ÉVIAN
UNE CAPITULATION SANS DÉFAITE
Par Pascal GAUCHON |
(Le Crapouillot n° 93, avril 1987, pages 60 à 67)
LE 18 mars dernier a été fêté à travers la France
le 25e anniversaire des accords d'Evian qui permettaient, dès le 19, l'entrée
en vigueur du cessezlefeu en Algérie. Curieux cessezlefeu,
d'ailleurs, inauguré dès le 25 mars 1962 par la fusillade de la rue
d'Isly, au cours de laquelle l'armée française tira sur une foule désarmée.
Mais encore plus curieux sont ces « accords » , au point que l'on
peut affirmer, sans provocation excessive, qu'il n'y a jamais eu d'accords
d'Evian. D'ailleurs les autorités françaises, en présentant ces textes
au pays, ne parlèrent pas d'accords, mais de « déclarations
gouvernementales », et le général De Gaulle, dans son allocution
radiotélévisée du 18 mars, évita soigneusement ce terme, évoquant
simplement « la conclusion du cessez-le-feu », les « dispositions adoptées
» ou « ce qui a été décidé »...
Le général De Gaulle avait raison : il n'y a pas eu d'accords
d'Evian, parce qu'il ne le voulait pas et qu'il ne le pouvait pas.
L'histoire des négociations qui se terminent le 18 mars 1962 n'est pas, en
effet, la recherche d'un point d'équilibre entre les intérêts de la France
et ceux des nationalistes algériens du Front de libération nationale. Elle
marque au contraire l'alignement progressif de la position française sur
celle des « rebelles » qui, pour l'essentiel, ne modifient pas leurs
principes énoncés dès 1956 au cours du congrès clandestin organisé dans
la vallée de la Soummam, en Kabylie.
Cette réunion des chefs de l'insurrection avait posé quatre conditions à
un éventuel cessez-le-feu :
1)- Reconnaissance de la nation algérienne indivisible (...).
2)- Reconnaissance de l'indépendance de l'Algérie et de sa souveraineté
dans tous les domaines, jusque et y compris la défense nationale et la
diplomatie.
3)- Libération de tous les Algériens et Algériennes emprisonnés, internés
ou exilés en fonction de leur activité patriotique (...).
4)- Reconnaissance du FLN comme seul négociateur représentant le peuple
algérien et seul habilité en vue de toute négociation (...). »
Le Congrès avait en outre fixé des « points de discussion » pour les négociations
de paix « Limites du territoire algérien (limites actuelles, y compris le
Sahara algérien).
Minorité française (sur la base de l'option entre citoyenneté algérienne
ou étrangère, pas de régime préférentiel, pas de double citoyenneté algérienne
et française) (...).
Formes d'assistance et de coopération françaises dans les domaines économique,
monétaire, social, culturel, etc. (...). »
Le FLN ne reviendra jamais sur ces postulats : plus sa situation est
difficile, plus il se durcit et se crispe. Il joue sur le temps et la
lassitude de la France. Or, après son retour au pouvoir en 1958, le général
De Gaulle veut trouver une solution rapide au problème algérien.
Il en a besoin pour des raisons intérieures. Son pouvoir, né de la révolte
du 13 mai, reste trop dépendant des Européens d'Algérie ou des militaires.
Le général se trouve pris en tenailles entre les partisans de l'Algérie
française, à qui il doit son retour aux affaires, et une gauche qui ne lui
pardonne pas la façon dont il a enterré la IVe. République.
Surtout, il lui faut finir la guerre d'Algérie pour des raisons
internationales. Lorsque, devant les officiers du colonel Trinquier, De
Gaulle déclare :
« Messieurs, il n'y a pas que l'Algérie, il y a l'Europe, il y a la
France », il dévoile ses ambitions. Il faut s'ouvrir sur le tiers
monde (Jean de Broglie, l'un des trois négociateurs d'Evian avec Louis
Joxe et Robert Buron, définira les accords comme « une porte
étroite sur le tiers monde »). II faut faire jouer à la France un rôle
de leader en Europe, d'arbitre entre les deux grands, de grande puissance
industrielle et de référence morale à travers le monde. Tout cela ne lui
semble pas possible tant que son armée, son énergie, son argent sont
immobilisés dans une guerre d'Algérie qui la marginalise. Il faut en
finir d'une façon ou d'une autre, et le plus vite possible.
