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L’O.A.S. VECU PAR LE
COLONEL CHATEAU-JOBERT


EXTRAITS
de son livre
FEUX ET LUMIERE SUR MA TRACE
(Presse de la Cité Paris)

Chacun d'entre nous avait ses liaisons propres. Je retrouvais une équipe particulièrement sérieuse et efficace en un groupe de jeunes cadres qui se réunissaient chez l'un d'eux, du côté de Meudon. Il ne m'était pas permis de lâcher tout cela sous le prétexte que je pouvais prendre tranquillement ma permission à Cannes après la session de l'IHEDN. Les événements, eux,
n'attendaient pas.

Grâce à une amitié solide je pus enfin disposer d'une voiture à mon usage personnel. Nos liaisons s'étendirent alors vers Melun, Sens, Auxerre, pour prendre contact avec des chefs de corps dont les opinions nous étaient connues.
On comprendra que je sois discret sur l'identité de ces camarades ; heureusement quelques-uns ont pu glisser entre les mailles du réseau policier et judiciaire, et il serait malveillant de les désigner, même tant d'années après.

De ceux qui, comme Godard, ne cachaient guère leurs opinions nationales et pro-algériennes, je peux dire qu'il ne leur fallut pas vingt-quatre heures de réflexion pour entrer dans le jeu. Cela compensait l'attitude de quelque autre colonel assez connu, encore en Algérie à l'époque et qui, prudemment contacté par l'un de nous, conclut l'entretien en ces termes réticents : « Bon c'est entendu. Alors, si vous faites quelque chose, dites-le-moi. » Quant à « faire quelque chose » lui-même, il n'en était pas question. Ce qui pouvait se traduire par : « Allez-y, les gars ; quand vous vous serez évertués à monter l'affaire, moi qui n'aurai pris ni risque ni peine, j'arriverai pour tirer les marrons du feu, si toutefois ils sont à point. »

Deux mois et demi s'étaient écoulés depuis ma sortie du fort de La Courneuve.

A Cannes les divers travaux au jardin et dans la maison occupaient maintenant mes semaines de liberté mais le temps devenait long dans l'incertitude d'une affectation. Mon esprit avait tout le temps de se reporter vers l'Algérie où les généraux Salan, Jouhaud, Gardy poursuivaient une résistance clandestine appuyée sur l'OAS (Organisation armée secrète). Je m'en voulais de mon inaction. Bientôt il fut évident que, physiologiquement, je ne la supportais plus. Je m'en ouvris à ma femme et nous allâmes consulter un docteur homéopathe suisse. Celui-ci, sans rien connaître de mes préoccupations, imputa à un processus psychologique et nerveux les raisons des violentes douleurs qui me prenaient parfois au niveau du plexus solaire. Dès lors, en accord avec ma femme, il fut décidé que je poursuivrais ma voie en dépit de ce qui pourrait advenir. De ce jour mes maux cessèrent complètement. Il valait encore mieux rejoindre l'OAS que de me ronger à penser sans arrêt à cette Algérie que l'Armée avait promis — comme de Gaulle — de ne jamais abandonner.

Aussi je relançai mes fidèles amis de Paris, mes soutiens solides, Jean-R. Fort et M. Pierre Menuet, pour recevoir une réponse du général Salan : devais-je rester en France pour y œuvrer au profit de l'Algérie française, ou devais-je le rejoindre dans sa clandestinité ? En attendant, je multipliais les heures de travail à l'état-major et, en deux mois et demi, mon travail fut achevé. J'aurais la satisfaction de laisser tout en ordre s'il m'arrivait de devoir partir inopinément.

En prévision de cette dernière éventualité, et pour limiter les représailles possibles, il fut convenu avec ma femme, venue pour quelques jours à Cherbourg, que nous effectuerions une donation de notre villa à nos enfants. Ceci ne pouvait se faire sans sa propre signature et c'était le moyen suggéré par mon ami Mr. Brunel pour éviter une confiscation éventuelle de nos biens. Par ailleurs je partirais avec un minimum d'argent pour quinze jours, laissant à ma femme de quoi vivre sans préoccupation financière particulière pendant un an.
Enfin M. B..., intermédiaire rennais branché sur le réseau parisien, prit contact avec moi : le général Salan m'attendait dans l'OAS en Algérie. Les dés étaient jetés ; mais nous étions déjà à la fin de décembre (1961).
Par chance je venais d'être désigné pour suivre un stage de quelques jours à Versailles au Centre d'information sur le commandement territorial (CICT). Cela m'offrait une occasion unique à exploiter au mieux pour quitter la France aussi subrepticement que possible.

Le samedi précédant l'ouverture du stage (lundi 15 janvier) je quittai Cherbourg en voiture, laissant tout dans ma chambre comme si je revenais sous peu. En passant à Versailles je déposai ma valise à l'hôtel où une place m'avait été retenue par le CICT, et je précisai que j'occuperais ma chambre à partir du lundi matin. L'idéal aurait été qu'à ce moment-là je fusse déjà en Algérie, mais vingt-quatre heures étaient vraiment un minimum pour que M. J... puisse combiner mon évasion ; et pourtant, le soir même mon départ via Marseille était organisé.

A l'heure prévue, ma charmante compagne me déposa, dans la banlieue de Marseille, sur le perron d'une grande villa où l'on m'attendait. Là j'appris une nouvelle ennuyeuse ; le petit cargo mixte sur lequel je devais voyager, embarquerait, le lendemain, une compagnie de CRS avec ses cadres. Pour ne pas risquer d'être reconnu, il me faudrait attendre un autre moyen.
Le soir même de ce dimanche je me « faisais » la tête et j'adoptais la silhouette qui seraient désormais les miennes pendant toute ma vie clandestine.

Quand je fus reçu par le général Salan, je notai combien le visage qu'il s'était composé abîmait cette expression de dignité naturelle que je lui connaissais avec ses cheveux d'un blanc d'argent encadrant un visage régulier au teint pâle. Moi-même je souffrais de la défiguration que je m'étais imposée. Pendant toutes mes années de clandestinité cela pesa sur moi comme une impression des plus désagréables.

Le général Salan paraissait préoccupé ; j'en appréciai d'autant plus la cordialité de son accueil. Il me confia le commandement de l'OAS du Constantinois. J'aurais de beaucoup préféré l'Oranie, mais je n'avais pas à choisir : l'est de l'Algérie était la zone où il y avait le plus à faire, car c'était la moins structurée. Il serait intéressant d'y susciter des maquis... II fallait voir cela sur place. J'étais un peu réticent car cette question, je la connaissais très bien : il ne suffit pas de vouloir des maquis ; il faut, d'abord, qu'ils servent à quelque chose et, ensuite, qu'ils soient en mesure de vivre par eux-mêmes. Le général Salan me laissait carte blanche.

A son état-major, je retrouvai Godard, en pleine forme, qui me brossa un tableau de la situation générale, et le lendemain je fis la connaissance de Susini. Il me parut un garçon très intelligent, s’exprimant avec une grande facilité, assez oscillant quant aux principes. Il fut convenu que la note que j’avais rédigée pour expliquer ma détermination en faveur de l’Algérie française, serait imprimée et diffusée à quinze ou vingt-mille exemplaires. Je me réjouissais de ce chiffre étonnamment élevé, car j’estimais que ce papier pouvait avoir une importante répercussion, en métropole notamment.

Enfin je rencontrai Gardes. Autant Susini paraissait être le conspirateur abondamment pourvu de moyens, ne se donnant même pas la peine de modifier sérieusement sa silhouette, tirant les ficelles à partir de son confortable bureau, très entouré au point que l’on pouvait se demander comment un tel déploiement pouvait déjouer les patientes et minutieuses investigations policières, autant Gardes me parut éreinté de travail et démuni de tout. Certes, son camouflage contribuait à cette impression, mais je sus bien vite qu’effectivement Gardes se tuait au travail.
En outre, avec la conscience qui l’a toujours caractérisé, il estimait que l’argent de l’OAS n’était pas fait pour s’acheter des vêtements et s’octroyer quelque confort. « Il n’y a que les loups maigres qui se battent », me disait-il. Et c’est vrai.

