PARTIE 2
La vision gaullienne du monde
Si Georges Pompidou d'abord, Valéry Giscard d'Estaing
ensuite, puis François Mitterrand ont poursuivi sans accroc
notable cette politique inaugurée par
De
Gaulle,
ce n'est pas seulement pour les intérêts personnels qu'ils ont pu y
trouver. C'est qu'ils n'avaient pas le choix : l'État postcolonial fondé
par
De
Gaulle
est structuré essentiellement autour de cette nouvelle conception de
l'empire français.
Car
Foccart
a réussi non moins que ça : la France est sortie des décolonisations en
conservant quelque chose de sa grandeur d'antan. Cela compte encore
aujourd'hui : lorsqu'il y a un vote à l'ONU, par exemple, la France ne
dispose pas seulement de sa voix et de son droit de veto au Conseil de
sécurité, mais aussi des voix de ses nombreux « amis » africains.
« Sans l'Afrique, il n'y aura pas d'histoire de France au XXI ème siècle
», écrivait François Mitterrand en 1957.
12.
En matière de politique africaine, on peut dire que Mitterrand
n'aura pas seulement été le perpétuateur du système gaulliste : sous la
IVè République, il en fut aussi le prédécesseur. Ce n'est pas par hasard
qu'on lui doit des phrases aussi terribles que : « La seule
négociation, c'est la guerre », contre le mouvement
indépendantiste algérien naissant. Dans sa biographie de Mitterrand,
Jean Lacouture souligne que Mendès France tenait des propos
très semblables au même moment. Faut-il compter cela comme une
circonstance atténuante ? Le génocide rwandais aussi est consensuel -
comme la guerre d'Algérie l'était alors, au moins dans l'appareil d'État
qu'exprimaient bien Mendès ou Mitterrand.
Parmi les politiciens de la IVè, Mitterrand sera de ceux qui
s'attacheront le plus passionnément aux questions coloniales. Le futur
président socialiste sera aussi un courageux réformateur de l'empire.
Tout comme Félix Houphouët-Boigny auquel il s'associera en le
faisant entrer dans son groupe parlementaire - bien avant que celui-ci
ne devienne l'homme-clef du système
Foccart.
Il fallait réformer pour sauver l'essentiel - c'est-à-dire les intérêts
des classes dominantes des pays africains, représentées ici par
Houphouët, en même temps que ceux de l'empire sans lequel « il n'y
aurait pas d'histoire de France au XXI ème siècle ». Cette réforme que
la IVème République ne parviendra pas à mener à bien sera finalement
entreprise par
Foccart
: ce seront les demi-décolonisations de l'Afrique française.
Dans la vision gaullienne du monde, cette originalité n'était pas
seulement nécessaire pour assouvir une simple volonté de puissance.
Comme pour la bombe atomique, si De Gaulle a tout fait
13.
pour que la France « maintienne son rang », c'était pour garantir la
possibilité d'un monde multipolaire. En ce sens, cette politique pour
laquelle tous les moyens sont bons a une vraie dimension
messianique.
Selon cette philosophie gaulliste dont nous avons hérité, l'adversaire
principal est l'allié anglo-saxon, « matérialiste et mercantile ». Dès
l'origine de la Vème République, celui-ci était perçu comme d'autant
plus dangereux que l'Europe lui devait beaucoup. Après l'effondrement du
troisième Reich, le plan Marshall, qui avait permis la
reconstruction de l'Europe après la guerre, avait été ressenti comme une
forme ultime de vassalisation.
La fine gestion des décolonisations par
Foccart,
en laissant à la France, entre autres choses, la direction de la
politique étrangère des pays du pré carré, a permis de sauvegarder une
dimension impériale française. Mais ne nous y trompons pas : ce n'est
pas par simple mégalomanie. La survivance d'une puissance qui se sente
assez forte pour faire mine de tenir tête au nouvel empire - américain -
du monde est ressentie comme une nécessité politique fondamentale,
philosophique et morale.
« Francophones
» contre « anglophones »
Comme l'explique Bernard Debré : « L'affrontement entre
francophones et anglophones est bien réel, mais l'enjeu est moins la
langue que le leadership économique sur la région. (…). L'hégémonie
yankee sur le monde s'établira par l'économie et non par la force. (…)
L'économie de marché n'est pas, en tout état de cause, la fille
naturelle de la démocratie. Qu'importe le régime pourvu qu'il soit
solvable… Le nouveau roi, le nouvel empire que l'on voudrait garant de
l'équilibre mondial, c'est l'argent, un roi qui développe sa
doctrine : l'économisme aveugle, la loi des calculettes… »
14.
Ce type de mystique va chercher loin. Aussi irrationnel et délirant que
puisse sembler un tel discours, il puise dans cent cinquante ans de
tradition socialiste et fait résonner une corde en chacun d'entre nous.