Face à face, donc, un homme pressé et une organisation monolithique et
patiente. Dès lors, les événements vont s'enchaîner selon un processus
logique.
Le général De Gaulle a besoin de négocier, ne serait-ce que
pour l'opinion française et internationale. Pour amener ses adversaires
à la table de Conférence, il fait une concession. Cela renforce le FLN
qui se trouve encouragé à refuser tout compromis. C'est la rupture,
bientôt suivie d'une nouvelle concession française.
Ainsi, le 16 septembre 1959, De Gaulle propose « l'autodétermination
» . Le GPRA se réjouit :
«Le droit de disposer librement de son destin
est enfin reconnu au peuple algérien. »
Et son vice-président, Krim Belkacem, enchaîne :
« « Votre lutte a obligé l'ennemi à parler
d'autodétermination, revenant sur le mythe répété de l'Algérie française.
»
Mais le GPRA rappelle que rien ne se fera sans lui, et les combats
continuent.
Le 14 juin 1960, le général franchit une nouvelle étape. Il évoque le
problème algérien, « posé depuis cent trente ans », ce qui
revient à remettre en cause le statut français de l'Algérie. Surtout, il
promet que « toutes les tendances pourront prendre part aux débats qui
fixeront les conditions du référendum » (sur l'autodétermination)
et donne ainsi satisfaction au GPRA.
Des négociations s'ouvrent à Melun le 25 juin. La France vient de reconnaître
de facto la représentativité du GPRA, ce à quoi elle s'était toujours
refusée. Mais De Gaulle juge imprudent d'aller plus loin pour le
moment. Les négociateurs se séparent.
Toute la fin de l'année 1960 marque une nouvelle évolution de la position
française. Le 4 novembre, le président de la République parle d'une « République
algérienne, laquelle existera un jour ». Le référendum du 8 janvier 1961
écarte définitivement l'idée d'une « francisation » de l'Algérie. Des
pourparlers secrets ont lieu à Lucerne en février et mars. Ils débouchent
le 30 mars sur l'annonce de l'ouverture de négociations officielles.
Cependant, le ministre des Affaires algériennes prétend au même moment négocier
avec le MNA, mouvement nationaliste rival du FLN. La Conférence est reportée
sine die.
Le 11 avril, le général relance à nouveau le mécanisme. II promet que
l'Algérie sera un Etat «souverain au-dedans et au-dehors ». Le 8 mai (douze
jours après l'échec du putsch des généraux), il affirme qu'il entend
discuter « avec ceux que nous combattons ». Du
coup, il réduit le scrutin d'autodétermination à une simple formalité,
l'indépendance étant acquise d'avance, et il reconnaît aux rebelles un rôle
central, sinon encore exclusif, dans les négociations à venir
. Satisfaction est donc accordée au FLN sur deux points essentiels.
Bien plus, pour saluer l'ouverture des discussions à Evian le 20 mai, la
France transfère Ben Bella et ses compagnons, détenus depuis 1956, au
château de Turquant, libère six mille prisonniers et décrète une trêve
unilatérale. Le FLN engrange ses gains, mais sans faire, à son tour, de
concessions. Le 13 juin, la Conférence est suspendue. Elle reprend à Lugrin,
le 20 juillet, sans plus de succès. Deux problèmes majeurs divisent encore
les deux parties : le sort du Sahara, que la France souhaite conserver, et
l'avenir des Européens d'Algérie. Le général De Gaulle ne
parle-t-il pas à l'époque d'un « regroupement », ce qui laisse planer la
menace d'une partition ? Plus sérieusement, les négociateurs français
cherchent à obtenir un statut de double nationalité que justement la «
plate-forme » de la Soummam récuse totalement.
La Conférence de presse du 5 septembre lève le premier obstacle. «
Ce dont il s'agit, c'est du dégagement. » Et pour « se dégager
» , De Gaulle admet le principe de la souveraineté algérienne sur le
Sahara. En même temps, il accorde au FLN une satisfaction formelle importante:
ce n'est pas la France qui organisera le référendum,
mais un « pouvoir provisoire algérien » dont le FLN pourra faire partie,
appuyé sur une « force armée locale, donc algérienne».
