Les
blessés sont égorgés
C'est
alors qu'une vague de folie part de faubourgs musulmans pour déferler su
les quartiers européens. Hommes, femmes enfants, vieillards sont
indistinctement abattus à coups de mitraillette ou au couteau. Les
blessés sont égorgés jusque sous les yeux des
sentinelles françaises qui montent la garde, boulevard Joffre, devant le
service social de l'armée.
Ces militaires obéissent à la consigne donnée
par 1e général Katz de n'intervenir sous aucun prétexte.
Au
lendemain de ce « massacre des innocents », les seules paroles de
regret ne seront pas prononcées par un représentant de la France, mais
par le nouveau préfet de la wilaya, Saïah Abdelkader, qui donnera
l'ordre d'arrêter les meneurs, le fera présenter aux envoyés spéciaux de
la presse internationale, avant d’ordonner leur comparution devant un
tribunal militaire de l'A.L.N.
La plupart des victimes
- - Seront retrouvée pendues aux crochets des abattoirs de la ville.
- - D'autres furent jetées à la décharge publique du Petit-Lac.
- - Leur nombre n'a jamais pu être évalué avec précision
Ce fut
alors le grand départ et le début du lamentable exode qui allait
éparpiller aux quatre coins du monde près d'un million et demi de
Français d'Algérie.
Lorsque la
grande vague fut étale, on en compta 1 380 000 en France (dont 17
000 en Corse), 50 000 en Espagne, 12 000 au Canada, 10
000 en Israël, 1 550 en Argentine. Trente mille seulement
étaient restés en Algérie, sur cette terre qui les avait vus naître et
où ils voulaient mourir.
J'ai
rencontré à Philadelphie, aux Etats-Unis, une Française originaire
d'Algérie qui avait quitté son pays en 1947 pour épouser un Américain
qu'elle avait connu après le débarquement des troupes alliées en Afrique
du Nord. Elle était âgée de vingt ans lorsqu'elle avait quitté sa ville
natale. Quand le hasard me mit en sa présence, elle était devenue
américaine à un point tel qu'elle parlait sa langue maternelle avec
l'accent yankee. Elle avait suivi les événements d'Algérie à travers la
presse des Etats-Unis, depuis la rébellion du 1er novembre
1954 jusqu'à la proclamation de l'indépendance, le 5 juillet 1962. Mais
quand, avec l'émotion que l'on devine, après avoir évoqué le départ en
catastrophe de centaines de milliers de ses compatriotes, j'en vins à
parler de la difficile intégration des pieds noirs au sein de la
communauté française, elle me coupa brusquement la parole pour me
demander :
- Les pieds-noirs? Mais qui sont ces « pieds-noirs » ?
Car pour
cette Française d'Algérie américanisée, le terme était inconnu. Elle
connaissait bien des Indiens établis dans une réserve du nord des
Etats-Unis, à la frontière canadienne :
- des
Hurons ou des Iroquois, elle ne savait pas très bien que l'on appelle
les « Blackfoot », mais elle fut tout étonnée d'apprendre que le mot que
je venais de placer dans notre conversation s'appliquait aux rapatriés
d'Afrique du Nord.
Il est
vrai que le terme n'est que récemment entré d'une manière officielle
dans la langue française et après un long cheminement dans la pensée. Au
début, il eut peut être un sens péjoratif. Aujourd'hui, il est fièrement
revendiqué par ceux qui y ont droit et il figure dans le Petit Larousse
accompagné de la définition suivante : nom masculin (familier),
habitant de l'Algérie d'origine européenne; pluriel .piedsnoirs.
Cette
définition peut sembler inexacte car les rapatriés de Tunisie et du
Maroc sont aussi fiers d'être des Pieds-noirs.
Jusqu'en
1944, les Pieds Noirs sont restés des inconnus pour les Français de la
métropole. Il a fallu les débarquements de Normandie et de Provence, la
libération de Toulon, Marseille et Lyon par les troupes de De Lattre
de Tassigny, l'entrée triomphale dans Paris et Strasbourg de la
division Leclerc, pour que la France, libérée de ses chaînes par
l'action conjuguée de la l ère armée et de la 21 D.B. (composées en
majeure partie d'appelés et de volontaires d'Afrique noire et d'Afrique
du Nord unis dans un fraternel coude à coude avec d'autres volontaires
évadés de France par l'Angleterre ou par l'Espagne), prît subitement
conscience qu'il existait, hors de l'hexagone, des centaines de milliers
de concitoyens dont la censure de l'occupant lui avait fait ignorer les
lauriers cueillis sur les champs de bataille, de Bir Hakeim à Strasbourg
en passant par Tunis et le mont Cassin.
