JE NE REGRETTE RIEN
Par Pierre SERGENT
Chez Fayard |
EXTRAITS - PARTIE 2
LA COLÈRE DES
LÉGIONS
P. 362 à 369
15 novembre 1960.
Drapés de tricolore, onze cercueils s'alignaient devant la chapelle de l’hôpital
Maillot, à Alger. Revêtu de ses attributs sacerdotaux, le père Delarue
officiait. Une assistance nombreuse et silencieuse suivait le service funèbre
que l’aumônier de la 10e D. P. célébrait pour les onze défunts : onze
légionnaires du 1er R. E. P. Cinq jours plus tôt, ils étaient tombés tout en
haut d'un des plus hauts sommets de la terre d'Algérie.
L'affaire s'était passée dans les Aurès, le 10 novembre, entre
Corneille et Batna. Depuis le matin, le régiment s'efforçait d'accrocher la
katiba III, forte de 125 hommes environ. En vain. Les fouilles n'avaient rien
donné et l’on s'apprêtait à démonter l’opération lorsque, vers 16 heures, la 1re
compagnie reçut l'ordre de se préparer à être héliporté.
Le lieutenant Godot, qui remplaçait son commandant de compagnie en
permission, n'obtint aucune précision sur la destination que la compagnie allait
prendre. II apprit seulement qu'elle allait être posée sur « l’emplacement de
combat d'une katiba ». Cela ne signifiait pas grand-chose. II y avait partout
des emplacements de combat de katiba. Puisque aucune préparation d'artillerie ou
d’aviation n'était prévue, c'est vraisemblablement que le commandement ne
croyait pas à la présence de fellagha.
A 16 h 30, les six premiers hélicoptères prirent lourdement leur vol.
Ils s'élevèrent vers la montagne emportant une partie de la 2e section du
sergent-chef Reichert qui occupait trois appareils. Godot, ses
radios et une partie de sa section de commandement avaient embarque dans les
trois suivants. Le lieutenant voulait être sur place dès la première rotation,
afin de pouvoir faire le point et d'être en mesure de diriger au mieux les
autres sections, dès leur héliportage.
Le D. I. H. prit de l'altitude, 1000, 1500,2000 mètres. Penché à
l'emplacement de la porte de son hélicoptère qui était ouverte, Godot
s'efforçait de se repérer, mais il n'en eut pas le temps. Le premier hélicoptère
s'immobilisait déjà à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol et les 6
hommes sautaient à vive allure.
Le terrain choisi était une vaste clairière située à faible distance du
sommet qui était couvert de forêt. Le largage avait lieu à une vingtaine de
mètres de la lisière vers laquelle les légionnaires se ruaient dès qu'ils
arrivaient au sol.
Trois appareils avaient déjà déversé leur chargement quand Godot
s'élança à son tour vers le sol. C'est alors qu'une intense fusillade éclata.
Sur les dix-huit hommes des trois premiers appareils qui fonçaient vers la
lisière, une quinzaine furent abattus sur-le-champ, à bout portant. Plusieurs
rafales atteignirent le quatrième hélicoptère. Des hommes qui en descendaient
tombèrent. L'ordonnance de Godot et un caporal-chef de la section de
commandement furent fauchés en plein saut.
Rien n'aurait empêché la katiba d'anéantir les trente-six hommes de la
première rotation, rien, si Godot n'avait eu deux réflexes qui prouvaient
sa valeur d'officier. Comprenant en un coup d'oeil ce qui se passait, au milieu
du vacarme des hélicoptères et des détonations, il poussa sa section de
commandement vers le milieu de la clairière, en stoppant d'un ordre bref sa
course vers la lisière. Aidé du sergent-chef Vinas qui, par miracle,
était passé indemne à travers les balles, il étala largement la quinzaine
d'hommes qui lui restait sur ce glacis nu comme la main. Chacun s'efforçait
d'utiliser la moindre aspérité pour se protéger. Quant à lui, couché derrière le
seul arbre de la clairière avec ses deux radios, il se hâta de prendre contact
avec l'hélicoptère armé de mitrailleuses qui survolait le terrain, sans voir le
drame qui se déroulait au-dessous de lui.
Avec un sang-froid que n'altérait ni la fusillade ni les morceaux d'écorce
qui voltigeaient autour de sa tête, Godot parvint à accrocher le «Mammouth
».
" Mammouth " de " Vert ", demanda-t-il, tirez sur la
lisière.
— Vert " de " Mammouth ", mais je ne vois rien.
— Tant pis ! Battez la lisière, les fells l'occupent. Tirez sans discontinuer
pour les empêcher d'attaquer et pour les fixer. »
Les mitrailleuses de l’hélicoptère ouvrirent le feu sur la lisière. Il était
temps, le tireur à l’A. A. 52 de la 2e section venait de prendre une
balle en pleine tête et Godot ne disposait plus d'aucune autre arme
collective pour protéger ses hommes. Ceux qui restaient avec lui, une vingtaine
en tout, étaient des radios, des pourvoyeurs, des infirmiers dont la valeur de
choc n'était pas suffisante pour tenter une manœuvre.