II reste encore à céder sur le problème des Européens d'Algérie, au
centre des rencontres entre Joxe et Krim Belkacem, à la fin de
l'année, et des discussions secrètes des Rousses du 11 au 19 février 1962.
Le 19 février, des « accords de principe » sont enfin établis : la
double nationalité est repoussée. Alors que Joxe revient des
Rousses, De Gaulle l'apostrophe ironiquement :
« Alors, Joxe, vous avez tout cédé ? »
Les discussions finales qui se déroulent à Evian à partir du 7 mars
voient à nouveau s'opposer des négociateurs français pressés par le
général De Gaulle d'en finir vite et des Algériens patients. Le 14
mars, au cours d'un incident de séance, Ben Tobbal met les choses au
point :
« Que peut-on gagner à vouloir se hâter ainsi ? Chacun de nous dira
ce qu'il a besoin de dire, ou alors il n'y a pas besoin de discuter. Nous ne
voulons pas être bousculés et nous refusons de travailler dans de telles
conditions. »
La menace d'une nouvelle rupture est efficace, et la France doit accepter
de nouvelles concessions en ce qui concerne la situation de l'Algérie jusqu'à
l'indépendance.
Pour l'essentiel, le FLN a obtenu ce qu'il recherchait. Le cessez-le-feu
peut entrer en vigueur. Mais peut-on baptiser «
accords » ce qu'Alfred Fabre-Luce appellera avec cruauté une «capitulation
sans défaite » ?
« Garanties » et « Garantie des garanties »
La lecture des textes est instructive, en particulier en ce qui concerne le
sort futur des « citoyens de statut civil de droit commun » , c'est-à-dire
essentiellement des Européens qu'un dirigeant du FLN dépeindra comme
un « ramassis italomaltais » (1). Durant une première période
de trois ans, ils bénéficient de la double nationalité et l'armée française,
encore présente, peut les protéger. C'est ensuite que les choses se
compliquent. Ils doivent choisir entre les nationalités française ou algérienne.
S'ils décident de conserver la nationalité française, ils deviennent des
étrangers sur cette terre où ils sont nés. Leurs droits sont soigneusement
énumérés et délimités, leurs biens seront protégés « sous réserve
des dispositions concernant la réforme agraire ». Cela
leur paraît d'autant plus choquant que les Algériens résidant en France se
voient reconnaître tous les droits des Français sauf les droits politiques
.
Ils peuvent préférer devenir Algériens. Encore fautil pour cela
une « formalité administrative » (les négociateurs français auraient
souhaité que l'acquisition de la nationalité algérienne soit automatique
mais, là encore, ils ont dû céder). Cela signifie renoncer à la
protection française. Aussi une longue « déclaration des garanties »
s'emploie-t-elle à les rassurer.
-/ Ils auront droit à « une juste et authentique représentation » au
niveau politique, proportionnelle à leur poids démographique. Mais qui peut
garantir que les élus européens seront représentatifs de leur communauté ?
Après tout, il s'en est bien trouvé pour porter les valises ou les bombes du
FLN ! Les « pieds-noirs » pourrontils s'organiser
politiquement ? Le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne,
assemblée jouant le rôle de pouvoir législatif à côté du GPRA) qui a décidé
en août 1961 que le FLN serait parti unique a déjà répondu à cette
question et, quand certains Européens essaieront de créer un parti après
l'indépendance, il sera interdit.
-/ Leur mode de vie sera protégé ; le français sera « langue usuelle »
(mais non officielle, le FLN l'a précisé), le culte et l'enseignement libres.
Surtout, ils sont en droit de se prévaloir du « statut personnel non
coranique », c'est-à-dire des règles juridiques françaises, « jusqu'à la
promulgation en Algérie d'un Code civil ». Mais que sera ce Code civil ?
Comme le note à l'époque le député Marc Lauriol (aujourd'hui sénateur
RPR des Yvelines) : « Si le Code civil algérien institue par exemple la
polygamie ou la répudiation unilatérale, les Européens qui auront
choisi la nationalité algérienne y seront soumis » (débats parlementaires
du 26 avril 1962).
-/Aucune discrimination ne sera établie à l'égard de leurs biens, toute
expropriation sera subordonnée à « une indemnité équitable préalablement
fixée, ce qui laisse encore une large place aux interprétations choisies par
le futur Etat algérien...