Ceux qui
eurent la joie de recevoir chez eux les premiers libérateurs
enregistrèrent avec surprise les accents d'Oran, de Bône ou de
Bab-el-Oued, aussi différents entre eux que ceux du Niçois, du
Marseillais ou du Bordelais. Ils apprirent aussi que si deux d'entre eux
s'appelaient Durand ou Bertrand, cinq autres répondaient
aux noms de Garcia, Fernandez, Lubrano, Martinelli ou
Lévy.
Cependant,
les journées de joie folle qui suivirent la libération du territoire
national furent vite oubliées et, lorsque débuta la guerre d'Algérie, ce
pays n'était pour beaucoup de contribuables français qu'« une colonie
qui coûtait cher ». Lorsque sonnera, en 1962,
l'heure de
l'indépendance algérienne, les Pieds - Noirs ne seront, dans l'esprit de
certains, que « des fascistes, des terroristes de l'O.A.S. ou de
riches colons que leurs comptes en banque mettaient à l'abri du besoin
».
Une race
solide
Rares
étaient ceux qui, pour y avoir séjourné, savaient que les départements
algériens avaient suivi l'évolution de la vie politique de la France. En
1936, Oran s'était déjà donné un député socialiste S.F.I.O. et avait
envoyé de nombreux volontaires aux brigades
internationales de la République espagnole, tandis que l’Echo
d'Alger, alors dirigé par Jacques Duroux, membre de la gauche
démocratique du Sénat, et Oran Républicain appuyaient la
politique du Front populaire. Ce sont des réseaux de la France
combattante qui, en novembre 1942, avaient préparé le débarquement
anglo-américain.
Enfin,
depuis la fin des hostilités, en 1945, Alger, Oran et d'autres grandes
villes s'étaient donné des municipalités de gauche contrôlées par le
parti communiste Le parti socialiste était majoritaire dans la plupart
des grandes agglomérations et ses députés, comme les communistes furent
nombreux à représenter l'Algérie à l'Assemblée nationale.
Il ne faut
pas oublier non plus que le pionniers de la conquête, ceux qui s'étaient
vu attribuer des parcelles de marais pestilentiels ou de terres à
palmiers nains et à jujubiers, avaient été les indésirables de la
monarchie de Juillet, les ouvriers des barricades de 1848 et de 1851
(l’ancien député d'Alger, Lagaillarde, est un descendant du
député Jean-Baptiste-Victor-Alphonss Baudin mort à Paris sur les
barricades le 3 décembre 1851); les opposants du second Empire, les
déportés de la Commune, les exilés de l'Alsace et de la Loi raine
annexées en 1871. Il est bon de rappeler à ce propos que Napoléon III
tint longtemps rigueur à la « colonie » de ses sentiments républicains,
voire socialistes, lors du plébiscite de décembre 1851 Alors que la
France métropolitaine l’avait plébiscité à 92,5 %., les territoires
civils d'Algérie ne lui avaient donné que 50,6 % (dans le Constantinois
les non l'emportèrent par 55 %). Les abstentionnistes sont
nombreux puisqu'ils représentaient 43 %. du corps électoral. Dès le coup
d’état et devenu empereur, Napoléon III fit de l'Algérie une
succursale de la Guyane et de la Nouvelle Calédonie en y envoyant les
opposants, notamment ceux des départements du Gers, du Lot et Garonne,
de la Nièvre et de l'Yonne. En l'espace de dix ans, des barricades de
1848 à la loi dite de Sécurité générale signée en 1858, 6 258 condamnés
furent dirigés sur les pénitenciers militaires de Lambèse et de Douéra
ou sur des centres de défrichement.
Ce sont
essentiellement les Alsaciens et les Lorrains voulant rester français
malgré tout qui créèrent des centres de colonisation en Kabylie et en
Oranie, à Renan et à Kléber notamment, tandis qu'à quelques kilomètres
plus à l'est des Rhénans du Palatinat
s'établissaient à La Stidia.
Des
immigrations étrangères devaient aussi contribuer au succès de cette
première colonisation : les Espagnols chassés par la misère des
provinces levantines et andalouses vinrent s'établir en Oranie dont la
capitale avait été espagnole jusqu'au tremblement de terre de 1790, qui
obligea la garnison du presidio à évacuer la ville et le port
forteresse de Mers el Kébir. Ils s'implantèrent surtout dans la région
de l'oued Mellah (la rivière salée), où ils créèrent le centre viticole
de Rio Salado, ainsi qu'à Saint Denis du Sig et à Perrégaux, où ils
développèrent la culture des orangers et des oliviers.
Les
Mahonnais et les Majorquins vinrent se fixer dans la Mitidja où leur
expérience de l'irrigation permit d'intensifier les cultures
maraîchères, notamment les tomates, les aubergines et les piments, qui
sont à la base d'un mets typiquement Pied Noir : la « frita » ou
« tchatchouca ».
Les Maltais et les Siciliens, enfin, furent attirés par la province de
Constantine où ils se consacrèrent à l'élevage des caprins et des ovins.