Quelques jours après (29 janvier 1962) j’étais à Constantine.
Que l’on n’attende pas de cette période une relation de ce que fut, dans le Constantinois, l’histoire de l’Organisation armée secrète… J’y arrivais tard et bien d’autres avant moi y avaient œuvré. Dans mon esprit subsiste une mosaïque de faits de déplacements, de rencontres, d’alertes. Nous vivions « le nez sur l’événement », sans aucun recul pour juger immédiatement de l’importance réelle à attribuer aux conjonctures, sans pouvoir imaginer que telle intervention inopportune ou maligne, tel retard dans nos projets aurait des conséquences irrémédiables. Quant aux écrits que j’ai pu rédiger à l’époque , il ne m’en reste rien : Il n’était pas question de laisser traîner le moindre papier.

Par chance, grâce à quelques textes épars que des amis m’ont rapportés, grâce aussi à quelques livres ou journaux, j’ai pu préciser certaines dates. J’ai même retrouvé le texte de certaines de mes lettres et c’est toujours un mystère pour moi que cette correspondance ait pu parvenir jusqu’à des journalistes. Le souci, chez certains, d’écrire plus tard leurs mémoires ou le désir de vendre des documents n’y sont peut être pas étrangers. Quoi qu’il en soit, ces jalons suffisent à ma mémoire pour reprendre ma trace. Celle-ci, d’ailleurs, n’est pas dans le papier qu’un homme a pu rédiger ; elle est dans l’influence proche ou lointaine qu’il a exercée.

Combien je déplore, cependant, de ne pouvoir citer avec certitude le nom de ces personnes qui, à l’occasion de tel fait précis m’ont tellement aidé ! Ainsi par exemple, le nom de ce commissaire de police (de l’OAS) qui me prit en charge d’Alger à Constantine, ou le nom du commandant de l’aéroport dont la famille m'hébergea, en pleine zone de bâtiments officiels, jusqu'au moment où les dispositions furent prises pour mes prochains déplacements et contacts.

Constantine est une ville musulmane de deux cent trente mille habitants, dans laquelle le quartier européen ne groupait que quelques milliers de personnes. L'état-major et les unités cantonnées sur place représentaient la partie la plus importante de la population française. Autant à Alger le volume de l'élément civil français pouvait peser sur la politique gouvernementale, autant il était négligeable à Constantine. Ici, seule l'Armée pouvait jouer un rôle qui fût à prendre en considération.

En revanche, comme les musulmans étaient moins mêlés à la vie courante des Français, qu'ils vivaient entre eux dans leurs quartiers populeux où aucune infiltration n'était possible, par leur seule masse ils pouvaient représenter une grave menace. S'ils l'avaient voulu, en une nuit, rien — absolument rien — n'aurait été épargné du quartier civil européen. Aussi, quand le FLN entreprit ses exactions et assassinats, les militaires (c'est-à-dire l'Armée et la police, impuissantes par ordre) et les civils français (c'est-à-dire l'OAS) se trouvèrent tacitement unis contre l'adversaire commun. Il en résulta, aux échelons subordonnés, un échange secret de bons procédés entre le renseignement militaire ou policier, et l'action de l'OAS : des plasticages et des OPA (opérations ponctuelles armées) de l'OAS s'exercèrent sur les rebelles et leurs complices identifiés par les services de renseignements officiels. Immédiatement les initiatives terroristes contre les Français s'arrêtèrent.

C'est à cette phase-là que je pris la responsabilité de l'OAS du Constantinois, peut-être juste au moment où ces actions anti-FLN risquaient de dégénérer. En effet, j'avais entendu parler, à Alger, de la politique de la « terre brûlée ». C'était une réplique terroriste au terrorisme, et, par extension, une justification de n'importe quelles « ratonnades », ces exactions gratuites commises contre les musulmans sous le prétexte qu'étant arabes ils pouvaient être enclins à aider le FLN. En dehors même du point de vue humain qui, à lui seul, suffisait pour s'y opposer, sur le simple plan tactique c'était une stupidité.

Que des forces retraitant devant l'avance victorieuse d'armées ennemies leur interdisent tout ravitaillement par ce moyen de la « terre brûlée » et, en y associant l'efficacité de la guérilla, compromettent leur progression, cela se comprend parfaitement. Mais en Algérie les rebelles ne faisaient pas une armée. Du fait de la dispersion de leurs éléments depuis la frontière marocaine jusqu'à celle de Tunisie, leur subsistance était assurée, et quand il ne serait resté qu'une galette de seigle, ce sont ces rebelles qui en auraient profité.
Cette politique n'aboutirait qu'à une misère brutale dans la population musulmane que nous voulions ramener à nous.

Je m'élevai fermement contre cette tendance. J'en fis part au général Salan mais je m'aperçu très rapidement qu'entre lui et moi existait un écran. A partir du moment où je fus dans le Constantinois, je ne sus jamais si mes comptes rendus parvenaient au général. Il y avait toute chance pour que cet écran se situât à l'échelon de Susini puisqu'en tant que chef de l'ORO (Organisation-renseignement-opérations) les liaisons passaient par ses services.

Simultanément il me fallait préciser nettement que je n'admettais pas la prétention de l'ORO d'Alger (c'est-à-dire Susini) à donner des ordres à l'ORO du Constantinois en me « court-circuitant ». Enfin, il s'avéra que la promesse de diffuser très largement le texte expliquant mon départ de France n'avait pas été suivie d'effet. Etant donné l'intérêt de cette explication en tant que propagande pour l'Algérie française et l'OAS, la raison de cette omission devait résider en une divergence fondamentale d'idées entre Susini et moi.

Parallèlement à notre effort pour redonner confiance aux musulmans fidèles à la France, nous essayions d'améliorer la situation des Israélites de Constantine, contre lesquels le FLN multipliait les vexations et les exactions. Il fallait absolument qu'ils organisent leur autodéfense dans leur quartier étouffé au milieu de la vieille ville musulmane, mais ils manquaient de jeunes chefs dynamiques et souffraient de terribles complexes. J'écrivis alors à l'ambassade d'Israël à Paris pour y reprendre contact avec quelques amis : « ... J'ai pensé que, s'il était possible de faire venir ici quelques Israéliens et Israéliennes particulièrement décidés, actifs, sélectionnés, on pourrait redonner espoir à la communauté Israélite ; elle pourrait organiser sa défense en commençant par sa structuration, former des groupes discrets pour son auto défense, instruire les jeunes sur les notions et les possibilités de la résistance, etc.1 »
(1). Le texte de cette lettre du début de mars 1962 a été retrouvé dans le journal Minute du 13 juillet 1962.

Les événements, hélas, allèrent beaucoup trop vite pour que ces projets puissent aboutir.
Dans Constantine même, ma première « planque » fut une villa située dans un quartier tranquille de maisons basses entourées de jardins. Là, à moins que la villa ne soit brutalement encerclée, les possibilités de fuite conféraient une petite sécurité. Le matin, la voiture qui venait me chercher pour me conduire à mes lieux de rendez-vous repérait à l'avance les rues non contrôlées. Dans un grand immeuble, en plein centre du quartier européen, Pierre et Ariette Auberti, chargés de l' « appui » (liaisons, déplacements, «planques», contacts), me firent connaître les chefs de l'OAS du Constantinois : maître Amardeilh, un avocat très fin et de rapports très agréables ; M. Biesse, contrôleur des Finances de Batna, qui, de par sa profession peut-être, était un élément particulièrement précieux par son sens réaliste. J'eus l'occasion d'exprimer mes inquiétudes quant au jeu incompréhensible que semblait jouer Susini, mais M. Amardeilh était son ami et je me réservai de revenir plus tard sur ce sujet.

Ce grand immeuble qui avait déjà connu des perquisitions, mais toujours infructueuses, était habité presque du haut en bas par des responsables de l'OAS. C'est là que se retrouvaient, le plus naturellement du monde puisque tous amis de longue date, M. Delort, Pierrot Derrieu, R. Fiorini, Michel Alibert et tant d'autres qui me furent si dévoués.

L'arrivée de gendarmes de la métropole (de la gendarmerie « rouge » par référence au bandeau de leurs képis) et surtout de CRS compliqua singulièrement les problèmes de sécurité. La première fois que je fus arrêté par un barrage de CRS, je n'en menai pas large. Nous étions tombés dessus, en voiture, bien que le trajet ait été reconnu comme libre un quart d'heure auparavant. Le dispositif de contrôle venait de se mettre en place, à l'endroit où la route est taillée dans la muraille de rocher surplombant les gorges du Rummel, juste avant le pont étroit qui enjambe le ravin profond de cent mètres. On nous fit descendre de voiture. « Les papiers ! » En hâte je me répétai mon identité supposée, telle qu'elle était inscrite sur ma fausse carte d'identité : le nom, les prénoms, né à tel endroit.