-/Une association de sauvegarde veillera à l'application de ces règles,
« jusqu'à la mise en vigueur des statuts ». Et ensuite ? Les Européens lésés
pourront toujours s'adresser à une Cour des garanties composée de quatre
magistrats. Mais ceux-ci seront nommés par le futur gouvernement algérien. En
dernier ressort, c'est donc encore de la bonne volonté du gouvernement algérien
que tout dépend.
Cette bonne volonté, il faut s'en assurer. Dans le système d'Evian, c'est
le rôle imparti à la coopération entre la France et l'Algérie, la «
garantie des garanties ». L'aide prévue par le plan de Constantine (lancé
en 1958 pour assurer le développement de l'Algérie) sera prolongée et la
coopération technique maintenue. Ainsi la France espère-t-elle « acheter
» la bonne volonté de l'Algérie. Tandis que les liens entre les deux pays
seront renforcés. L'Algérie restera dans la zone franc, les entreprises françaises
continueront à exercer leur activité et les investissements seront libres.
Encore tout ceci suppose-t-il que le futur gouvernement algérien souhaite
développer ses échanges avec la France, ce qui l'ancrerait dans le camp
capitaliste. Hypothèse tout à fait hasardeuse...
« La seule garantie, c'est le retour »
Telle semble bien la grande faiblesse des accords d'Evian. Ils posent en
postulat que l'Algérie restera un pays libéral. Tel est en fait le sens des
garanties accordées aux Européens devenus citoyens algériens, auxquels on
promet qu'ils bénéficieront « de droits et libertés définis par la déclaration
universelle des Droits de l'homme ». Robert Buron voit bien le problème
quand il confie à ses amis du MRP :
« Nous avons négocié pour obtenir, au bénéfice de la communauté
européenne, toutes les dispositions libérales qui sont de règle dans nos
sociétés occidentales.» (2)
Mais le FLN a déjà précisé que le nouvel Etat sera socialiste, et Khider
rappelle dans « Le Monde», le 11 avril 1962 :
« Le premier point de notre programme intérieur est la réalisation
du socialisme. »
Que deviendront, dans ce pays socialiste, les biens des pieds-noirs et les
capitaux des entreprises françaises ? Comment imaginer qu'il s'intégrera à
la zone franc ?
Il faudra peu de temps pour balayer les illusions. Comme le dit avec force Maurice
Allais dans «L'Algérie d'Evian », en fin de compte et tout bien
pesé,
« la seule garantie, c'est le retour ».
Toutes les garanties accordées aux Européens n'existent donc que sur
le papier. Les musulmans favorables à la France n'ont même pas cette chance.
Il n'est pas prévu qu'ils puissent réclamer le statut de « citoyen de
statut civil de droit commun » et ils n'ont donc droit à aucune garantie. En
particulier, ils ne sont pas concernés par la possibilité de quitter
librement l'Algérie, et le futur gouvernement pourra le leur interdire.
Tout se passe comme si les négociateurs français
s'étaient simplement souciés des Européens d'Algérie, accordant
implicitement au FLN la représentativité de tous les musulmans.
Ceci met un point d'orgue à toutes les concessions françaises. Que le
lecteur compare les accords d'Evian aux principes posés par le congrès de la
Soummam et il constatera aisément l'ampleur du succès algérien. Ben
Khedda, qui a succédé à Ferhat Abbas à la présidence du GPRA,
ne le cache pas. Il exulte :
« La teneur des accords d'Evian est conforme aux
principes de la Révolution maintes fois affirmés. »
Sauver la face
Estce dire que la France n'a rien obtenu ? Le jugement serait excessif
et l'objectivité amène à constater que, sur deux points, le FLN a fait des
efforts quitte à reprendre plus tard ce qu'il a accordé.
A diverses reprises, les négociateurs français ont précisé que
certaines clauses militaires ne pouvaient pas être discutées. Il s'agit de
l'utilisation de la base de Mers el-Kébir et de celle du Sahara
pour des expériences atomiques. Le texte final leur donne donc satisfaction,
au moins provisoirement. La France conserve pour cinq ans « ses installations
expérimentales au Sahara » ainsi que les aérodromes de Colomb-Béchar,
Reggane et Imm-Amguel.
Mais, dès 1963, elle sera obligée de transférer son centre d'essais
atomiques vers le Pacifique.
