue d'Algériens à ce rayon
d'espoir. »
A son tour, l'ancien
maire Jacques Chevalier prit la parole pour conclure :
« Le passé est mort,
vive l'Algérie algérienne,
l'Algérie... »
Une explosion ébranla
toute la ville. En sept années de guerre, aux dires de tous les spécialistes, ce
fut la plus violente,
Déguisée en pompiers,
une équipe de Jésus
avait réussi à pénétrer à l'intérieur de la mairie d'Alger et à brancher le
dispositif à retardement. Plus de cent kilos de TNT, cachés dans
le garage de la
mairie.
A 20 heures, au moment
du journal télévisé, la charge dévasta l'immeuble moderne de la mairie. Du
sous-sol aux terrasses du cinquième étage, l'explosion fendit en deux
l'important bâtiment qui faisait face à la mer.
Dans un autre quartier
d'Alger, du côté du champ de manœuvres, au même moment, une série d'explosions
en chaîne détruisait six salles d'opération, un bloc opératoire moderne et
toutes les installations du service radiologie de l'hôpital
Mustapha.
Ce
soir-là, Jean-Jacques Susini quitta sa retraite de la Villa des
Arcades, sur les hauteurs d'Alger, pour s'installer dans un appartement du
boulevard Saint-Saïns dont il ne donna l'adresse qu'à son adjoint, l'architecte
Roger Caruana.
Le
18 juin 1962, opérant sur renseignements, les gendarmes mobiles et une
partie de la force locale mise en place par le président de l'exécutif
provisoire, Abdérahmane
Farès,
arrêtaient peu avant quatre heures du matin les derniers apôtres de Jésus.
Vingt-cinq en tout.
Agés de seize à vingt et un ans. Ils étaient les derniers desperados de
l'Algérie française. Pour la plupart
des fils de
familles modestes d'Alger qui avaient appris à tuer, à haïr avant d'aimer. Le
FLN et ses bombes ne leur en avaient
pas laissé le
temps.
Ils avaient été arrêtés
en plein sommeil, en plein rêve. Sans pouvoir tenter le moindre mouvement de
défense. Seul Jésus,
habitué à la clandestinité, et qui n'arrivait pas à dormir, avait réussi à se
cacher derrière un décor de théâtre.
En caleçon, sans armes,
il ne pouvait rien faire, il ne pouvait qu'assister impuissant à l'arrestation
de ses amis.
L'officier qui
commandait le détachement demanda :
- Lequel
d'entre-vous est Jésus
?
- C'est moi,
répondit froidement Jean Rubio, sachant qu'en se faisant ainsi passer
pour son chef, il le sauvait.
Le jeune lieutenant
s'approcha de lui, le regarda, puis tirant une photo de sa poche de poitrine, il
compara.
- Sans moustaches.
Tu étais
tout de même reconnaissable,
lui dit-il.
- Si je les ai coupées,
répondit effrontément Jean Rubio, ce n'était
pas pour me cacher, mais simplement, parce que quand j'embrassais le cul de ma
fiancée ça la faisait rigoler.
Pour toute réponse,
l'officier de gendarmerie lui décrocha une magistrale paire de gifles. C'est la
réaction que le jeune apôtre attendait.
Il fit semblant de
s'affaler à terre, en tombant il glissa sa main sous son sac de couchage et
agrippa la crosse de son
P. 38.
Il tira sans viser, la
première balle atteignit le lieutenant à
l'aine.
Le jeune officier
s'abattit, la face contre terre, en se tenant
le ventre à
pleines mains.
Jean
n'eut même pas le temps de tirer une seconde fois, une rafale de PM lui fit
éclater la tête comme une citrouille.
Quand on déposa le
cadavre de Jean Rubio au beau milieu de la caserne d'Orléans,
l'architecte qui était venu pour identifier le corps de Jésus
faillit se trouver mal. Il se retourna vers le capitaine Laborde et lui
dit :
-
« Cet homme n'est pas
Jésus.
»
- Impossible, monsieur,
vous devez vous tromper, il y a
erreur, mes
hommes sont témoins, c'est lui-même qui l'a avoué.
- Désolé,
mon capitaine, mais ou Jésus
vous a échappé, ou alors, il se trouve avec les autres. L'homme qui est là, ce
n'est pas lui. Jésus
porte sur l'avant-bras droit un tatouage : Seule
ma mère n’est
pas une putain …
Voyez vous-même !
Il
fallait agir vite. Jean-Jacques Susini savait que, même
seul, Jésus
irait jusqu'au bout.
Il savait que Perez
et Jésus
avaient miné les principaux bâtiments qui abritaient le gaz d'Algérie, le
central téléphonique, la radio, le GG, qu'il suffisait d'un seul homme pour
taire sauter Alger. Toutes les forces de police avaient reçu l’ordre de le
retrouver mort ou vif.
