JE NE REGRETTE
RIEN
Par Pierre SERGENT
Chez Fayard |
LES SOLDATS-POLICIERS D’ALGER
Page
228 à 239
…..
L'escalade de la violence se poursuivait, tandis que le R. E. P. et les autres
régiments de la 10e D. P. travaillaient vingt-quatre heures sur
vingt-quatre : interrogatoires, vérifications, exploitations, patrouilles,
contrôles d'identité, recensement... Le 26 janvier 1957, trois attentats
détruisirent des cafés où se retrouvaient les jeunes étudiants et toute une
population de femmes et d'enfants : l’Otomatic, La Cafétéria
et
Le Coq hardi. Bilan affreux.
Une boucherie.
Ces explosions atteignaient les paras au cœur : le F. L. N. leur lançait un
défi! « Vous ne nous trouverez pas. Même vous, les paras. Vous vous
heurterez au mur de silence de la population. »
Les paras se jurèrent
de gagner, et de gagner vite. Même ceux à qui l'emploi de la force pour obtenir
des renseignements faisait horreur furent alors convaincus que seule cette
solution
arrêterait le
massacre. Ce 26 janvier, le F, L. N. avait fait jouer un déclic dont il
ignorait les répercussions. En massacrant des innocents sous leur nez, il
avait tué les derniers scrupules des parachutistes. Beaucoup d'entre eux, qui
s'étaient jurés de ne jamais faire ce « sale boulot », s'y lancèrent à fond.
Quarante-huit heures
après ces attentats, la grève générale donna l'occasion aux parachutistes de
prouver que les choses allaient changer à Alger. La plaisanterie avait assez
duré. Puisque le gouvernement, socialiste de surcroît, donnait l'ordre de briser
la grève générale, elle le serait, et en beauté. C'était l'occasion unique de
montrer à la population qu'elle ne devait as être la chose du F. L. N. Les
parachutistes savaient très bien que ces pauvres bougres d'épiciers ou de
poinçonneurs de tickets obéissaient aux rebelles beaucoup plus par crainte que
par amour. On allait leur démontrer qu'ils n'avaient pas à craindre le F. L. N.
Et la grève fut
brisée. Dès le 2, les soldats allèrent chercher les écoliers chez eux pour les
conduire en classe. Les entreprises avaient dû fournir à l’armée une liste de
leurs employés. L'armée vint les prendre en camion. Certains chefs d'entreprise,
peu confiants dans l'efficacité de l'action militaire, en avaient profité pour
se mettre en vacances. Il fallut, eux aussi, les ramener à leurs bureaux. Les
boutiques furent ouvertes de force. Encore fallait-il les ravitailler. Des
commandos, largués dans la campagne, obligèrent les maraîchers à approvisionner
la ville. Les militaires envahirent les usines laitières, surveillèrent les
chantiers. En trois jours, la grève était enrayée. La cigarette prohibée
réapparut aux lèvres des fumeurs, les terrasses des cafés désertées se
repeuplèrent. Le F. L. N. avait échoué.
Mais il n'avait pas
désarmé. Deux bombes dans les stades, le 10 février, firent une nouvelle
hécatombe. Spectacle affreux,
Du sang. Des chairs
déchiquetées. Des membres sectionnés. Des débris humains. De quoi faire monter
la haine dans les cœurs les plus charitables.
On ne pouvait
pardonner ça. Personne ne pouvait pardonner ça.
« Ah! les
fumiers!... Les fumiers!... »
Pour les capitaines
du 1er R.E.P., il n'y avait pas de
dimanche. Ils n'y étaient pas au stade, eux. Ni au cinéma. Ils étaient enfermés
dans des lieux souvent sordides avec leurs prisonniers. Éreintés. Tombant de
sommeil. La fatigue qui écrasait les hommes, attachés là, devant eux, et qu'ils
interrogeaient, les en rapprochait presque. De temps en temps, ils s'énervaient
et secouaient ces têtes de mules.