L'affaire de la base de Mers el-Kébir est plus étonnante encore. Déclarée
vitale pour la sécurité du pays, elle est conservée à la France « pour
une durée de quinze ans renouvelables ». Puis,
comme on a oublié d'inclure dans la zone française le terrain de l'aéronavale
de Lartigue, « on construit à grands frais une piste sur le terrain exigu de
la base. Une fois terminée, on découvre que les fusées à longue portée
rendent cette place inutile et on la remet entre les mains de l'Algérie dès
1968 (3). » La France a joué ses dernières cartes pour conserver une base
à laquelle elle renonce d'elle-même, neuf ans avant le terme échu...
En réalité, aux yeux du général De Gaulle, l'essentiel est que
la forme ait été respectée. Et c'est bien ce qu'il veut dire en ce soir du
18 mars quand il présente à la France le bilan de son action.
« Si la solution du bon sens poursuivie ici (4)
sans relâche depuis bientôt quatre années, a fini par l'emporter... cela
est dû d'abord à la République qui a su se réformer... Cela est dû
ensuite à notre armée qui, par son action courageuse, au prix de pertes
glorieuses et de beaucoup de méritoires efforts, s'est assuré la maîtrise
du terrain dans chaque région et aux frontières... Françaises, Français,
pour que soit ratifié ce qui est décidé, pour que soit en conséquence, et
en dépit des derniers obstacles, accompli ce qui doit être, il faut
maintenant que s'expriment très haut l'approbation et la confiance nationale.
»
De Gaulle veut donner l'image d'un empereur cornélien, « maître
de lui comme de l'univers » . Il ne cède pas puisque, grâce à l'armée,
il est en position de force sur le terrain. Il accorde une indépendance qui
sert les intérêts de la France. Ainsi comprendon qu'il se refuse
à parler d'«accords » : ce serait reconnaître le GPRA officiellement.
Outre le fait que ce dernier s'est créé en septembre 1958 comme une fin de
non-recevoir à l'offre de « paix des braves » faite par le général De
Gaulle, et l'on sait que ce dernier ne pratique guère le pardon des
offenses, le chef de l'Etat ne peut accepter d'investir immédiatement les «
rebelles » à la tête de l'Algérie. Ce serait revenir sur la démarche
qu'il a choisie : cessez-le-feu, scrutin d'autodétermination, indépendance
dans l'association avec la France.
Le FLN comprend qu'il y a là un point qui ne peut être négocié. Les «
accords » prévoient donc un schéma conforme aux principes énoncés par De
Gaulle
-/ Cessez-le-feu le 19 mars, accompagné, ce que réclamait le FLN, d'une
amnistie (il faut noter que celle-ci ne concerne pas
les Européens, donc les combattants de l'Algérie française
), de la fin des mesures d'exception et de la libération des détenus.
-/ Période intermédiaire pendant laquelle est constitué un exécutif
provisoire de douze membres siégeant à côté du haut-commissaire français
« dépositaire des pouvoirs de la République » . Cet exécutif dirigera les
services administratifs et une force locale de quatre-vingt mille hommes.
-/ Scrutin d'autodétermination permettant de choisir entre les trois
solutions énoncées par le général De Gaulle en septembre 1959 :
maintien du statut de département français, indépendance par la rupture des
liens avec la France, indépendance dans la coopération avec la France.
Les formes sont respectées, le général De Gaulle a
sauvé la France.
Pourtant, comme cette «victoire » apparaît dérisoire et dangereuse !
Dérisoire, puisque dès le départ, le terme du processus est connu :
l'indépendance. Comment pourrait-il en être autrement alors que l'exécutif
provisoire comportera une moitié de proches du FLN, que la force locale sera
composée d'appelés (le FLN a obtenu de ne pas y inclure les harkis), que la
libération des détenus et l'arrêt des hostilités renforcent brutalement
l'ALN et lui permettent, lors du « dégagement » des troupes françaises,
d'occuper partout le terrain ? D'ailleurs, qui se souvient de la date du
scrutin d'autodétermination ? C'est le 19 mars que l'Algérie est réellement
devenue indépendante, pas à un autre moment.