Pendant que le CRS regardait la carte de mon camarade, j'ouvrais la mienne pour la présenter sur le côté de la photo. J'avais mis mes lunettes pour voir de près. Quand le CRS prit ma carte, « Date de naissance ?» me demanda-t-il. Il se trouva que je n'avais pas compris sa question. Je le regardai mais, avec les lunettes qui me servent pour lire, tout était brouillé au-delà d'une longueur de bras et je comprenais d'autant moins ce qu'il me voulait. Il me redemanda ma date de naissance et moi, tout à fait dans la peau de l'ahuri auquel je devais ressembler dans des vêtements trop larges, sous un vieux béret de berger, je lui répondis : « Mais... c'est pas marqué d'ssus ? » Bien sûr j'allais lui sortir ma date de naissance, mais déjà il me rendait mes papiers d'un air dégoûté qui signifiait clairement : Quel abruti !
Par la suite j'ai souvent réutilisé ce coup des lunettes qui vous isolent un peu de ce qui se passe juste autour de votre personne. Le fait de ne pas bien voir vous donne droit à la petite hésitation, au tâtonnement dans les gestes, aux trois secondes de réflexion supplémentaires pendant lesquelles le cerveau travaille à toute allure.

Avec les éléments militaires mes premiers contacts étaient encourageants. Indirectement je prenais des liaisons avec le 13e Dragons, le 6e Cuirassiers, un REC (régiment étranger de cavalerie) basé près de Biskra, le Régiment de parachutistes de l'infanterie de marine détaché dans le Constantinois, à quoi s'ajoutaient des moyens provenant de l'ancien Bataillon de Corée, d'un Bataillon de commandement et des services.

Ma rencontre avec le commandant Dars, du 13e Dragons, fut émouvante. En lui je retrouvais cet officier que je connaissais bien pour sa droiture, son allant, son sens élevé du devoir patriotique de l'officier. Un officier du REC vint spécialement de Biskra pour me contacter personnellement. Enfin le colonel de Lavernhe, commandant le 6e « cuir », symbolisait le chef prestigieux qui m'assurait de son régiment autant que de lui-même parce que, pour lui, le devoir était là où se trouve la haute mission civilisatrice de la France.
Malgré l'inévitable utilisation d'intermédiaires, ces contacts s'affermirent peu à peu. J'insistais sans cesse sur la nécessité de ne pas commettre les erreurs à cause desquelles, au moment du « putsch », certains officiers avaient été arrêtés par des éléments durs de l'OCC (Organisation clandestine communiste du contingent). Il fallait soigneusement étudier les dispositions à prendre pour neutraliser au dernier moment les fractions hostiles ou les chefs réticents. Les réseaux « Algérie française » ne devaient absolument pas se constituer en s'appuyant sur la structure préétablie de la hiérarchie militaire.

Comme je faisais un effort pour rallier à la cause de l'Algérie française certains chefs de chacune des unités de l'Est-algérien, il était logique que je fasse également cet effort sur leur chef à tous. J'écrivis donc une lettre au général Ducourneau qui commandait les forces militaires de l'ensemble de l'Est-algérien, depuis la frontière de Tunisie jusqu'à moins de cent cinquante kilomètres d'Alger.
Pour moi, il me paraissait impossible que Ducourneau ne fût pas, au fond de lui-même, partisan du maintien de la France en Algérie. C'était un chef dont les états de service, le courage, s'alliaient à un grand bon sens, n avait l'esprit réfléchi, voyant clair et décidant bien avec, de plus, un caractère affable et
volontier enjoué. « Pour beaucoup d'entre nous, lui écrivais-je, vous avez été pendant longtemps l'homme et le chef vers lequel nous tournions les yeux en nous disant : « Que fait Ducourneau ? A priori on devrait pouvoir aligner notre position sur la sienne1. »
(1)- Lettre du 6 mars 1962, dont je retrouve le texte dans un numéro de Minute du 20 juillet 1962.

C'était le chef qui disposait de tous les moyens utiles et n'avait qu'un seul mot à dire pour que le problème de l'Algérie soit décidé : il lui suffisait de partir de Constantine pour Alger avec ses troupes. Non seulement personne ne l'arrêterait, mais il arriverait à Alger en ayant doublé ou triplé ses forces au cours du trajet.

Sans attendre une réponse trop hypothétique, j'entrepris alors une grande tournée pour prendre des contacts dans toutes les villes où le volume des éléments civils français était un atout à posséder. De ce point de vue la ville de Bône était particulièrement intéressante avec sa nombreuse population européenne dans ce port de cent soixante mille habitants. J'y trouvai une équipe très homogène d'hommes jeunes qui avaient vraiment la ville en main. Quand je leur demandai de m'expliquer leur organisation, ils me parlèrent de « direction collégiale », ce qui m'inquiéta quel que peu ; mais je m'aperçus rapidement qu'en fait chacun, dans sa branche, gardait ses responsabilités, et que le chef naturel qu'était M. Perrot-Boutin ralliait toujours ses camarades à ses vues après une discussion des divers problèmes. M. Valfort dominait les difficultés matérielles et M. Calandra, responsable de l'Action psychologique et de la propagande (APP), faisait passer dans ses consignes et dans ses tracts un rayonnement d'un effet incontestable sur la population.

En revanche, le caractère bônois, très expansif, imprudent dans son amour des manifestations folkloriques, son désir de parler — avec son langage particulier si pittoresque — m'obligea à changer de gîte pratiquement toutes les vingt-quatre heures. J'eus là quelques belles émotions quand, par exemple, je me trouvai seul, un après-midi, dans une petite maison basse plantée dans un bois très clairsemé. A trente pas plus bas, sur la route, je voyais, par la fenêtre, une équipe de CRS s'avancer et se renseigner auprès d'un musulman en désignant telle maison, puis celle-ci, puis la mienne... Je les voyais discuter, j'entendais le son de leurs voix, et je me demandais comment m'échapper furtivement de cette petite villa aux fenêtres grillagées et dont la seule porte utilisable ouvrait sur les CRS... Mais ils s'éloignèrent en désignant d'autres villas.

Bientôt, à hauteur des terrasses des immeubles de vingt étages, d'énormes inscriptions à la peinture noire répétèrent les slogans OAS auxquels s'ajoutaient les noms de Salan, Jouhaud et Chateau-Jobert. Les émissions « pirates » se multiplièrent. La portée pratique de ces diverses manifestations n'était certainement pas considérable ; cependant elles étaient indispensables pour l'entretien du moral. Les réactions des « forces de l'ordre » ne se firent pas attendre, mais elles donnèrent lieu à des chahuts monstres, des concerts de casseroles, des prises à partie et des bousculades qui rendirent inefficaces la plupart des perquisitions des CRS et dégoûtèrent ceux-ci du rôle qu'on leur faisait jouer.

De Bône je passai à Djidjelli, Sétif et Bougie, prenant ma part d'amusement dans les faux bruits, ruses, fausses identités, déguisements que M. Biscambiglia, responsable de la sécurité de mes déplacements, imaginait avec dévouement et succès.
Quand je revins à Constantine, l'OAS venait de subir un coup très dur en l'arrestation du général Jouhaud à Oran le 25 mars (1962). Heureusement la fidélité des chefs de corps ou de leurs envoyés déjà contactés me rassura. Je n'avais pas à modifier les projets dont j'avais rendu compte au général Salan.
De ma tournée, je rapportais d'ailleurs des éléments positifs supplémentaires. Outre l'appui assuré de tous les européens et la garantie des sentiments bienveillants de la majorité musulmane, du côté de La Calle, Blandan, Morris, Souk-Ahras, des unités territoriales et surtout certains éléments de la Légion (du 3ème BEP) se disposaient également à démarrer. En outre, vers Sétif, sur la direction d'Alger, des unités du Matériel et du SEA (Service des essences des armées) garantissaient leur appui. Enfin un groupe de pilotes d'hélicoptère donnait son accord pour leur participation.

Je ne fus pas surpris, quoique déçu, que le général Ducourneau n'ait pas répondu à la lettre que je lui avais envoyée ; de toute façon je ne misais pas sur son acceptation : avec ou sans Ducourneau, mes projets, partagés par les commandants d'unité, pouvaient s'exécuter.(1)

(1)- Le colonel Godard, de son côté, avait écrit à Bigeard en insistant pour qu'il rallie la cause de l'Algérie française, mais sans plus de succès. On retrouve la lettre du colonel Godard dans le n° 17 de Minute du 27 juillet 1962.