«
Alors! Tu vas te décider à parler? »
Ils ne s'amusaient
pas. Ils n'éprouvaient aucune haine pour ces êtres. Mais ils détestaient leur
silence. Ils voulaient réussir à leur arracher quelque chose. Cela n'était pas
répréhensible. Ce n'était pas leur métier. Ils n'avaient pas choisi de le faire.
La souffrance qu'ils imposaient aux assassins eux-mêmes ou à leurs complices
n'avait aucune mesure avec la cruauté dont ceux-ci avaient fait preuve en
assassinant froidement des innocents, des femmes et des enfants.
Peu à peu, à force de
travail, d'application et de persévérance, les officiers découvrirent les
techniques des tueurs du F. L. N. L'arme que devait utiliser le tueur était
déposée chez un commerçant quelconque, qui la cachait. Un deuxième sbire venait
la prendre, la passait à un troisième. C'était celui-là, le véritable tueur qui,
une fois son ordre exécuté, remettait l'arme à un quatrième individu
parfaitement ignorant de la chaîne initiale et de l'usage qu'on venait de faire
de cette arme. Le tueur, quant à lui, s'évanouissait dans la nature.
Les légionnaires
découvrirent ainsi de vraies filières. Ils purent commencer à opérer. Ils ne s'y
prirent pas comme de simples policiers. Ils restaient en
« opérations ».
D'où une atmosphère très particulière de combat qui leur rappelait bien plus les
combats de grottes qu'ils avaient livrés dans les djebels que le travail de
flic. Il fallait encercler le logement visé en grimpant sur le toit ou la
terrasse, en bouchant toutes les issues possibles, les rues, les portes, les
fenêtres. Tâche difficile.
Beaucoup d'immeubles
avec de multiples issues pouvaient être reliés par des portes dissimulées. Il
fallait ensuite pénétrer dans les maisons et chercher les caches. Les
parachutistes connaissaient bien des techniques de caches. Ils en découvrirent
une infinité d'autres, des faux murs, des doubles plafonds, les couches de
vieillards impotents...
Puis, les documents
saisis et les interrogatoires étaient analysés, disséqués, recoupés. Les
officiers voulaient comprendre l’organisation qu'ils avaient à combattre, comme
ils avaient compris celle du bled. Ils trouvèrent des chaînons. Ils
s'efforcèrent de les raccrocher les uns aux autres. En quelques semaines, ils y
parvinrent. Non seulement, ils savaient comment fonctionnait la Zone autonome
d'Alger, mais ils connaissaient une grande partie des noms qui s'inscrivaient au
fur et à mesure dans les cases de l'organigramme. Chaque fois qu'ils trouvaient
des photographies de leurs adversaires, ils les fixaient au mur. Ils vivaient
ainsi avec leurs ennemis qui devenaient, au fil des jours,
de vieilles
connaissances.
Chaque commandant de
compagnie était un officier de renseignements. Il rayait d'un coup de crayon
rouge le nom de celui qui tombait. Et ça tombait dru. L'efficacité des « Léopards
», des « Hommes lézards
», des « Casquettes », des « Bérets
verts »
comme on les appelait indifféremment, était terrible, si terrible que la terreur
changea de camp.
Les officiers
entendaient les hurlements que les milieux progressistes se mettaient à pousser
au nom des grands principes. Ils y restèrent sourds un bon moment. Et puis, un
jour, ils en eurent assez. Quitte à supporter les injures, autant que ce soit
pour quelque chose!
Michel Glasser
enfila son survêtement vert et ses chaussettes.
Il mit son ceinturon
de toile auquel pendait son pistolet
P.
08 et appela son adjoint :
« Le commando est-il prêt?
demanda-t-il.
Il est prêt,
mon capitaine. »
Trente ans, quelques doigts en moins, les dents noircies par
la nicotine de
ses éternels mégots, le commandant de la C. A. n'était pas du genre
fonctionnaire. Engagé à dix-huit ans après avoir participé à la Résistance, il
avait derrière lui un bilan de vieux soldat : la campagne d'Allemagne, deux
séjours en Indochine, deux blessures, Diên-Biên-Phu
sur « Isabelle » jusqu’à la fin, et une rosette qui n'avait pas été volée.