Mais c'est Susini
encore qui trouva le moyen de sauver Alger
de l'opération
terre brûlée.
Il savait que parmi les
apôtres arrêtés se trouvait le jeune frère de Jésus,
Vicente, âgé à peine de seize ans. Susini connaissait les liens
étroits qui unissaient les familles pieds-noirs de Bab-el-Oued et encore plus
chez les Espagnols.
Une heure plus tard,
André
Nouchi, l'un
des apôtres arrêtés le matin même, était libéré de la caserne des Tagarins, avec
mission de retrouver Jésus
et de lui proposer un marché : Jésus
consentait à renoncer à son opération terre brûlée, en échange de quoi, le
gouvernement de l'exécutif provisoire s'engageait à faciliter le départ pour la
métropole ou l'Espagne des apôtres et de Jésus
lui-même, munis de faux passeports et de cent mille anciens francs chacun.
Le 31 juillet 1962, à
dix heures du matin, la guerre d'Algérie se terminait.
A cette heure précise,
André
Nouchi
appelait le capitaine Laborde au téléphone et lui donnait la réponse de
Jésus
: il acceptait.
Le 2 juillet à six
heures du matin, « vingt-six marins » embarquaient sur la Ville de
Tunis, sous l'œil vigilant des gardes mobiles et des soldats de la force
locale.
Quelques minutes avant
le départ, se mêlant aux
dockers, coiffé
d'une chéchia et habillé d'un bleu de chauffe, Jésus
tranquillement quittait la Ville de Tunis et remontait les escaliers de
la pêcherie.
Il s'attabla à la
terrasse du café Terminus. Il regarda la Ville de Tunis
s'éloigner, emportant dans son gros ventre les derniers desperados de l'Algérie
française, les derniers Deltas de la haine et de la violence.
…..
…..
Lentement, en boitant, Jésus
remonta vers la rue d'Isly, vers son dernier rendez-vous.
Sa jambe gauche le
faisait toujours souffrir.
S'il trouvait une
pharmacie ouverte, sûr qu'il s'arrêterait pour acheter un peu d'alcool. Pour
soigner sa plaie qui suppurait.
Mais Jésus
savait qu'aujourd'hui, 2 juillet 1962, il ne trouverait pas de pharmacie ouverte
dans ce pays pris soudain d'une folie collective, d'une soif de vengeance,
d'indépendance. Les musulmans qui, hier encore, se tenaient terrés dans leur
quartier, dans leur casbah, descendaient aujourd'hui de leur tanière, comme des
fourmis géantes, pour s'emparer de leur patrie toute neuve.
Les frigidaires, les
appartements, les magasins, les postes de télévision, les voitures, les cadres
de famille, les jouets d'enfants que les pieds-noirs (ces
déracinés qu'on appelait aujourd'hui les rapatriés)
avaient abandonnés sur les quais de la
gare maritime,
avant de fuir cette Algérie, devenaient leurs biens.
C'était une sorte de
revanche sur le passé, sur plus de cent vingt années de présence française.
La
fourmilière était en marche, et rien ne pourrait plus l'arrêter.
…..
…..
(Mais depuis
hier, 1er juillet 1962, 5 975 581 électeurs sur 6 000 000
ont voté « oui » à l’Algérie algérienne.)
Ce 2 juillet 1962, Alger avait le visage d’une ville livrée au pillage. Une
ville sans la vie européenne. Une ville écrasée par le désespoir, l’amertume.
Doucement, comme une vieille femme malade, Alger se mourait.
…..
…..
Aujourd’hui, c’est vrai, Jésus était seul dans cette ville, qui hier
encore était sienne,
Une ville sur laquelle, pendant près de deux ans, il avait régné avec ses
apôtres, en seigneur et maître. Faisant régner l’ordre et le désordre. Ayant
droit de vie ou de mort sur n’importe lequel des habitants. Arabe, pied-noir ou
métropolitain.
…..
…..
A la brasserie Novelty, chez Riri Azzopardi, les quelques vieux
pieds-noirs qui se trouvaient encore là ne pouvaient cacher leur peine, leur
chagrin.
Ils se demandaient avec
anxiété :
- Qu'allons-nous
devenir ? Que vont-ils faire de nous, de notre ville, de notre pays ?...
C'était donc ça ce que,
la veille, Jean-Jacques Susini avait appelé dans son discours
radio-télévisé : « La nouvelle cité
algérienne !
»
-
Pieds-noirs, mes
frères,
avait-il déclaré.
L'heure de la vérité,
l'heure de la grande réconciliation des Algériens de toutes races, de toutes
origines, a sonné.
Aujourd'hui, nous nous
devons de construire ensemble la cité algérienne avec tous ceux qui nous tendent
la main...
On ne peut rien faire, rien fonder sur la négation,
l'abstention, ni la pusillanimité...