Pour me répondre, ou me contacter, Ducourneau n'aurait pas eu grand mal. Autour de lui bien des officiers se seraient proposés pour servir d'intermédiaires ; et le commandant D..., toujours bien renseigné, m'aurait fait porter une réponse dans l'heure s'il l'avait fallu. (Je pense d'ailleurs qu'il me l'aurait apportée lui-même.)

Il était assez amusant de connaître, de l'extérieur, ce qui se passait à l'intérieur de l'état-major. Ma lettre était parvenue sans peine jusqu'au général. Elle avait été déposée sur le bureau d'un aide de camp grâce à « Petit-Jean ». Quel brave garçon ! De jour il accomplissait son service comme « deuxième classe » à l'état-major mais, comme ses parents habitaient Constantine, il bénéficiait d'une permission permanente de la nuit et il en profitait pour travailler dans les équipes d'actions nocturnes de l'OAS. Chez lui, « Grand-Jean » Regiani et Guita Cauvy, la coiffeuse qui améliorait savamment mon grimage, me firent souvent passer des heures tranquilles et amusantes autour d'un bon whisky.

Ces moments de détente compensaient quelques chaudes alertes, tel ce jour où la voiture, qui m'amenait prendre un contact dans une ferme de M. Faure à une dizaine de kilomètres de Constantine, s'arrêta net à l'entrée de la propriété entourée de militaires. Depuis le matin les lieux étaient occupés par la troupe. Rebrousser chemin précipitamment aurait pu paraître étrange. Alors nous traversâmes tranquillement les groupes de soldats, passâmes devant les gradés arrêtés près de la porte et, à l'intérieur de la ferme, nos conciliabules secrets ne furent pas troublés par les silhouettes militaires qui se profilaient tout contre la fenêtre. Nous étions en sécurité au beau milieu de ceux qui auraient eu pour mission de m'arrêter.

De ce jour, pourtant, il fut décidé de ne pas chercher la sécurité dans l'éloignement de la ville, mais de jouer en finesse dans le demi-kilomètre carré qui rassemblait le gros des éléments OAS de la ville. Avec des reconnaissances préalables effectuées dans les cinq minutes avant nos déplacements, avec des éléments me précédant juste de la distance suffisante pour garder le contact à vue quand j'étais dans les rues, je pus rencontrer maintes notabilités de Constantine, des musulmans et aussi quelques-uns de ces prêtres extraordinaires dont les sermons étaient une exaltation à la résistance pour sauvegarder l'influence chrétienne sur cette terre d'Afrique.

Un envoyé de l'ORO d'Alger, un certain S... venu me voir à Constantine, accrut mes préoccupations concernant l'échelon de commandement de l'OAS... Je m'attendais à avoir des nouvelles du général Salan mais mon interlocuteur semblait ne se soucier que de l'ORO d'Alger. Cet émissaire de Susini s'étonnait que le Constantinois ne s'aligne pas sur une politique d'exactions qui devait terroriser les musulmans « pour faire échec aux résultats du terrorisme FLN ». Je doutais fort que le général Salan eût pu songer à une tactique aussi grossière mais, précisément, l'émissaire de l'ORO ne s'en référait pas au général et je ne comprenais vraiment pas ce qui pouvait se passer à Alger.
L'envoyé de l'ORO ne me parla même pas des maquis et, comme je savais que le général Salan tenait à cette idée, je demandai qu'on lui fasse part de mes remarques à ce sujet.

Nulle part nous ne trouvions les conditions nécessaires pour assurer l'existence et l'efficacité d'un maquis. Un maquis s'appuie normalement sur une population environnante qui lui est favorable et garantit sa subsistance, dans une région propice à la vie cachée, à la guérilla, aux embuscades, à la fuite. Donc, rien à faire dans les grandes plaines de l'intérieur, plates à perte de vue et sans couverts permettant le secret des mouvements. Mais la région du Nord n'était pas plus favorable : dans la chaîne montagneuse qui borde la Méditerranée, les massifs de la Medjerda et de l'Edough, la presqu'île de Collo et la Kabylie, les rebelles étaient chez eux, à tel point qu'un bataillon ne s'y aventurait pas seul contre eux. Un maquis OAS, là-dedans, ne pouvait pas durer. Il aurait contre lui, non seulement le FLN, mais aussi les forces « régulières de l'armée française.


Je repris contact avec les chefs militaires sur qui je comptais près de Constantine et j'eus la grande satisfaction d'avoir une entrevue directe avec le colonel du Crest qui commandait en second le 2e REC à Biskra. Il vint me voir avec l'un de ses adjoints, Goldstein. Sa droiture, sa détermination me firent l'effet d'un stimulant. Pourtant, tout en lui définissant mes intentions, il m'était difficile de dévoiler toutes mes cartes. La prudence me commandait d'éviter des possibilités d'indiscrétion pouvant compromettre d'autres chefs ou unités et je reconnais que, d'emblée, je réclamais sa confiance en agissant à son égard comme je l'aurais fait vis-à-vis de l'un de mes subordonnés normaux : ne lui disant que le strict indispensable pour l'orienter. Je sus par la suite la solidité de l'équipe d'officiers sur laquelle il pouvait absolument compter : parmi eux Reglade appuyé par Janvier, les fils ou neveux du général d'Alençon...

Malheureusement, pour une raison que j'ignore et que je suppose être le désir de lier l'action du 2e REC à celle d'autres unités de Légion, un contact fut pris un peu plus tard (vers le 5 avril) avec l'état-major de l'OAS à Alger. N'ayant conservé aucun document pour respecter ce principe impératif de toute action clandestine, je m'en réfère à ce qu'écrit Minute du 13 juillet 1962, au sujet de ce contact, car cela correspond à ce que j'ai gardé en mémoire : « ... Un officier de cette unité (2e REC) eut l'occasion de rencontrer Godard à Alger. Godard préconisait le « noyautage » de la Légion par l'OAS plutôt qu'un passage massif à l'OAS. « Vous allez brûler vos vaisseaux, vous serez tous mutés et l'unité dissoute », expliqua-t-il à son interlocuteur. L'officier de la Légion rapporta dans le Constantinois cette mise en garde de Godard et le « basculage » espéré par Chateau-Jobert n'eut pas lieu. Chateau-Jobert écrivit à Godard une lettre amicale — ils se tutoient — où il lui reprochait de s'être immiscé dans son commandement. »

S'il s'agit de conceptions différentes sur l'opportunité d'un « noyautage » plutôt que d'un « basculage », cet incident regrettable n'a résulté que d'un malentendu qui n'aurait jamais dû se produire. En effet, il y avait si bien « noyautage » préalable que le colonel du Crest et ses officiers avaient nettement prévu la mise sur la touche des rares cadres indécis, dont le colonel commandant en titre le régiment. En d'autres unités ce noyautage indispensable devait, au moment voulu, décrocher seulement les compagnies dont les capitaines prenaient parti pour l'Algérie française. « Mon but, écrivais-je dans une lettre du 18 avril au général Salan, est de tenter de prouver à une vingtaine d'officiers qui pourraient chacun « lever » la valeur d'une ou deux compagnies, qu'ils ne sont pas « seuls et qu'une action concertée de leur part pourrait se rendre maîtresse de l'Est-algérien ».(1)-

(1). Lettre dont le texte se retrouve dans Minute du 13 juillet 1962. Dans même lettre je demandais qu'on se souvienne de « l'attitude de Brothîer i commandant la Légion à Sidi-bel-Abbès) lors du 22 avril, attitude qui t probablement pour but de permettre à la Légion de tirer son épingle jeu, sans s'engager, pour, en contrepartie, c sauver » la Légion (...) ».

Or cet espoir était largement confirmé. Quant au « basculage •», il n'était pas question de le faire dans le vide mais, simultanément, avec l'ensemble des unités élémentaires (non légionnaires) qui se lèveraient pour descendre sur Alger.

Dans le même temps une action était prévue sur l'état-major de Constantine et
notamment sur les centres des transmissions. Les appuis étaient assez nombreux pour qu'il ne semblât pas que l'on eût à craindre une résistance qui dépassât de beaucoup celle de l'OCC et je savais que bon nombre de mes camarades de l'Armée, sans pour autant se compromettre directement avec l'OAS, verraient notre action d'un très bon œil.