Glasser pensait qu'il devait avoir bonne mine dans cette tenue !
Décidément, la vie militaire ne cesserait de lui réserver des surprises. Il
haussa les épaules avec résignation. Les emmerdements allaient commencer,
c'était certain. Il n'appréciait
pas du
tout., mais pas du tout, le coup de téléphone qu'il avait reçu une heure plus
tôt de la villa Sésini, P. C. du 1er R, E. P.
Bonnel, le Bonnel de Diên Biên Phu, l'homme au coffre-fort de plâtre,
était à l'autre bout du fil :
«
Allô, c'est toi, Glasser?
— C'est moi.
— Nous venons
d'avoir un renseignement excellent. Tiens-toi bien. Amar est chez toi!
—
Quoi?
—
Oui, Amar est
chez toi, dans le bâtiment où tu loges! »
Glasser n'en
revenait pas. Il logeait avec sa compagnie dans le 3e sous-sol de la
mairie d'Alger. On voulait tout simplement lui faire croire qu'Amar Ouzzegane,
le conseiller politique F. L. N. de la Zone autonome d'Alger que tout le monde
recherchait, se cachait à la mairie. C'était un peu gros.
« Notre renseignement
est sûr poursuivit
Bonnel : Amar est planqué
dans l'appartement
de fonction du maire.
Il faut que tu essaies de le coiffer en souplesse. »
« En souplesse »,
tu parles, songeait Glasser. Il était évident qu'on ne pouvait pas
demander un mandat de perquisition pour visiter l'appartement de
Jacques Chevallier.
Cette histoire-là allait faire du bruit dans Landerneau!
Glasser passa
lentement devant l'adjudant Saigge et les
cinq légionnaires-paras
sélectionnés pour
l'affaire. En survêtements, tête nue, chaussettes aux pieds, poignard sur la
cuisse, ils constituaient une force de frappe sympathique. Les chaussettes
chagrinaient bien un peu le capitaine qui n'aimait pas les tenues négligées.
Mais enfin, efficacité avant tout. Glasser expliqua l'opération, insista
sur le silence. Il écrasa son mégot.
« Suivez-moi ! »
ordonna-t-il.
II faisait nuit
noire. Les hommes étaient des sportifs. Ils grimpèrent quatre à quatre
l'escalier de la mairie. En haut, ils se trouvèrent devant une porte. Glasser
essaya de l'ouvrir sans bruit. Peine perdue, elle était fermée à clé. Après un
moment, il se décida à frapper. La porte s'ouvrit précautionneusement. Dans
l'entrebâillement apparut un colosse noir qui braquait une énorme pétoire.
L'adjudant Saigge lui décocha une manchette et l'étendit raide. Le nègre
n’eut pas le temps de tirer. Il ne fit pas ouf! Un second garde du corps sortit
de l'ombre. Les légionnaires lui bondirent dessus et le cravatèrent proprement.
Le commando fouilla les lieux. Rien. Puis un légionnaire appela Glasser :
«
II y a ici une porte fermée, mon capitaine. »
Ils se mirent à
plusieurs pour tenter de l'ouvrir. Sans succès. Glasser donna l'ordre de
l'enfoncer. Les légionnaires s'élancèrent, épaule en avant. La porte ne broncha
pas. Elle était
certainement bloquée
par des barres d'acier. Ils étaient tous devant en train de chercher une
solution quand un cri horrifié les fit regarder vers la porte d'entrée. Un
gardien de la mairie venait d apparaître et de disparaître aussitôt. Croyant
avoir affaire à des malfaiteurs, il descendait en trombe l'escalier. La
police étant
juste à cote de la mairie, Glasser ordonna un repli immédiat. Pour plus
de sûreté, il embarqua le géant noir. Dix minutes plus tard, Glasser
déposait son « colis » à la villa Sésinî.