La France fera « le sale boulot »
La « période intermédiaire » ne comporte d'ailleurs pas que des inconvénients
pour le FLN. Après les moments difficiles qu'il a vécus en 1959 et 1960,
quand le plan Challe écrasait les willayas de l'intérieur, il n'est
pas sûr de contrôler la population. Comment ne s'inquiéterait-il pas du
mouvement favorable à l'Algérie française, de cette OAS qui contrôle une
large partie de la population européenne ou de ces harkis, plus nombreux que
les troupes de l'ALN et mieux armés ? La période intermédiaire évite au
FLN de se retrouver face à ces problèmes que la France doit résoudre. Conséquence
logique des « accords » d'Evian, c'est l'armée
française qui désarmera les harkis et ce sont des soldats français qui
materont la révolte de Bab el-Oued ou tireront sur des manifestants
brandissant le drapeau français. En un mot, la France a obtenu à Evian le
droit de faire place nette pour le FLN.
Quelques mois avant les accords, Alain Peyrefitte l'avait pressenti.
Dans « Faut-il partager l'Algérie ? » , il affirmait
« Pour réussir la prise de pouvoir... il faut
que les révolutionnaires algériens amènent le gouvernement français à éliminer
lui-même tous les adversaires ; à organiser lui-même l'évacuation de la
communauté européenne de métropole ; à sacrifier lui-même à l'autorité
exclusive du FLN, les autres tendances (...) ; à installer lui-même un exécutif
provisoire qu'ils ne peuvent accepter que s'il est composé de leurs doublures
; à créer lui-même les conditions d'une dictature du FLN. »
La prédiction, qui se réalisera point par point, montre bien que les
« accords » d'Evian furent un marché de dupes.
Surtout que le refus de signer au côté du GPRA (seul Krim Belkacem
paraphera le document) signifie que ni les dirigeants du FLN ni le futur
gouvernement de l'Algérie ne seront obligés de respecter le texte. Marc
Lauriol relève ce point dès le 26 avril :
« Quelle garantie avonsnous que le futur
Etat algérien souverain entérinera les accords, en vertu même de sa
souveraineté ? Rien ne l'obligera à se tenir pour engagé par un traité qui
lui aura préexisté, puisqu'il aura été conclu avant sa naissance et négocié
par un organisme dont la France même reconnaît qu'il n'est pas un
gouvernement... Devra-t-on admettre que l'Algérie sera indéfiniment liée
par des accords qu'elle aurait trouvés en quelque sorte dans son berceau ? »
L'obstination du général De Gaulle à refuser toute représentativité
juridique à un GPRA, dont il fait pourtant le lit en Algérie, est lourde
de menaces. Les soubresauts de l'indépendance et la victoire des
militants les plus extrémistes du FLN – Ben Bella et Boumediene,
feront le reste. Qu'on en juge par ces quelques exemples.
-/ Les « accords » prévoyaient la libération des prisonniers, et la
France rendit bien la liberté aux rebelles qu'elle détenait. Selon le
ministre Messmer, il y avait au 12 décembre 1961 trois cent
quarante-huit militaires français prisonniers de guerre du FLN. Cinq
seulement furent rendus. Les autres avaient été assassinés.
-/ Les « accords » prévoyaient l'arrêt des combats et l'absence de
représailles. Dès le 23 mars, cinq députés
musulmans recevaient une lettre de condamnation à mort
tandis que, le 29, le chef FLN Masmoudi déclarait dans « Jeune
Afrique » : « Il faut dépeupler, déporter le
ramassis de petits Blancs d'Algérie. »
-/ Les « accords » prévoyaient le maintien d'une communauté française
dont la vie et les biens seraient protégés. Pour la vie, nous avons vu ce
qu'il fallait en penser. L'exode fit le reste. Dès 1963, les « biens
vacants » des pieds-noirs seront confisqués, et Ben Bella,
inventant une version algérienne de la formule « chiffon de papier », dira
:
-/« Lorsqu'on s'arme de textes contre nous, nous nous armons de la
morale socialiste de notre pays. »
Les intérêts de la France ne seront guère respectés plus longtemps : en
1971, la nationalisation des compagnies pétrolières emportera les dernières
positions françaises.
Un mythe
La formule de Ben Bella donne tout son sens aux accords d'Evian : un
mythe.
-Mythe de négociations équilibrées au cours desquelles la France
aurait obtenu des concessions significatives de ses partenaires.