Le 2ème REC ne revenait pas sur son acte de volontariat mais demandait à ne démarrer qu' « en deuxième phase avec les autres unités de la Légion » ; ce qui était précisément le « basculage » auquel ni Godard ni moi-même ne croyions !
Il est donc plus que vraisemblable que Godard, le colonel du Crest et moi-même avons été trompés par cette liaison d'un officier du REC car, à Alger elle présentait à Godard que je tentais un « basculage global », et ensuite, de retour à Biskra, elle présentait l'opposition de Godard à mon projet comme une ratification de la thèse chère à la Légion (« La Légion en bloc », « L'unité à tout prix ! ») ; or Godard comme moi-même, nous savions qu'aucune confiance ne devait être accordée au commandement de la Légion à Bel-Abbés : déjà un an auparavant ses atermoiements et son attentisme avaient été l'une des raisons de l'échec du putsch d'avril 1961.

A deux jours près — et si près du but ! — toutes mes prévisions se trouvaient bousculées. C'est juste à temps que je pus faire contacter le colonel Lavernhe commandant le 6e Cuir, pour décommander son action qui devait donner le signal à toutes les autres unités et engager la neutralisation des quelques éléments hostiles bien repérés à l'état-major de Constantine.

Très rapidement je me rendis compte que cette sorte de directive verbale selon laquelle « la Légion devait se lever à Bel-Abbés, Constantine ne devant pas démarrer avant » atteignait également les autres éléments de la Légion, compagnies ou unités des services qui m'avaient assuré de leur soutien. Il fallut tout reprendre, pour expliquer aux uns et aux autres la stupidité d'une telle conception. Dans les conditions de l'action clandestine que menait l'OAS de la frontière tunisienne à celle du Maroc, vouloir centraliser la coordination des actions était une erreur monstrueuse. La seule difficulté venant d'aléatoires délais de transmission l'interdisait. Une fois de plus chacun allait attendre qu'un autre fasse le premier pas, car tout le monde était d'accord mais... à condition de ne partir que le second. Or j'avais en main les éléments voulus pour démarrer, après quoi nous irions jusqu'au bout. Encore fallait-il que ces éléments se sentent assez solides, et cette réserve était légitime car il ne s'agissait pas de jouer un coup de poker. C'est pourquoi le volontariat des unités de Légion du Constantinois ne devait être stoppé par aucune considération secondaire. C'est bien parce que le Constantinois se lèverait en force que les autres trouveraient une raison d'en faire autant ! Il ne fallait donc pas se laisser prendre à des « mots d'ordre » venus on ne sait d'où et qui torpillaient nos espoirs.

Tout était à réajuster et, compte tenu des difficultés de liaison, quelques semaines allaient encore être perdues pour surmonter ce dernier coup.

Pendant que mon équipe fidèle rassemblait les pièces d'un nouveau puzzle, je rédigeai une longue lettre au général Salan, en réponse à une missive du 10 avril (1962) dont la teneur me restait incompréhensible. Il y était fait état d'une « note comminatoire » envoyée par les colonels Godard, Vaudrey et Gardes. Tout en en ignorant les raisons, j'exposais ce qui, vu de Constantine, me paraissait inadmissible et, en tout premier lieu, l'orientation de l'action contre la population musulmane dont l'ORO dirigé par Susini était responsable. J'avais pu stopper ces méfaits sur le territoire que je contrôlais personnellement ; mais ce qui se passait plus loin, et tout particulièrement à Alger, avait ses répercussions sur l'ensemble de l'Algérie. J'insistai là-dessus dans ma longue lettre du 18 avril (1962) : « II se trouve qu'actuellement l'OAS qui devait être la 3ème force, entre le FLN d'une part et les forces gaullistes de l'autre, et devait dans cette fonction « recueillir » l'armée et la masse musulmane, il se trouve que cette OAS, par le jeu de ses actions et des exactions qu'on lui impute, rend impossible ce rapprochement vers nous de l'armée et des musulmans. »

« Ici partout, dans le bled comme dans les villes, mes musulmans qui recherchent cependant des contacts nous font dire : « Vers quoi maintenant peuvent se retourner ceux qui ne veulent pas du FLN puisque l'OAS systématiquement s'attaque à nous, musulmans, qui ne lui avons rien fait ! »

« II est évident qu'il y a là une contradiction incroyable dans le même temps où l'on essaie un rapprochement « utilitaire » avec le MNA ( Mouvement nationaliste algérien, dont le chef était Messali Hadj)

« La persistance d'une telle orientation est généralement considérée comme « criminelle » et « néfaste », et ne tarderait pas à amener une scission dans nos organes de direction. »
Etant donné que ni les colonels ni le général Salan n'étaient d'accord pour l'emploi d'un terrorisme aussi révoltant, j'en arrivais à l'évidence d'une trahison à l'intérieur de l'OAS. On ne pouvait manquer de rapprocher ces faits d'autres événements particulièrement troubles qui venaient de frapper quelques-uns des meilleurs éléments de l'OAS : l'assassinat de Leroy, celui de Villars, les circonstances étranges de la mort du capitaine Le Pivain ; à quoi il fallait ajouter la condamnation à mort de Martel signée, au nom de l'OAS, par un séide de Susini.

L'OAS des militaires était doublée par une OAS « politique » absolument dénuée de tout sens moral, et même de simple bon sens ; mais, de Constantine, il m'était impossible de savoir qui menait ce jeu.

Je connaissais Robert Martel, de nom, depuis bien des années, mais jamais nos chemins ne s'étaient croisés. Je savais la part importante qu'il avait prise pour le sursaut du 13 mai 1958 qui légitimait tous les espoirs. Je connaissais son action personnelle au moment du « putsch » du 21 avril 1961. Je savais aussi qu'à chaque fois sa claire vision des faits devançait la tournure catastrophique que prenaient les événements. Il paraissait mener une action parallèle à celle des hommes politiques qui exploitaient les circonstances immédiates, mais pour des fins éloignées dont ces derniers se souciaient peu. Il voulait un changement en profondeur et, chaque fois, les agissements de têtes politiques bornées n'aboutissaient qu'à un replâtrage où une combinaison d'opportunité dont rien de neuf ne sortait.

Martel cherchait à me rencontrer. L'un de ses plus fidèles amis, Claude Mouton, parvint à contacter « Marc » (le lieutenant Michel Alibert) et un rendez-vous fut prévu avec Mouton à Philippeville où je me rendais. Là, ce 19 avril (1962), j'en appris plus en une heure que pendant les trois mois que je venais de passer dans l'OAS. Il y avait évidemment une vipère quelque part dans l'Organisation pour que mon nom pût être mêlé à ce qui se passait à Bab el-Oued ou dans la vallée de la Soummam. Mais ceci n'était qu'un détail en comparaison des tensions internes dont la lettre du 10 avril du général Salan faisait état sans que je pusse les comprendre.

Claude Mouton paraissait étonné, mais en même temps satisfait, que je ne fusse au courant de rien. De son ton égal et tranquille — très contrôlé mais sous lequel on sentait une volonté vibrante — il me donnait des explications évoquant les responsabilités de Susini, me parlait des difficultés du général Salan et, surtout, insistait sur la politique franchement contre-révolutionnaire qui était la seule à pouvoir sauver le pays.

Le lendemain (20 avril 1962) nous apprenions l'arrestation du général Salan. J'en fus atterré. Pour l'OAS c'était un coup très dur car il était le seul à pouvoir remettre de l'ordre dans la direction de l'OAS si cela était utile. Le jeu personnel de Susini, les leviers de commande qu'il détenait matériellement auraient vite fait de déborder les colonels. Pour moi, de toute façon, après Salan c'était Gardy qui prenait le commandement, mais il était à Oran... Il était indispensable que j'eusse quelqu'un qui puisse me mettre en garde et m'expliquer les intrigues algéroises. Il fallait que je voie Martel. Rendez-vous fut pris pour quelques jours plus tard. En attendant, je partirais à Bône le lendemain.

Je faillis bien n'y jamais arriver...