« Qu'est-ce que tu
veux que j'en fasse de ton nègre?»
demanda Bonnel.
Glasser avait
déjà tourné les talons.
« Ça, mon vieux, je
m'en fous. Moi, j'ai les flics au cul. Je file. Démerde-toi! »
Le lendemain, la
campagne contre le 1er R. E. P. prit un départ foudroyant. Comme le
maire d'Alger n'avait pas été confondu et puisque personne n'aurait jamais voulu
croire qu'il hébergeait un conseiller politique du F. L. N., il lui était facile
de jouer la vertu offensée. C'est ce qu'il fit. Et l'on s'aperçut vite que
Jacques Chevallier n'était pas homme à s'embarquer sans biscuits...
Parmi les ordres
qu'avaient donnés Massu, il y avait celui de ne pas cloisonner les
régiments dans les secteurs qui leur étaient impartis. Chacun devait pouvoir
exploiter les renseignements qu'il obtenait en suivant les filières, même si
elles menaient chez le voisin. C'était la preuve d'une grande souplesse
d'esprit. Plus d'un commandant de secteur dans le djebel aurait pu en tirer
profit...
Toutefois, le 1er
R. E.P. ne fut pas lancé dans la Casbah considérée depuis longtemps comme un
fief du F. L. N. La partie d'Alger qui lui était confiée s'étendait du square
Bresson — au pied de la Casbah — jusqu'aux limites de Hussein-Dey, faubourg
situé sur la Route Moutonnière, à l'extrémité est de la ville. Elle comprenait
les Tagarins, la Redoute, Belcourt, le Clos Salembier et le Ruisseau. Huit cents
hommes pour trois cent mille! Et quels quartiers! Presque tous peuplés
d'Européens, considérés jusque-là comme intouchables. Le régiment osa y toucher.
Ce fut là l'origine de bien des ennuis.
L'un des premiers et
des plus importants commença par un mauvais feuilleton.
Une jeune étudiante
métropolitaine, jolie fille de surcroît, réservait ses faveurs à un musulman,
militant du F. L. N. Les amants commirent l'erreur de se laisser surprendre par
une équipe du régiment qui en déduisit immédiatement que la fille était au
courant de bien des choses. Elle s'appelait Nelly Forget. Elle parla,
donna une filière qui menait à une certaine Denise Walbert et à la
découverte de tracts qui
étaient
des appels au meurtre.
Le F. L. N. condamnait à mort tous les commerçants qui refuseraient de faire
la grève.
Le R. E. P. continua
à tirer sur le fil en s'efforçant de ne pas le casser. Au bout,
il y avait une machine à polycopier cachée dans la salle paroissiale de
Hussein-Dey.
Dans la nuit du 5 au 6 mars, une perquisition effectuée au presbytère et dans
l'église ne donna rien.
L'abbé Scotto
se vanta
d'avoir été averti à temps pour prévenir les intéressés. C'en était trop.
Un cas de conscience
se posait brusquement aux officiers du régiment. Ils étaient chrétiens. Ils
avaient du respect pour l'Eglise et son clergé. Que devaient-ils faire ? Ils
allèrent trouver le père Delarue, l’aumônier de la division :
« Vous n'avez
pas le droit de fermer les yeux, leur répondit-il. La situation
est trop grave. Chacun doit prendre ses responsabilités.
Les prêtres comme les autres. »
Dès lors, le fil ténu
grossit considérablement.
Un prêtre, deux
prêtres, bientôt huit s'entassèrent villa Sésini.
L'un d'eux s'appelait Barthez. Il était le frère d'un officier de la
Légion! Ce n'était pas tout. Sur leur lancée, les enquêteurs découvrirent qu'une
mallette contenant une forte somme d'argent et des documents importants avait
été confiée à
Mgr Duval, évêque d'Alger.
Brothier, le
parpaillot, ne voulait pas y croire. Mais ses officiers étaient formels.
