"Quand la fusillade a éclaté, vers les 10 ou
11 heures, je me trouvais chez M. et Mme Henri SMADJA dans un immeuble
situé rue général Leclerc {ex-rue d'Arzew). Ces personnes étaient les
propriétaires de I'hôtel Windsor au début de la rue général Leclerc. Je
faisais des ménages dans I'appartement et à I'hôtel. Après déjeuner quand
le fils SMADJA vint, nous sûmes un peu ce qui se passait en ville.
Les chars français s'installaient au milieu de la rue. Les Français étaient
invités au couvre-feu. Je voulais partir car j'étais inquiète pour mon mari,
nos enfants et ma belle-mère.
A peine me retrouvais-je dans la rue qu'une femme en chemise de nuit, pieds
nus, échevelée, m'assaillait : "Madame, dîtes moi où ils ont
emporté mon mari ?".
Elle avait accouché dans la nuit, son mari I'avait aidée et tous deux se
reposaient quand on était rentré chez eux et emmené son mari sans lui
laisser !e temps de se vêtir.
Je demandais de I'aide, un conseil aux militaires. Ils me répondirent: "Madame,
nous sommes là pour faire respecter le couvre-feu par les Européens, pas
pour les aider. Vous ne devriez pas être dehors.
Heureusement je n'étais pas seule. Je pensais à I'armée de journalistes
venus en témoins pour constater que tout se passait bien et me dirigeais vers
la Place de la Bastille, puisqu'ils logeaient au Grand Hôtel.
Tout d'abord, j'aperçus le cadavre d'un homme, tête vers la rue de la
Bastille, une personne m'a dit: "II est là depuis midi, on vient
seulement de le couvrir". Je me dirigeais vers la foule des
journalistes qui étaient là devant la porte. Le curé de Saint-Esprit se
tenait sur le seuil de I'église (la photo a paru sur Paris-Match). La
dame qui m'avait parlé précédemment me suivait, m'expliquant ce qui s'était
passé dehors. Je lui dis mon désir de regagner au plus vite la rue deTlemcen.
Elle habitait Boulevard Sébastopol. Les voitures de Presse couronnaient le
centre de la Place de la Bastille. Je m'adressais plus directement à un
journaliste qui me répondit: "Madame, on est là pour témoigner, pas
pour nous faire tuer". Un sous-officier alors nous aborda : "Venez
avec moi, Mesdames, je vais essayer de vous protéger; moi-même je veux
regagner le mess des sous-officiers.
« J'habite juste à côté » dit la dame et nous partons.
Des voitures transformées en char par des musulmans circulaient sans cesse,
nous attendions à chaque pas notre dernière heure. Arrivés à hauteur du
marché Kargentah, nous nous arrêtons net: la place est un moutonnement blanc
et retentit de you-you. Mes compagnons décident d'essayer de passer en
contournant (square Garbet, etc.). J'hésite. Survient une voiture militaire
de I'aviation. Ils me prennent en charge. La voiture fut inspectée par des
militaires de I'A.L.N. qui demande ce que je fais là. "C'est la mère
d'un de nos camarades, le fils est malade, nous la ramenons". J'avais 33
ans ! Ils me déposèrent chez moi. Les miens étaient sains et saufs.
Mon mari me conta alors les péripéties qu'il avait vécues avec notre
fils âgé de 6 ans. Plusieurs fois, ils s'étaient vu bousculés, fouillés,
lui face au mur, le canon d'un revolver appuyé sur la nuque, le gamin
hurlant : "Papa, ils vont te tuer !" Péniblement, ils
parvinrent à hauteur de la poste du boulevard Maréchal Joffre, face au
boulevard de Mascara. Là, un groupe fort énervé et armé de mitrailleuses décida
d'en finir avec eux. Un militaire de I'A.L.N. s'interposa, il se fit insulter
par ses congénères qui tiraient sans relâche.
Heureusement qu'ils étaient énervés car s'ils avaient tiré plus
calmement, je serais criblé de
balles !".
Ce musulman demanda I'hospitalité pour eux dans un immeuble, mais les
occupants refusèrent d'ouvrir. Cet homme prit alors mon fils dans ses bras,
agrippa de I'autre main mon mari : "Viens, mon petit, dit-il à
mon fils qui pleurait, je vais vous conduire vivants chez vous, toi et ton
père".
En chemin, ils recueillirent un jeune homme pris à partie par un groupe de
jeunes musulmans : Pourrez-vous l'héberger chez vous, sinon ils vont l'étriper
! "II venait d'être contrôlé : la fureur des musulmans avait été
provoquée par I'emblème "Pied-Noir" apposée sur sa carte
d'identité. II revenait en mobylette de I'appartement qu'il occupait avec sa
mère vers le quartier Boulanger-Maraval. Ils s'étaient récemment réfugiés
dans un immeuble aux alentours du Collège de jeunes filles. Je lui
conseillais de passer la nuit chez nous, mais il pensait sans cesse à sa mère.
Malheureusement, une de nos voisines s'interposa : "Je connais bien le
chef du bureau F.L.N.qui s'est ouvert là tout près. Je vais lui demander un
laissez-passer".
C'était un ancien habitant du quartier, lui et sa famille en avaient été
chassés par une charge de plastic.
Cette dame ne nous écouta pas, lui non plus. II partit pour le poste et ne
revint plus.
Quelques instants plus tard, un musulman vint chercher la mobylette.
Le mari de cette dame appartenait à I'O.A.S. nous I'avons retrouvé, deux
jours plus tard à I'aéroport de La Sénia".
Madame, Valerien NAVARRO