A tous ces
éléments méditerranéens, dont les migrations furent commandées par des
nécessités économiques et des conditions géographiques bien déterminées,
vinrent se mêler d'autres colons « accidentels » comme les anciens
soldats de la légion étrangère et de l'armée d'Afrique et les réfugiés
de la guerre civile espagnole. De cet amalgame fondu dans le même
creuset est née une race solide et courageuse, fière et impulsive qui,
en quelques décennies, a donné à la France deux maréchaux de France, un
prix Nobel de littérature, des savants, des penseurs, des écrivains, des
romanciers, des vedettes de la scène et de nombreux champions sportifs.
Il aura
fallu le déplacement massif de plus d'un million de personnes pour que
des statistiques officielles soient établies afin de déterminer les
catégories socioprofessionnelles d'une population française que beaucoup
ignoraient : 72 % des Pieds Noirs connaissaient la métropole avant les
«événements ». Sur 100 personnes, 52 avaient arrêté leurs études à la
fin du cycle primaire, 21 avaient reçu un enseignement secondaire ou
technique, 19 avaient atteint le baccalauréat, 8 avaient poursuivi des
études supérieures.
Sur 360
000 chefs de famille, 24 % étaient des ouvriers, 20 %. des employés, 18
% des commerçants ou artisans, 10 % des retraités, 8 %. des
agriculteurs, 8 % des cadres ou des personnes exerçant des professions
libérales, 12 %. des fonctionnaires. 700 000 à 800 000 d'entre eux ne
possédaient rien, devait déclarer plus tard, lors d'un débat devant
l'assemblée nationale, Christian Fouchet, alors ministre de
l’intérieur.
Ces
employés, ces ouvriers, ces intellectuels, ces fonctionnaires, ces
agriculteurs, patrons ou prolétaires, n'ont jamais envisagé, même aux
heures les plus terribles du terrorisme urbain, qu'ils pourraient être
conduits un jour à quitter leur terre natale. Ils appuyaient leur
détermination sur les promesses du plan de Constantine, l'avenir du
pétrole et du gaz sahariens, les milliards de francs investis dans la
continuation des travaux de la base de Mers El Kébir et les propos tenus
par Robert Buron, alors ministre des Transports du général De
Gaulle, venu inaugurer l'aéroport d'Oran La Sénia et qui déclara
très haut à ce propos :
« Si nous avons investi des milliards pour la réalisation de cette
oeuvre magnifique, c'est pour vous démontrer que la France est décidée à
rester ici et pour longtemps. »
En pleine
guerre d'Algérie, les immeubles, en particulier les logements sociaux,
ne cessèrent de croître dans les villes-champignons.
Prenons l'exemple d'Oran : en 1832, le commissaire du roi des Français,
Pujol, avait recensé 3 800 habitants, dont 750 Européens, 250
musulmans et 2 800 israélites. En 1913, avant la première guerre
mondiale, Oran comptait 101000 habitants dont 49 500 Français, 10 000
israélites naturalisés en vertu de la loi Crémieux, 25 000 étrangers
européens et 16 500 indigènes musulmans. Le département comptait 1 100
000 habitants. Quarante ans plus tard, la ville avait plus de trois cent
mille âmes et le département près de deux millions. L'indépendance,
contrairement aux prévisions optimistes des dirigeants de Paris, allait
vider cette cité et l'hémorragie humaine devaient s'étendre au reste du
pays.
Au moment
du vote de la loi d'accueil du 27 décembre 1961, le secrétariat aux
Rapatriés avait évalué à 200 000 au maximum le nombre des Français qui
pourraient être amenés à quitter leur foyer,' leur situation et leurs
biens dans les mois à venir. Mais au début
de
1963, 230 000 familles avaient déjà déposé les dossiers qu'elles avaient
dû remplir à leur arrivée en métropole. Selon les départements, les
jeunes de un à vingt ans représentaient de 34 à 38 % des rapatriés ; les
adultes de vingt et un à cinquante cinq ans, de 41 à 48 %, les personnes
âgées, de 14,5 à 20,5 %. Ces chiffres concernaient 640 000 rapatriés,
dont 47 %. Des hommes et 17 %. Des femmes avaient retrouvé une situation
; 35 %. s'étaient concentrés dans la basse vallée rhodanienne et les
Alpes, 16 % dans la région parisienne et 10 entre les Pyrénées et la
Gironde.
En 1966,
d'autres statistiques furent dressées : elles portaient sur 1 368 065
rapatriés.
Leur masse
totale représente actuellement, onze ans après l'exode, une population
active de 30 % qui s'est reclassée pour 17 %. Dans le secteur primaire,
pour 43 %. dans le secteur secondaire des industries de transformation
et pour 40 %. dans le secteur tertiaire.
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