« Demain, vous
répondrez oui à l'Algérie du progrès, de la fraternisation retrouvée... »
Et le 1er
juillet 1962, 5 975 581 électeurs algériens, de toutes races, de toutes
origines, sur 6 000 000 d'inscrits, se prononcèrent pour l'indépendance
de l'Algérie.
Soit plus de 98 %.
5975581
électeurs avaient répondu un oui franc et massif à la question que le général
De Gaulle et son gouvernement proposaient :
« Voulez-vous que
l'Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans des
conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ? »
A Paris, après une
réunion du Conseil des ministres ultrarapide, le porte-parole du gouvernement
de la Ve République finit par se présenter devant les journalistes
parlementaires qui attendaient sur le perron de l'Elysée.
D'une voix éteinte,
sans grande conviction, dans un silence impressionnant, il lut le texte
d'une déclaration
solennelle, annonçant au peuple français et aux pieds-noirs que la France
reconnaissait l'indépendance aux quinze départements algériens.
Dans son bureau de
l'Elysée, Michel Debré,
Premier ministre, appela au téléphone son ami Alexandre Sanguinetti.
-
Voilà, c'est fini.
Il raccrocha, se laissa tomber dans son fauteuil, et passa sa main sur son front
couvert de sueur.
---==oOo==---
Quand la rafale de
mitraillette éclata, Jésus
venait à peine d'arriver à l'angle du tunnel des Facultés.
Il n'était plus qu'à
une centaine de mètres de l'entrée de l'immeuble où se cachait Jean-Jacques
Susini.
Machinalement, il se jeta à terre.
Quand il réalisa ce qui s'était passé, il eut un peu honte de
lui.
Ce n'était pas un
attentat, ni même une exécution, mais une
version «
new look » de la fantasia.
Très dangereux, ce
genre de manifestation. La mode avait été lancée par Yacef Saadi qui
ponctuait ses discours sur l'Algérie nouvelle, sur l'Algérie algérienne et la
fraternité retrouvée, par des rafales de mitraillette ou de revolver.
Il y avait quelques
jours, une de ces fameuses fantasias
pacifiques avait
fait huit morts et vingt-deux blessés parmi les spectateurs.
Jésus
se releva, regarda sa montre. Il était 11 heures 40.
Une camionnette
Peugeot, bâchée, descendit en trombe le boulevard Saint-Saëns. Elle stoppa à
quelques mètres de Jésus
qui se tenait dans le renfoncement d'une porte cochère.
Des jeunes yaouleds
sautèrent à terre en brandissant des drapeaux algériens, puis la camionnette
démarra dans un crissement de pneus, en direction de la rue Michelet.
En voyant Jésus,
un jeune musulman se dirigea vers lui, sous les rires et les sarcasmes de ses
amis.
Volontairement, il le
bouscula d'un coup d'épaule. Jésus
trébucha, et porta la main à sa jambe.
- Chouf(regarde),
chouf ci roumi, un pied-noir, criait l'Arabe, en
brandissant son drapeau devant le visage de Jésus.
- Ya-ya, Algérie
Algérienne... Ya-ya, Ben Bella,
criaient les autres.
Maintenant, ils
tournaient tous autour de lui, comme une farandole autour d'un mannequin, comme
des mouches autour d'un morceau de sucre.
- Les roumis ci comme
les chiens, ça mange la soupe avec les chiens... Yaya Ben Bella...
Algérie algérienne You you you you...
Dans un geste de
défense, Jésus
porta la main sous sa
chemise. En sentant
l'acier froid de son 11/43, il eut un frisson qui lui parcourut tout le corps.
Il savait qu'il allait
tirer, tirer dans ce tas de mouches à merde.
Il vit alors
Jean-Jacques Susini sortir de l'immeuble. Une DS noire l'attendait.
Il avait la main sur la poignée arrière de la voiture, quand il entendit le coup
de feu.
Jésus
avait tiré presque sans viser.
La grosse balle du
11/43 avait atteint le jeune garçon au front, juste entre les deux yeux. A
l'endroit où il portait un tatouage. Deux petits points bleus. Il devait avoir
quinze ans, peut-être seize, pas plus.
De la blessure
s'échappait un filet de sang. En sortant la balle lui avait fait éclater la
boîte crânienne.
Soudain, la rue avait
retrouvé son calme. Jésus
regarda le jeune garçon, qui tout à l'heure souriait encore à la vie, à
l'indépendance, à l'avenir. Son sourire s'était figé dans le sens de la marche
de l'Histoire.
Dans un crissement de
pneus, la DS démarra en trombe. Jean-Jacques Susini croisa à travers la
lunette arrière de la DS le regard de Jésus.
Il réalisa qu'il avait failli être le dernier mort de l'Algérie française.
C'était le 2 juillet
1962.
Paris le 22 octobre 1972.
(Romancé,
le récit sur l'OAS
semble
proche de la réalité)
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