Nous savions qu'aucun barrage policier n'était à craindre sur la portion de route qui restait dangereuse du fait des incursions qu'y pratiquaient les rebelles. Pour avoir des chances d'éviter ceux-ci, il nous suffisait de partir au moment où ils risquaient eux-mêmes de se faire accrocher par quelque élément militaire. A 9 heures nous prîmes la route, à deux voitures. J'étais dans la première avec un ami et le conducteur. La seconde transportait mes petites affaires personnelles — à peine une musette — et une valise où mes amis avaient dissimulé avec le plus grand soin une magnifique tenue militaire qu'ils m'avaient fait faire en
prévision du jour « J » : un béret amarante, des épaulettes de colonel, les deux fourragères, un magnifique placard reconstituant la « panoplie » d'une quinzaine de mes décorations. Tout cela désignait assez bien un certain colonel Chateau-Jobert officiellement recherché par toutes les gendarmeries du Constantinois. Aussi était-il entendu que la seconde auto ne garderait que le contact à vue, sans se rapprocher de la première. Tout allait bien et nous abordions, vers 11 h 30, la bonne route droite qui, après un virage, tombe sur l'entrée de Bône. On roulait vite en pensant peut-être à l'anisette bien fraîche que nous prendrions chez Perrot-Boutin, chez Vigliano ou Bernard...

Brutalement, à la sortie du virage, un barrage de CRS : juste le temps de freiner et nous sommes dessus. Une voiture de musulmans est déjà arrêtée devant nous. Une équipe la fouille.
Nous sommes descendus de voiture et je regarde autour de moi pour repérer à l'avance, par habitude, une direction de fuite possible. A gauche de la large route c'est du rocher ; à droite une vaste étendue plane où les cailloux disputent la place à une herbe rare. De quoi se faire « descendre » avant d'avoir fait quarante mètres. Sur le bord de la route une herse mobile mord sur l'asphalte. Il suffit d'un geste pour qu'elle se déclenche en travers de la route.
Sur ce, la voiture aux bagages arrive à fond de train, aussi surprise que nous l'avions été. La fouille a commencé pour nous mais l'équipe de CRS qui s'occupait de l'auto arabe passe à notre deuxième véhicule. Ce n'est peut-être plus qu'une affaire de secondes... Quand nous remontons en voiture, notre vérification effectuée, j'entends un CRS qui dit au conducteur de la seconde auto, devant la valise compromettante grande ouverte et tous paquets défaits : « Et ça, qu'est-ce que c'est ? »

J'entends des cris quand notre chauffeur démarre en trombe ; la herse se détend en travers de la route, mais une fraction de seconde trop tard... derrière nos roues ! Je tente de calmer le conducteur pour que nous n'ayons pas trop l'air de fuir mais la voiture file à cent à l'heure, prend à toute vitesse le large rond-point à l'entrée de la ville ; les pneus crissent et la voiture penche dangereusement sur toute la longueur du virage ; nous remontons le cours Bertagna à une allure folle, le klaxon fonctionnant sans arrêt, puis nous nous perdons dans un dédale de petites rues. Dix minutes après, tout Bône était au courant et, en commentant l'événement, l'anisette parut encore meilleure que d'habitude.

Le chauffeur du deuxième véhicule s'en tira bien ; une vague connaissance de Philippeville, raconta-t-il, avait profité de son voyage à Bône pour lui demander d'y porter cette valise qu'elle reprendrait plus tard... Il ne savait rien... Il fut libéré après une vingtaine de jours de détention.

A Bône je retrouvais toujours avec un grand plaisir cette équipe solide groupée autour de Perrot-Boutin. Tous étaient vivement affectés par le retard dû à l'interférence de l'OAS d'Alger dans nos projets militaires et par le désamorçage des bonnes volontés que les « accords » d'Evian avaient entamées. Cependant tout n'était pas encore perdu et je leur proposai, pour remonter leur moral, de « se raconter des histoires ». Il me fallut leur expliquer ce que j'entendais par-là. Imaginons d'abord la situation actuelle de la façon la plus optimiste en supposant que nos efforts aient les résultats les meilleurs que nous puissions espérer. Et pourquoi pas, après tout ? Et que pouvons-nous faire pour qu'il en soit ainsi ? De cette façon, et de fil en aiguille, nous constatons que quelque chose est encore à faire. Donc n'admettons pas, sous le prétexte que la situation est mauvaise, d'y voir un argument pour tout lâcher, car alors il est certain que tout est perdu...

La chaude alerte que j'avais eue en venant de Philippeville me dissuada d'y retourner par la route car on pouvait supposer que ma position et mes déplacements se localisaient sur cet axe routier. Je fis donc demander à Martel de venir me voir à Constantine. J'étais vivement intéressé par ce prochain contact avec le chef incontesté de la Contrerévolution en Algérie. Bien des années auparavant — en 1954, grâce à J. Bernier du Djemila Palace — j'avais eu l'occasion de lire quelques-uns de ses papiers en pensant que ce qu'il exprimait était juste mais que ce n'était pas comme cela qu'il fallait le dire. Cependant, étant donné que ceux qui l'avaient doublé au moment du 13 mai (1958 ) ou au moment du putsch (d'avril 1961) n'avaient abouti à rien, il
présentait au moins la supériorité d'avoir lutté contre les échecs qu'il prévoyait chez les autres et qui s'étaient effectivement produits. C'était donc lui qu'il fallait de préférence écouter, « malgré » la façon dont il le disait — et surtout l'écrivait.

Le 1er mai (1962) j'attendais Martel à Constantine avec beaucoup de curiosité. J'avais retrouvé un logis de fortune dans ce grand immeuble en plein cœur des nouveaux quartiers ; là, mes amis avaient mis à ma disposition un appartement vide auquel un lit de camp et une chaise donnaient un certain confort.
L'appartement étant officiellement inoccupé, on ne pouvait lever les stores ni laisser filtrer la lumière électrique. C'est donc dans la pénombre, en le guidant par le faisceau d'une lampe torche, que je guidai Martel jusqu'à la chambre où une lampe de chevet, prudemment voilée, éclairait chichement mon lit.

Pendant que Martel retournait à Philippeville, je reprenais liaison dans la région de Constantine avec les éléments militaires. Les effets néfastes des « accords d'Evian se dissipaient. Rien de positif ne ressortant des palabres du Rocher Noir, les officiers contactés retrouvaient toutes leurs raisons de s'engager avec leurs unités pour une ultime sauvegarde de l'Algérie française. Du côté de la Légion mes explications et objurgations avaient fait leur chemin. Les cadres comprenaient que ce que je leur demandais était autrement plus réaliste que ce mythe d'une Légion étrangère qui basculerait en bloc à partir d'un ordre donné de Bel-Abbés. Peu à peu mes moyens se ressoudaient.

A Constantine tout était calme et, sans le contrôle routinier des CRS, j'aurais pu m'y promener sans danger s'il n'avait toujours fallu compter avec l'imprévisible. C'est ainsi qu'un jour les amis qui me précédaient pour assurer ma sécurité revinrent au galop : une perquisition était en cours justement là où je me rendais. Il était rare qu'un jour se passe sans une émotion, grande ou petite ; même ce jour où, quittant Bône pour aller voir Martel à Philippeville, je me réjouissais des cent kilomètres à parcourir bien tranquillement sur une vedette marine rapide. Les amis qui m'hébergeaient en avaient eu l'idée pour m'éviter toute rencontre avec les forces de l'ordre.

Partis à l'heure où l'étoile du berger s'effaçait dans un ciel bleu pâle, nous filions à la pointe d'un sillage absolument rectiligne jusqu'à l'horizon derrière nous. Subitement, à hauteur du cap de Fer qui précède la baie de Philippeville, un patrouilleur gris-bleu déboucha de derrière le cap. Ce devait être une vedette garde-côte. Nous prîmes une allure de promenade ; les lignes furent lancées pour compléter l'aspect d'un bon bateau de pêcheurs tranquilles, et nous nous glissâmes le long des rochers, très lentement pour qu'il semble évident que nous ne craignions aucun contrôle. Ce quart d'heure me parut long, pendant que nous nous traînions sur l'eau, en jetant des coups d'œil furtifs sur les silhouettes qui nous observaient à la jumelle.

Passé le cap de Fer et hors des vues de la vedette, nous fîmes les derniers trente kilomètres le moteur tournant à plein régime, l'étrave dressée haut sur la vague de proue.
Vers 11 heures je sautais sur une petite jetée à Miramar. Sans tarder je pris contact avec M. C..., ancien maire d'un important chef-lieu d'arrondissement du Sud. Il ne me cacha pas son pessimisme : dans trois semaines il serait trop tard pour tenter un dernier sursaut. Je décidai immédiatement de retourner le plus tôt possible à Constantine.