Le colonel prit alors
la décision d'aller lui-même à l'évêché. On verrait bien. Il allait proposer à
l'évêque le marché suivant : ou bien, il lui remettait la précieuse valise et
Brothier s'engageait à minimiser l'affaire des prêtres compromis. Ou bien,
il refusait, et le scandale éclaterait dans toute son ampleur.
Escorté de deux
lieutenants, Lesort et Bonnel, le colonel se rendit à l'évêché.
Mgr Duval
était à Rome, mais le chanoine qui reçut les trois officiers à sa place
finit par admettre
l'existence de la mallette.
Sous la menace du scandale, il accepta de la remettre.
Le R. E. P. respecta
ses engagements. L'abbé Barthez, dont l'action relevait des tribunaux de
droit commun, fut le seul prêtre remis à la justice. Mais cela suffisait
amplement à faire des titres à sensation dans les journaux du 22 mars :
« L'abbé
Barthez impliqué
dans une affaire d'hébergement de terroristes
»,
pouvait-on lire. Puis suivaient tous les détails. Il était en relation avec
Daniel Timsit,
artificier
du F. L. N. Ce réseau comprenait Chafika Meslem, agent de liaison entre
le F. L. N.,
le
P. C.
A. et les
libéraux ; Denise Walbert ; les époux Gautron, chez qui se
tenaient les réunions entre les représentants du F. L. N. et ceux du P. C. A.,
et qui
hébergeaient des tueurs...
L'abbé, pour sa part, ne s'était pas contenté d'aider charitablement des
hommes et des
femmes en difficulté. II avait hébergé la fameuse
Raymonde Peschard
(Raymonde
Peschard avait placé une bombe dans un car de ramassage scolaire à Diar
es-Saada)
et il avait caché dans la cure une machine à polycopier utilisée par le F. L. N.
Cette affaire
provoqua d'énormes remous, des remous divergents, cela va sans dire. Il n'est
pas sûr que la complicité d'une partie du clergé d'Alger et de
Mgr Duval
avec les poseurs de bombes ait entraîné beaucoup de conversions chez les
musulmans. Il est absolument certain, en revanche, qu'elle fit perdre à l'Église
catholique bien des fidèles.
L'abbé Barthez
n'avait pas été bousculé. Arguant de sa qualité de frère d'un capitaine de la
Légion, il prenait même souvent ses repas au mess des officiers du R. E. P.
Pourtant, le saint homme avait parlé.
« Après m'avoir
quitté,
expliqua-t-il,
Raymonde Peschard
a passé quarante-huit heures chez le Professeur
Malan.
»
Sans doute le brave
abbé pensait-il que le nom bien connu d'un collaborateur du Professeur
Mandouze impressionnerait les deux lieutenants qui l'écoutaient. Quelle
erreur! Les yeux bleus de Bonnel lancèrent des éclairs :
« On y va ?
demanda-t-il à Lesort.
— On y va!
»
A 7 heures du matin,
le Professeur Malan était amené villa Sésini sous bonne escorte. Pas plus
fier qu'un autre.
« Messieurs,
dit Malan, au lieu de vous fatiguer à me poser des questions, voulez- vous
que j'écrive
tout de suite ma déposition? »
Les émotions avaient
creusé l'appétit des deux jeunes officiers. Pendant que le professeur pondait sa
confession, ils pouvaient avaler un bon casse-croûte. Ils acceptèrent. Il était
environ 8 heures quand le téléphone sonna. C'était le colonel. Il n'avait pas
l'air content.
« Bonnel, on
me dit que vous avez arrêté Malan. Est-ce exact ?
—
Mais oui, mon
colonel. L'abbé Barthez nous a dit que...
—
Voulez-vous le
libérer immédiatement. Vous m'entendez :im-mé~dia-te-ment !
— Mais...
— Il n'y a pas de
mais. »
L'affaire semblait
prendre des dimensions étonnantes. Malan fut libéré. A 11 heures,
Massu et Brothier arrivaient ensemble villa Sésini.