-Mythe d'un texte ayant juridiquement force de loi, alors qu'il
n'engage qu'un seul partenaire (la France).
-Mythe de garanties accordées aux Européens, mais sans valeur réelle
et refusées aux musulmans pro-français.
Reste un dernier mythe, selon lequel les accords d'Evian auraient pu
être appliqués s'il n'y avait pas eu l'OAS. C'est elle qui, par ses
attentats sanglants, aurait provoqué la rupture définitive entre les deux
communautés et encouragé l'exode des Européens.
Si le déchaînement de violence des derniers mois n'est pas discutable, il
n'est nullement imputable à la seule OAS. Peu suspect d'hostilité systématique
envers le FLN, Vincent Monteil, conseiller politique de Christian
Fouchet (qui représente la France en Algérie), le reconnaît et avoue
qu'il a dû « adjurer », après la découverte d'un charnier dans
les faubourgs d'Alger, ceux qu'il continue à appeler imperturbablement «
mes amis » :
« Vous n'avez pas le droit d'assassiner et de torturer. »
Les assassinats du FLN continuent néanmoins, des Européens sont enlevés
(le ministre de Broglie devait évoquer le chiffre de 3 080
disparus dans un discours le 7 mai 1963, chiffre qui semble bien inférieur à
la réalité). Dans le bled abandonné par l'armée française,
des harkis sont massacrés, souvent après d'épouvantables tortures. Le 5
juillet 1962, sept « katibas » entrent dans Oran et, prises de folie
sanguinaire, se jettent sur les civils, abandonnant au moins
quatre-vingt-quinze cadavres dans les rues (le général Jouhaud parle
d'un millier de morts). Ceci ne suffit-il pas à expliquer l'exode ?
De plus, la violence de l'OAS a été encouragée par l'attitude du pouvoir.
En acceptant de négocier avec le FLN, en lui donnant satisfaction sur
l'essentiel, la France reconnaît l'efficacité de huit ans de terrorisme.
Comment ne pas en tirer la leçon?
Et comment ne pas s'étonner de voir le
gouvernement français refuser toute négociation avec les révoltés de l'Algérie
française quand il vient de s'entendre avec les rebelles de l'Algérie algérienne
?
L'OAS n'est invitée ni à Evian ni ailleurs. Acculée au désespoir et à
la violence, l'organisation secrète, qui tentera de s'entendre directement
avec le FLN -accords Susini-Mostefaï-, n'a d'autre recours que la rue.
Qui pourrait croire enfin au sérieux des garanties ? Les négociateurs
français eux-mêmes, comme Robert Buron, ne se font guère d'illusion
:
« La présence française en Algérie, pour laquelle j'ai tant lutté,
risque de devenir pour longtemps un leurre. » (5)
Bernard Tricot, qui fut secrétaire général de l'Élysée, n'est
guère moins sévère aujourd'hui :
« Tout cela était bien sur le papier, que sur le papier »
(Interview accordé à Historama en mars 1986).
L'exemple vient de haut puisque De Gaulle lui-même avoue à Louis
Terrenoire :
« Que les accords soient aléatoires, c'est certain... »
Pour arriver à ce résultat, fallait-il continuer les combats pendant
quatre ans, pousser dans les reins l'armée française afin qu'elle
gagne, compromettre plusieurs centaines de milliers de combattants
musulmans à nos côtés ? Et comment ne pas conclure avec Maurice
Allais (6) :
« Le pouvoir a fait quatre ans de guerre pour imposer à l'adversaire
la solution qui était précisément son objectif final. »
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(1) A côté des Français de souche et des israélites, il existait aussi
quelques milliers de musulmans ayant renoncé au droit coranique et jouissant
de la pleine citoyenneté française.
(2) Carnets politiques de la guerre d'Algérie.
(3) P. Laffont, Histoire de la France en Algérie, Plon.
(4) Souligné par nous.
(5) Carnets politiques de la guerre d'Algérie
(6) L'Algérie d'Evian
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Les Tracts de la Délégation générale en Algérie (DGA)
DGA n° 32 ; DGA n°61 ; DGA n°3
La DGA s’en tient à la lettre des accords et fait comme s’ils allaient être
respectés. D’où le ton « surréaliste » de la propagande officielle.
C’est ce qui s’appelle prendre ses désirs pour des réalités.
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