Dès le début de l'après-midi — ce devait être le 10 mai (1962) — j'étais à la ferme de « Jeanne d'Arc » où les parents de Claude Mouton étaient revenus. Martel m'y attendait. La ferme était toujours tenue par de fidèles musulmans mais, en raison des indiscrétions involontaires toujours possibles, il fallait éviter que la présence de personnes étrangères pût être décelée dans la ferme. Aussi nous ne quittions pas le premier étage, nous parlions sans élever la voix, nous évitions d'éclairer toutes les pièces. Mais, loin d'alourdir l'atmosphère, ces précautions donnaient un caractère intime à notre réunion et les discussions n'en étaient que plus franches et plus passionnées.
Il me restait encore un espoir d'aboutir et, de leur côté, mes amis attendaient beaucoup de la remise en état d'un poste émetteur de grande portée. Aussi la soirée fut-elle empreinte d'une chaude cordialité éclairée par l'optimisme auquel nous nous accrochions.

Il fallait faire vite et dès le lendemain soir j'étais de retour à Constantine. Vers la fin de mai le moment me parut enfin venu de pouvoir déclencher l'action ouverte : les cadres militaires acquis à l'Algérie française me paraissaient avoir pris de solides dispositions pour que l'issue du coup ne soit pas livrée à la chance. J'avisai Martel pour qu'il fût prêt dans les deux jours.
Le lendemain, 31 mai 1962, brutalement, la radio (confirmée ultérieurement par les journaux) annonça que des contacts avaient eu lieu entre l'OAS et le FLN dans l'intention de « compléter les accords d'Evian et pallier leurs insuffisances ».

Pour nous il fut évident que c'était là un coup de Susini, et d'ailleurs l'OAS (en réalité Susini) annonçait une trêve aux exactions toujours perpétrées à Alger, et la presse parlait des « accords Susini-Mostefaï ».

Cette perspective de négociations avec le FLN était une trahison à l'égard des Français d'Algérie et elle portait un coup mortel à l'OAS. Comment pouvait-on imaginer que si les « accords » d'Evian n'avaient apporté aucune garantie, ceux qui seraient élaborés par des comparses extra-gouvernementaux seraient respectés ? Mais la suggestion en était présentée à l'opinion publique. Aux yeux des gens simples ou non avertis, c'est l'OAS elle-même qui traitait avec la révolution algérienne ; c'en était fini du moindre espoir. Du côté des militaires contactés, le coup fut très dur. Dès que la nouvelle s'en répandit, les gradés se rendirent compte que le moral était sapé. Il n'était plus question de fixer le « top » du démarrage. Dans ces conditions c'eût été une folie.

Il restait encore trois semaines avant le 1" juillet, date fixée pour la passation des pouvoirs au GPRA. Est-ce qu'en huit jours on pourrait remonter le courant de la débandade ? Il fallait l'essayer. De toutes mes forces j'insistai auprès de mes amis de Bône chez qui régnait la consternation. Je leur demandais huit jours encore, après quoi, si je n'avais plus d'espoir, ils seraient déliés de leurs obligations morales à l'égard de ce que nous tentions.
Ces huit jours m'apportèrent les preuves matérielles de la félonie de Susini : dès que j'avais eu connaissance de ces prétendus «: accords », j'avais envoyé un message au général Gardy qui était le seul que je puisse reconnaître comme chef pour remplacer le général Salan à la tête de l'OAS. Dans une autre missive j'insistais pour qu'il fût en personne à Alger. Ces messages devaient inévitablement transiter par les services de Susini et je doute qu'ils soient jamais parvenus à leur destinataire car, en retour, je reçus d'Alger une note insistant pour que je donne mon accord à ce qui se tramait entre Susini et le Rocher Noir.
Je protestai véhémentement et, dans les trois jours, un envoyé de Susini. sous le pseudonyme de « Simon », vint me trouver avec mission de me convaincre « pour un virage à 180 degrés de la politique de l'OAS ». Il ne pouvait en être question et, bien qu'étant sans nouvelles de Gardy, je me doutais bien que lui non plus ne se laissait pas faire.

Simon dut en arriver à son dernier argument : « De toute façon, si vous ne donnez pas votre accord, on vous empêchera de poursuivre votre effort. » II eut même une phrase si menaçante sur ce qui pouvait m'arriver, que mon garde du corps bondit d'un seul coup et je dus rabattre ses mains qui allaient prendre Simon au col.

C'était la rupture. J'eus du mal à calmer mes fidèles gardiens, tous deux anciens policiers, et bien différents l'un de l'autre : autant « Tonton Voisin était mince, brun et calme, autant Philippe Anziani, le « gros » Philippe était rond, le visage coloré, de caractère jovial et explosif ; mais tous deux me témoignèrent un dévouement sans borne au cours des cent péripéties que nous vécûmes ensemble.

Les jours qui suivirent apportèrent des preuves supplémentaires de la trahison de certains scélérats car, malgré mon refus catégorique, ils firent croire que j'avais donné mon accord aux manigances de Susini. A des individus sans morale ni scrupules, tous les moyens sont exploitables. Ils avaient appartenu à l'OAS mais ils feraient tout ce qu'il faut pour se réserver une place dans le camp adverse ; aussi, dans l'un des derniers bulletins rédigés à Bône, je mettais en garde contre « certains civils algérois, les mêmes qui sont à l'origine des exactions aveugles contre les musulmans ». Je précisais : « Le montage radiophonique dans lequel on associe des émissions pirates de l'OAS à la radio gouvernementale et à la voix de membres du GPRA est une preuve grossière de la collusion de certains avec le gouvernement gaulliste. »

Je faisais allusion à une « émission de l'OAS » diffusée le 3 juin au soir sur le canal de la télévision. Elle prétendait parler au nom de l'OAS « au niveau le plus élevé ». Mais dans la même nuit une émission pirate du général Gardy déniait toute représentativité à l'équipe Susini.

Le 5 juin, le journal l'Aurore accolait la photo et le nom de Susini aux photos des dirigeants du GPRA ; le 6 juin on faisait état d’ « entretiens antérieurs » entre Susini et Abderrahman Farès.
Nous étions trahis et ce qui était l’élément valable de l’OAS ne s’en relèverait pas.

Mon dernier contact avec les militaires du Constantinois fut empreint d’une vive amertume. Je ne sais qui, d’eux ou de moi déplorait le plus cette fin stupide, ce désamorçage perfide opéré d’Alger.
Je revois encore cet officier du 6ème Cuir pour qui j’ai gardé tant d’estime ; je le revois, les épaules affaissées, le dos voûté, le visage vieilli, tellement triste d’être obligé de reconnaître que c’en était fini, de l’Algérie…

Quand je retournai à Bône, mes amis savaient déjà que la partie était perdue.

Pour neutraliser pendant tout juste vingt jours le dernier sursaut possible de l’Algérie agonisante, nos adversaires n’avaient qu’à gagner du temps. Susini faisait bien leur jeu ! Le 11, son partenaire, Mostefai, affichait son optimisme.
Le 12, on était d’accord, des deux cotés pour « traiter avec le diable ». Puis quand il fut évident que les accords Susini-Mostefai n’étaient qu’une manœuvre dilatoire parfaitement réussie et que Susini n’était plus utile, on n’en parla même plus.

A Bône mes amis prenaient en toute hâte des dispositions pour sauver – s’il en était encore – quelques bribes de leurs biens ; il leur fallait abandonner définitivement leurs maisons, leur ateliers, leurs fermes et leurs champs : souvent l’effort de plusieurs générations de familles françaises. La situation des Français musulmans fidèles à la France était encore plus angoissante.

L’équipe bônoise faisait des prodiges pour trouver à chacun les places de bateau, de cargo ou d’avion, les cadres pour le transport des objets les plus utiles. Mais le plus gros problème consistait à faire passer en France, en Italie ou en Sardaigne tous les clandestins recherchés par la police. On ne m’oubliait pas non plus, mais je ne voulais pas partir avant le dernier jour.
C’était une question de principe.

Je prenais congé de ceux qui avaient reporté sur moi leur dernière confiance. J’étais arrivé trop tard…et peut être de deux ou trois mois seulement : par trois fois – dont les deux dernières à quarante-huit heures près – j’avais failli déclencher le coup qui aurait peut être sauvé l’Algérie française. Je dis « peut être »… bien sur… car qui peut se porter garant du futur ? Mais il ne faut pas s’y tromper : si les circonstances avaient raisonnablement permis que l’affaire démarre, rien n’aurait entamé notre volonté définitive d’aller « jusqu’au bout », et cette volonté nous préparait à prendre toutes les responsabilités que l’on peut imaginer.