« Vous m'avez fait
une belle connerie, dit Massu à Bonnel.
La prochaine fois
vous demanderez l'autorisation de vos chefs avant d'agir. Vous ne vous rendez
pas compte que la présidence du Conseil m'a immédiatement téléphoné.
Il y a cet après-midi un
vote à l'Assemblée nationale. Avec un coup comme ça, le M. R. P.
retirerait son appui à Guy Mollet. »
Les deux lieutenants
écoutaient l'algarade bouche bée.
Ils se sentaient écœurés
par les puissants du siècle.
Quand on était l'ami d'Un tel ou d'Un tel, on pouvait se permettre
de trahir tranquillement.
Le patriotisme était décidément une notion fluctuante... Lesort et
Bonnel se sentaient une grande sympathie pour les gars de la base, ceux qui
ont des convictions peut-être un peu simples, mais sont prêts à les défendre
jusqu'au bout. Faulques, auquel avait été confiées les fonctions
d'officier de renseignements, était bien de leur avis. N'en déplaise aux
messieurs du sommet, ils continueraient leur travail, dans ces milieux-là comme
ailleurs.
Le 1er R.
E. P. devint le spécialiste des milieux européens.
Parmi les officiers
qui firent un passage éclair au 1er R. E. P., il y eut le capitaine
de B... Il commit la faute de rentrer à Zéralda sans autorisation.
« Nous sommes en
opération,
lui dit Jeanpierre. A Alger comme dans le djebel. Votre
conduite est intolérable.
Je demande votre mutation. »
Car le régiment était
bien en opération. Jour et nuit. Tous les matins, un briefing rassemblait
les commandants de compagnie à 7 heures, villa Sésini. Il commençait
invariablement par une discussion sur le cours du poireau que devait fixer
Estoup, chargé du ravitaillement des halles.
Dès le 6 février,
B... fut remplacé à la tête de la 3e compagnie
par Allaire.
La bataille d'Alger ne faisait que commencer. Pour
les
parachutistes, elle démarrait avec rien ou pas grand-chose.
On avait bien donné
des listes de suspects aux officiers, mais
les
renseignements commençaient toujours par des formules
byzantines :
« II y
aurait... »,
« II
serait... »
Très conscient des
problèmes qui ne
manqueraient pas de se poser si l'on voulait faire du travail sérieux,
Allaire escorté de Chiron, son ad joint,
se rendît chez
un procureur. C'était un brave homme.
«
Mes chers amis,
leur dit-il,
les renseignements que l'on vous a donnés
sont certainement exacts. Ils ne sont pas exploités parce que les policiers ont
peur. Vous seuls pouvez y arriver. Nos juges ne feront rien. La justice
normale est dépassée... Je vous souhaite bonne chance. »
Allaire avait
rapporté d'Indochine une solide expérience. Il envoya des patrouilles traîner
leurs bottes de saut dans les quartiers de « La Redoute » et du
«
Golf » dont il avait
la charge, et
avait glissé
dans leurs rangs des hommes qui comprenaient l'arabe. Ce ne fut pas long. L'un
de ces hommes surprit ce que disait un jeune homme à une femme arabe :
« Ferme tes volets !
Tu ne sais donc pas que c'est la grève ? »
La patrouille ramena
au P. C. de la 3 le premier maillon d'une chaîne. C'était un maillon fragile. Il
se révéla excellent. Il mena à toute une série de collecteurs de fonds, de
cellules de propagande et de ravitaillement, et à une certaine Éliette Loup.
Allaire trouva
son domicile et décida d'y établir une souricière. Pour ce travail délicat et
nouveau, il choisit un vieux de la vieille, l'adjudant Sterley. Il lui
adjoignit deux légionnaires.
« Et surtout,
précisa le capitaine, ne bougez pas d'un poil. Bien entendu, ne fumez pas.
»
L'adjudant haussa
moralement les épaules. On le prenait pour un bleu. Il n'appréciait pas.