L'assimilation des États-Unis au grand Satan n'est pas seulement une
rengaine partagée par les ayatollahs iraniens d'hier avec les
intégristes soudanais d'aujourd'hui. C'est aussi une ligne de force du
nationalisme français, consensuellement partagée de l'extrême droite à
l'extrême gauche.
L'idée que la France est chargée, comme par la Providence, de faire face
au monstre anglo-américain était formulée dès l'après-guerre par
Georges Bernanos, le seul vrai penseur dont le gaullisme puisse se
revendiquer. Celui-ci n'hésitait pas à placer les enjeux assez haut :
« La conquête du monde par la monstrueuse
alliance de la spéculation et de la machine apparaîtra un jour comme un
événement comparable non seulement aux invasions de Gengis Khan
ou de Tamerlan mais aussi aux grandes invasions si mal connues de
la préhistoire. » « La civilisation des machines
15.(…)
ce serait la première civilisation matérialiste, la première
civilisation de la matière. »
On aurait tort de sourire. Confusément, cette hallucination est,
aujourd'hui encore plus qu'hier, partagée par tous. C'est le cœur de ce
qu'on pourrait appeler, avec Bernard-Henri Lévy, l'idéologie
française. Mélange de raisonnement et de pur fantasme, cette religion
collective est indispensable pour animer l'extraordinaire cohésion qu'il
y a autour de la politique africaine.
Lorsqu'on nous dit, même à demi-mot, que la guerre au Zaïre ou le
génocide rwandais s'expliquent par la rivalité avec les Américains,
nous prenons un air entendu. Nous sommes dès lors persuadés qu'il ne
peut pas y avoir de mal, quoi que nous fassions, puisque l'adversaire
est pire que nous. Nous, au moins, nous avons une morale, une
spiritualité, un point de vue sur l'Homme et l'Histoire. Eux, ce sont
des sauvages, incultes, cyniques, d'une bêtise insondable et sans
moralité. Ils n'ont jamais ouvert un livre et ne connaissent que leur
compte en banque. Etc.
En un mot, nous sommes les gardiens de la spiritualité universelle. Ce
sentiment ancien s'est approfondi avec la chute du mur de Berlin.
La bagarre entre les blocs socialiste et capitaliste brouillait les
cartes. Nous avons été prosocialistes, d'ailleurs, malgré l'horreur
glaciale du socialisme, malgré ses camps et ses morts innombrables, pour
la même raison : parce que le socialisme prétendait à une haute ambition
pour l'Homme. Il semblait comme l'affirmation d'une volonté qui pourrait
mettre de l'ordre dans la « civilisation des
machines ».
Sans ce soubassement idéologique, il n'est pas possible de comprendre
que tous acceptent sans broncher la politique néocoloniale de la Vème
République. Même lorsqu'elle est génocidaire. Non seulement le soutien à
des dictateurs et la corruption éhontée, mais aussi l'irresponsabilité
criminelle du système, telle qu'elle a pu se manifester au Rwanda,
sont pardonnés au nom de cette grande ambition qui se nourrit d'une peur
tout aussi grande, la peur du monde moderne.
Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant,
Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard et administrateur
du Réseau Voltaire.
---==oOo==---
1.
On doit à François-Xavier Verschave non seulement d'avoir écrit
un livre portant ce titre, mais aussi d'avoir donné toute sa
signification à ce qui n'était qu'un bon mot, en dénonçant
méthodiquement les réalités qu'il recouvre. Avec la corruption comme
moteur - la « France-à-fric » - et le lobby militaire,
principalement d'extrême droite, comme instrument, la Françafrique est
une réalité complexe, mais son origine politique et son architecture
structurée autour des services secrets français interdisent d'en diluer
la responsabilité : c'est la nature de ce système que d'agir de façon
inavouée. Verschave, avec l'association Survie qu'il préside,
fait ce travail consistant à déchiffrer les mystères de cette politique
si souvent sinistre, en particulier dans Billets d'Afrique,
mensuellement, et dans les Dossiers noirs de la politique française en
Afrique, à l'Harmattan, d'utiles lectures.
2.
Premier ministre du Congo indépendant. Liquidé alors qu'il tentait de
résister au dépeçage de son pays - et au pillage de ses richesses
auxquels le bénéficiaire de son élimination, Mobutu Sese Seko,
procédera par la suite.
3.
Outel Bono, leader démocrate tchadien, a été abattu rue de la
Roquette à Paris, en 1973, par les services de
Jacques Foccart.
L'enquête a abouti à un non-lieu, bien qu'on ait retrouvé le
propriétaire de la voiture qui avait servi à l'assassin pour quitter les
lieux du crime. Membre identifié des services françafricains, celui-ci
plaidera non coupable tout en reconnaissant qu'il aurait exécuté un tel
contrat si on le lui avait demandé.
4.