Je rendis à mes amis, les propriétaires de la vedette automobile qui m'avait transporté à Philippeville, le magnifique poste de TSF qu'ils m'avaient donné. Ce poste disposait, outre des « chanels marine », des fréquences exploitées par les forces de police et de CRS, ce qui nous était particulièrement précieux. Ils furent étonnés que je m'en défasse. Peut-être n'ont-ils pas bien compris que pour moi la vie errante et clandestine allait continuer, vraisemblablement pendant des années encore. J'étais arrivé avec un petit sac à dos, je repartais avec le même seul bagage ; seule façon d'être prêt à tout moment, prêt à partir, prêt à échapper, prêt à abandonner la chemise de rechange, l'imperméable et les affaires de toilette, seuls biens possédés. Pas d'attaches matérielles : c'est un impératif pour garder à la fois sa liberté de mouvement et sa liberté d'esprit. Un homme traqué ne s'encombre pas d'une valise.

Le 30 juin (1962) j'embarquais sur un cargo mixte en passant les contrôles de douane et de police au milieu d'une queue pressée de monter à bord. Je craignais vivement, si j'étais reconnu par quelque passager, qu'il n'en résultât des imprudences de langage pouvant compromettre ma sécurité. Je fus plus tranquille quand le bateau, enfin, s'éloigna du quai.

Encore une page qui se tournait. Elle n'avait pas obtenu le succès recherché mais j'avais fait tout ce que je pouvais. Sur le plan personnel, deux constatations s'en dégageaient nettement : J'avais eu l'occasion de mettre en pratique maintes tactiques d'action que j'ignorais avant l'étude que j'en avais faite sur le livre de M. Ousset. J'en avais expérimenté la valeur. En outre l'expérience me donnait des ouvertures sur des points tout juste évoqués, telle l'importance du facteur « temps », tel le danger d'une solution de facilité dans la structuration des réseaux.

La solution de facilité, dans le cas de l'OAS, consistait à s'appuyer sur une hiérarchie préétablie, celle de l'Armée. Ce fut l'une des grandes erreurs pratiques de l'action de l'OAS car, parmi les cadres militaires, ce n'était pas particulièrement les plus haut gradés qui étaient les plus décidés à sacrifier leur carrière à une cause. Bien au contraire, beaucoup atermoyèrent sous des prétextes qui n'avaient qu'une valeur spécieuse, telle la nécessité de « préserver avant tout l'unité de l'Armée ». C'était là faire passer le secondaire avant l'essentiel, l'Armée étant un moyen et non une fin.

A quoi servait que l'unité fût préservée dans l'Armée, si le pays devait le payer par l'arrachement de ses provinces et la spoliation du cinquième de sa population ? L'unité de l'Armée « avant tout », disaient certains, mais cela ne signifiait rien ; il aurait fallu leur faire préciser avant quoi... Schématiquement, à mes yeux, l'Armée avait le choix, ou bien en faveur de l'intérêt supérieur de la France, qui se liait, en Afrique, à la sauvegarde des valeurs civilisatrices que nous y avions introduites, ou bien en faveur du caprice d'un homme initialement appelé au pouvoir pour sauver l'Algérie.

L'Armée, en tant qu'entité, avait une mission exceptionnelle comme un homme peut parfois considérer qu'il en a une. Dans l'acceptation de cette mission, l'Armée aurait été déchirée, elle aurait souffert. Et après ? C'est là qu'aurait été sa gloire, car au moins elle aurait servi à quelque chose !

Vouloir réaliser l'unité « à tout prix » est toujours une utopie. Pour avoir tout le monde avec soi, on lâche du lest sur le plan des principes ou des règles d'action et, ce que l'on gagne en nombre, on le perd en force. On réalise une belle masse mais qui n'est qu'un amalgame hétérogène sans solidité. Sur le plan de l'action, quand l'OCC s'était manifestée, elle avait donné une belle leçon à l'OAS cent fois plus importante en volume et en possibilités !

La structuration des civils de l'OAS souffrait également de tares qui, pour être différentes, n'en étaient pas moins graves. Ce que l'Armée pouvait apporter de précieux à l'OAS c'était son sens de l'honnêteté intellectuelle, son respect de la pensée du chef, son sens moral traditionnel. Cela devait suffire à renforcer la structuration des réseaux militaires ; mais chez les civils cette cohésion préétablie n'existait pas. Une doctrine aurait pu la leur donner mais, en 1962, c'était déjà trop tard.

Cette doctrine aurait pu guider l'action des militaires autant que des civils et éviter, notamment, cette erreur fondamentale, en partie cause de notre échec, que fut la centralisation de fait sur Alger. L'interférence de Godard, le démarrage « en bloc », la Légion « en bloc », l'usurpation d'autorité de Susini, tout cela venait d'une conception fausse qui, en bien des cas, avait anéanti les efforts locaux par des mots d'ordre qui n'avaient de valeur que celle, artificielle, que leur conférait une centralisation néfaste. Coordonner les efforts, oui, cela est toujours utile ; mais nous n'étions pas dans les conditions requises pour prétendre coordonner les actions depuis le Maroc jusqu'à la Tunisie. A Oran, à Alger, à Constantine, les circonstances n'avaient rien de commun. Celui qui pouvait démarrer devait pouvoir le faire sans attendre les autres. On imagine facilement l'impulsion extraordinaire qu' « Alger » aurait pu donner à mon action, quand des gens allaient s'y enquérir de l'opportunité de démarrer dans le Constantinois, si on leur avait répondu : « Foncez ! » au lieu de leur donner des prétextes pour se mettre sur la touche. Foncez ! puisque vous en avez les moyens, foncez !

Hélas !_

Quoiqu'il en soit, l'Organisation armée secrète a eu l'immense mérite de vouloir régir dans le sens national. Qu'à l'insu du général Salan ou qu'après sa capture à Alger elle ait été trahie par des hommes ou fourvoyée par d'énormes fautes dans la conduite de l'action, ne peut pas minimiser la légitime fierté de tout ce peuple d'hommes braves et de braves gens qui ont payé de leur personne et de leurs biens la volonté de rester sur leur terre française.

Cette époque de la défense de l'Algérie française a, pour très longtemps, marqué les esprits. Les séquelles en dureront d'autant que nos gouvernements ne se sont pas souciés de justice à l'égard des rapatriés, des pieds-noirs, des harkis, et qu'ils n'ont pas réintégré dans les administrations ou l'Armée les hommes qui s'étaient opposés à la politique d'abandon. Ceux qui demandent d' « oublier » sont, le plus souvent, ceux qui, dans nos
gouvernements, laissent l'injustice se prolonger. Ce n'est pas entre les hommes eux-mêmes, Français de métropole ou d'Algérie, partisans de l'Algérie française ou opposants, que l'animosité subsiste.

J'admets très bien que des camarades de l'Armée n'aient pas partagé nos convictions mais, presque toujours, leur position a été nette et quand, après mon retour en France, j'ai repris contact avec eux, tous — à deux exceptions près — m'ont témoigné une franche estime.
Entre hommes honnêtes que des conceptions différentes ont séparés, le rapprochement se fait tôt ou tard, et de mon côté je n'avais aucun complexe ni aucune hargne envers qui que ce soit. Aussi fus-je singulièrement surpris de lire, dans le livre Pour une parcelle de gloire, paru en 1975, que Bigeard m'y désignait comme étant devenu « l'un de ses ennemis acharnés alors qu'il me considérait comme un excellent camarade ». Et il ajoute : « Jalousie peut-être, ce qui est humain. »

Ce soir du 30 juin 1962, sur le bateau qui me ramenait clandestinement en France, je me posais la question : Etait-il normal que l’Algérie accédât un jour à l’indépendance ?

Il faudrait d’abord définir les références à partir desquelles une chose est « normale ». La politique française a fait aux Algériens un cadeau empoisonné. Comme eux-mêmes le disent : ils ont gagné l’indépendance, mais ils ont perdu la liberté, c’est à dire le bien le plus précieux au monde. Et ce résultat n’a été atteint que dans des conditions aussi odieuses pour le peuple abandonné sur place que pour le peuple rapatrié.

Non ; ce n’est pas normal ; cette « indépendance » n’est que le dénouement logique d’une politique métropolitaine aberrante.


 
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