C'était un samedi. Il
faisait beau. Sterley méditait depuis
quatre bonnes
heures dans un fauteuil. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien trafiquer, cette
Mousmé ?
Les
légionnaires étaient impassibles. Ils avaient l'habitude d'attendre. Ils se
relayaient près des volets pour observer l'escalier par les fentes.
« Mon adjudant, on
ne peut pas en griller une? murmura l'un d'eux.
— Oui,
répondit Sterley. Mais faites gaffe! Qu'on ne vous voie pas !»
Les légionnaires
avaient l'habitude. Ils savaient depuis longtemps camoufler le bout rouge de la
cigarette dans leur paume. Des heures passèrent encore. Un bruit de pas se fit
entendre de l'escalier. Le guetteur fit un signe. Sterley jeta un coup
d'oeil par une fente. La fille arrivait. Près d'elle, se tenait un homme.
« Bonne affaire,
pensa l'adjudant, on va rigoler.
»
Sterley
continuait à observer. Les légionnaires s'étaient planqués de chaque côté de la
porte. Tout d'un coup, il vit l'homme saisir brusquement le bras de la fille et
la tirer en arrière. Son visage s'était tendu. Il regarda intensément les
volets, puis, faisant demi-tour, il disparut à toute vitesse en entraînant sa
compagne.
« Cà alors !
dit Sterley. C'est un peu fort !
»
II bondit à la porte,
jaillit à l'extérieur, regarda. De légères volutes de fumée bleue sortaient de
la pièce par les fentes des volets.
Éliette Loup
courait toujours. Allaire était furieux. Sterley manquait
d'appétit. La compagnie rigolait.
Les traits de la
fille s'étaient inscrits à jamais dans les yeux de l'adjudant. Cette garce, se
jurait-il, ne l'emporterait pas au paradis. Les jours passaient. Sterley
restait morose. Il revenait d'une liaison à Blida avec un Dodge de la compagnie
lorsqu'il
eut l’idée de passer
par la route côtière. C était un détour, mais il aimait la mer. Il regardait les
femmes, ce qui n'était ni très original ni contraire à sa religion. Tout à coup,
il pâlit. C'était elle!
« Halte!
cria-t-il au chauffeur. Demi-tour!
»
Quelques secondes
plus tard, la fille vit le camion revenir, ralentir à sa hauteur. Elle comprit,
se mit à courir. Sterley sauta en voltige. La salope, il l'aurait! Après
un cent mètres comme il n'en avait jamais fait, l'adjudant rattrapa sa proie. Il
la ceintura.
« A nous deux, ma
cocotte! »
Quand il la remit à
Allaire, celui-ci se tourna vers Chiron :
« Vous n'auriez pas
une cigarette à offrir à l'adjudant Sterley ?
— Inutile, mon
capitaine, coupa Sterley. Je ne fume plus.
»
Pour obtenir des
renseignements, il fallait parfois employer les grands moyens. Cela ne s'était
fait ni d'un seul coup ni de gaieté de cœur. Au début, aucun officier n'était
d'accord. Leurs réticences avaient été si apparentes, contrairement à ce que
l'on a pu dire et écrire sur ce sujet, que Jeanpierre, qui remplaçait
Brothier en permission, avait décidé d'intervenir. Pendant toute une nuit,
il vint au stade assister aux interrogatoires menés par la 2e
compagnie. Il tenait à se rendre compte par lui-même des méthodes employées et
de leur efficacité. Le lendemain, au
briefing
du matin, il rendit
son verdict :
« Je vous donne mon
accord. Je vous couvre. Continuez. Si quelques-uns d'entre vous ont des
scrupules, qu'ils sachent seulement deux choses : primo, que je ne leur en
voudrais pas ; secundo, que leur attitude ne nuira pas à la suite de leur
carrière. »
L'aval du déporté
Jeanpierre était déterminant pour le régiment. On n'ignorait pas que l'un de
ses anciens camarades de déportation lui avait rendu visite. Cet homme de gauche
lui avait dit :
« Souviens-toi.