Enlevé par les hommes de main de
Jacques Foccart,
le leader de la gauche marocaine sera remis au représentant du roi du
Maroc, le général Oufkir, qui procédera à son assassinat dans une
villa de la banlieue parisienne.
5.
En novembre 1986, le président du Burkina-Faso recevait Mitterrand.
Pour le toast officiel, Sankara oublie les politesses : « Nous,
Burkinabés, n'avons pas compris comment des bandits, comme
Jonas Savimbi »… sont naturellement accueillis par la France
mitterrandienne. « Ce qui s'appelait, hier, aide n'est que calvaire, que
supplice pour les peuples », lâche-t-il à la face de l'homme du 10 mai.
La sentence tombe aussitôt, impériale : Sankara a de grandes
qualités, reconnaît Mitterrand, « mais il tranche trop. À mon
avis, il va plus loin qu'il ne faut… » « Vous n'avez pas besoin de nous
? » dit-il à Sankara, comme De Gaulle à Sékou Touré
en d'autres temps. « Eh bien, dans ce cas, on s'en passera »,
concluait-il, suave. L'affaire fut rondement menée. Moins d'un an plus
tard, le 15 octobre 1987, Blaise Campaoré, recruté par
Houphouët-Boigny, exécutait la sentence. « On se passait » de
Sankara, de deux balles dans la tête.
6.
Leader de l'indépendance du Togo, Olympio avait le défaut de
vouloir s'appuyer éventuellement sur d'autres puissances que la
France foccartienne. Il envisageait, par exemple, de faire sortir le
Togo de la zone franc…
Ce type de velléité ne pardonnait pas. Son assassinat, organisé par
l'ambassade de France, fut exécuté par un sous-officier, largement
récompensé par la suite. Il s'agit du général-président Eyadéma,
dont la DGSE arrange régulièrement les élections. Il était
considéré comme un « vieux sage » de la Françafrique jusqu'à sa
réélection ratée de juin 1998.
7.
C'est le même genre de logique qui présida au choix de faire éclater les
grands ensembles coloniaux de l'Afrique occidentale française et de
l'Afrique équatoriale française, lors des décolonisations : des pays
plus petits seraient plus faciles à contrôler. Pour que la France,
puissance moyenne, puisse s'imposer à cette partie du monde, il lui
fallait des partenaires petits et faibles.
8.
Le Front national n'est pas « aux affaires », mais il bénéficie quand
même des réseaux de corruption africains du fait, entre autres, de ses
affinités idéologiques avec nombre de ses acteurs. On s'étonne de ce que
le parti communiste soit absent de cette énumération. C'est, entre
autres pour un motif idéologique : la Françafrique est anticommuniste -
c'est même une de ses raisons d'être. D'autre part, le PC avait ses
propres sources de financement, jusqu'en 1989, dans le bloc socialiste.
9.
On trouve dans ce livre, paru à La Découverte en 1993, des accents
prémonitoires quant au génocide rwandais de l'année suivante.
10.
Audition de Pierre Joxe le 9 juin 1998.
11.
Voir à ce sujet L'Aide publique au développement, par Anne-Sophie
Boisgallais et François-Xavier Verschave, paru chez Syros en
1994. Où l'on apprend que 95 % de l'aide n'a rien à voir avec le
développement. Ce qui signifie
qu'au moins une dizaine de milliards de francs, prélevée sur le budget
français, est détournée chaque année !
12.
Dans un article intitulé de façon éloquente : « Présence française et
abandon ». L'auteur était, bien sûr, plutôt partisan de la « présence »
que de « l'abandon ».
13.
L'Afrique et la bombe sont les deux ingrédients essentiels de cette
stratégie. Mais l'engagement volontariste de la France sur les marchés,
dits « stratégiques », du pétrole, des armes et des drogues participe,
au même titre, à cette construction. Quant aux drogues, on en parle peu,
bien sûr, mais de la French Connection aux amitiés marocaines,
pakistanaises ou birmanes, il y a une rigoureuse continuité de la
politique gaulliste, assurée, entre autres, par
Charles Pasqua
aujourd'hui. Ce dont témoignent Ali Bourequat et Jacqueline
Hémard, deux citoyens français qui ont obtenu l'asile politique aux
États-Unis en raison des menaces qui pesaient sur eux en France pour
s'être intéressés de trop près à ce dossier brûlant. Voir « L'homme qui
en savait trop », dans Maintenant n° 15. Quant à la présence française
en Birmanie narco-trafiquante, voir La Dictature du pavot, par
Francis Christophe, chez Picquier, 1998.
14.
Dans Le Retour du Mwami.
15.
« La civilisation des machines - qu'on peut bien, sans offenser
personne, appeler « anglo-américaine », car si l'Amérique en a fourni
l'expression la plus complète, elle est née en Angleterre avec les
premières machines à coton. » Georges Bernanos, La liberté, pour
quoi faire ?, Gallimard, 1953.
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