» II avait
même apporté des " Albums "
pour lui
rafraîchir la mémoire. Jeanpierre ne l'avait pas chassé. Il l'avait
écouté longtemps, puis il avait répondu : "
-
Oui ou non le F. L. N.
commet-il les crimes les plus affreux ?
-
Oui ou non s'attaque-t-il
à une population sans défense, à des innocents ?
-
Oui ou non mon devoir
est-il de prévenir de nouveaux attentats ?
C’est une question de
conscience personnelle.
Je laisserai à mes
subordonnés la liberté du choix. Quant à moi, je continuerai ce travail parce
que c'est mon
devoir. »
Presque tous les
officiers avaient fait la guerre contre les nazis. Ils s'étaient réellement
battus contre eux. Saint-Marc, Jean-pierre, Morin, anciens déportés, bien
sûr. Mais aussi Martin,
ancien F. F. I,
et Faulques, du maquis Pommies.
Quand certaine presse
établissait des comparaisons avec les S. S., ils se contentaient de hausser les
épaules. Ils avaient tort.
Ils ignoraient la
puissance des moyens de propagande et de persuasion dont disposaient leurs
ennemis. Ils savaient pourtant que le gouvernement français n'employait jamais
ces moyens-là pour défendre ses soldats. Ils auraient dû se méfier...
Le père Delarue,
fit sauter les dernières réticences. Pour la 10e D. P., il rédigea
une note intitulée : « Réflexions d'un prêtre sur le terrorisme urbain
», qu'il concluait par cette directive de conscience :
« ... On a le droit
d'interroger efficacement — même si l'on sait que ce n'est pas un tueur — tout
homme dont on est certain qu'il connaît les coupables, qu'il a été témoin d'un
crime, qu'il a sciemment hébergé quelque bandit, s'il se refuse de révéler
librement, spontanément ce qu'il sait.
En se taisant — pour
quelque motif que ce soit. —, il est coupable, complice des tueurs, responsable
de la mort d'innocents pour délit de non-assistance à des personnes injustement
menacées de mort. De ce seul fait, il n a qu'à s'en prendre à lui-même s'il ne
parle qu'après avoir été efficacement convaincu qu'il devait le faire. »
L'action du 1er
R. E. P. à Alger dura trois mois. Depuis les bombes des deux stades du 10
février, le F. L. N. n'avait réussi à perpétrer d'autres attentats. Ben M'Hidi,
l'un des cinq membres du C.C. E., avait été arrêté dès le 25 février, les autres
avaient dû quitter Alger pour échapper aux recherches.
On apprit plus tard qu'ils avaient fui jusqu'en Tunisie pour poursuivre la lutte
à l'abri d'une frontière. Djemila Bouhired qui avait posé plusieurs
bombes et servait de secrétaire à Yacef Saadi, le nouveau chef de la
Zone, fut arrêtée le 9 avril. Elle portait une sacoche de documents du plus
grand intérêt. On put, grâce à eux, connaître les directives les plus récentes
du F. L. N. Ils prouvèrent aux parachutistes que l’organisation révolutionnaire
d’Alger était pratiquement démantelée. Les réseaux d’artificiers étaient tombés
les uns après les autres.
Les poseurs de bombes
avaient été neutralisés pour la plupart. Ne restaient dans la région algéroise
que deux chefs redoutables Yacef Saadi et son adjoint Amar Ali dit «
Ali la Pointe », chef du « groupe choc » de la Z. A, A.
Le visage d'Alger avait changé. La population respirait.
Une
ville au bord
de la révolte
était devenue confiante. C'était
un phénomène
spectaculaire.
Quand les Bérets
verts quittèrent Alger, le 15 avril 1957, ils
étaient
les enfants chéris des Algérois. Il fallut s'arracher aux petites amies qui
débordaient de tendresse. Si les cœurs étaient lourds, il était grand temps de
retourner dans le djebel regarnir les portefeuilles désespérément vides. Vivre
en seigneur, d'accord. Mais ça coûtait cher !
Pierre Sergent
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