Le « Mammouth » continuait à protéger la D. Z. Sans lui, les éléments de la
1re compagnie qui restaient auraient été exterminés. Godot lui demanda de
prévoir sa relève, car il était en vol depuis longtemps et, à ce rythme de tir,
il serait vite à court de munitions.
Cette situation dura plus d'une heure. La 3e section de la compagnie, celle
du lieutenant Guerlesquin, arriva enfin. Elle avait été héliportée à un
kilomètre du lieu de l'accrochage.
Godot lui demanda de déborder l'ennemi par la droite en utilisant les
couverts, mais quand elle arriva en vue des fells, elle fut prise à partie et
stoppée. Deux légionnaires tués, plusieurs blessés. Il fallut renoncer.
En attendant ses autres sections, Godot fit donner l'artillerie, mais
l'adversaire était trop près pour pouvoir être matraqué efficacement. L'aviation
ne fut pas plus efficace.
Il était 18 h 30. La nuit tombait déjà lorsque les deux dernières
sections rejoignirent à leur tour. A ce moment, la violence du tir des rebelles
redoubla. Puis, brusquement, le feu s'arrêta. Les fells décrochaient. La
compagnie se précipita sur leurs traces, mais la nuit l'arrêta.
La 1re compagnie s'était bien battue. Il est probable que d'autres soldats
que des légionnaires auraient été anéantis. Cet accrochage se soldait pourtant
par un cruel bilan. Il y avait onze morts, parmi lesquels le sergent-chef
Reichert et le sergent Lacroix, et six blessés graves au 1er R. E. P.
qui avait en outre perdu une carabine et deux P. M. De leur côté, les fells
laissaient neuf des leurs sur le terrain et deux fusils.
C'était une journée de novembre 1960, une journée que Godot
n'oublierait pas. Le lieutenant très blond, très jeune, les yeux très bleus,
visage aux traits volontaires, physionomie secrète, était l'officier le plus
abondamment blessé et décoré de sa promotion. Moins de deux ans plus tard, le
3 août 1962, il serait condamné à vingt ans de détention
criminelle.
Devant ces onze cercueils, le père Delarue se sentait
bouleversé. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il conduisait des
légionnaires-parachutistes à leur dernière demeure. Il en avait, hélas! pris la
triste habitude depuis le début de cette guerre d'Algérie, voilà six ans. Il
faisait son métier de prêtre et d'aumônier comme ces hommes avaient fait le leur.
Le père Delarue savait que la mort d'un soldat sous les balles de
l'ennemi est dans l'ordre des choses, et il ne reprochait à personne cette mort.
Mais ce qui le mettait en rage, lui, le prêtre, c'était l'absurdité de cette
mort si elle ne correspondait plus à un sacrifice exigé par la nation. Onze
cadavres inutiles. Onze cadavres scandaleux.
Après le service religieux, les cercueils furent chargés dans six camions du
1er R. E. P. Le convoi, qui comprenait les véhicules de tous ceux qui voulaient
accompagner les légionnaires jusqu'au cimetière, quitta Alger par la route
côtière et se dirigea à vitesse réduite vers Zéralda.
Une foule compacte s'était assemblée aux portes de la ville. Il y avait des
Européens et des musulmans étroitement mêlés, des personnes de tous âges et de
toutes conditions, unies par le chagrin et la reconnaissance. Ils s'étaient
rassemblés là, autour de M. Guiss, le maire, pour rendre un dernier
hommage à « leurs » Bérets verts, qui étaient tombés pour eux. Tous affichaient
un visage grave et, au fond de leurs yeux, on lisait la détresse.
Cette mort n'était pas absurde, elle était révoltante.
Les camions s'arrêtèrent. Des légionnaires en grande tenue, épaulettes à
franges et ceinture bleue, hissèrent les dépouilles de leurs frères d'armes sur
leurs épaules et s'avancèrent sur la route. Ils défilèrent ainsi devant toute la
population qui s'ouvrait devant eux en formant une double haie. Puis la
multitude se joignit à l'enterrement des légionnaires. La mort donnait à ces «
étrangers » une immense famille qu'ils ne connaîtraient pas.
Le cortège traversa la ville et arriva au cimetière. Il se dirigea vers le «carré
légionnaire », offert par la municipalité au 1er R. E. P ; où les croix de
bois blanches s'alignaient en grand nombre.
Côte à côte, onze fosses, dont la terre avait été fraîchement remuée,
s'ouvraient. Devant chacune, on déposa un cercueil. Le peloton d'honneur des
Képis blancs était aligné sur trois rangs, légionnaires immobiles et rigides
dans leur garde-à-vous de statue.
En face la foule écoutait, muette et attentive, les dernières prières du père
Delarue. Des paroles simples lui venaient aux lèvres. Il disait :
« Vous étiez venus de tous les pays d’Europe où l’on aime encore la
liberté pour donner la liberté à ce pays … La mort vous a frappés en pleine
poitrine, en pleine face, comme des hommes, au moment où vous vous réjouissez
d’avoir enfin découvert un ennemi insaisissable jusque-là… »
Un vent faible agitait le drapeau du régiment. Des hommes pleuraient. Au-delà
de ces sacrifices et de la douleur qu’ils représentaient, apparaissait la
terrible incertitude, l’angoisse qui pesait sur cette multitude. Le père
Delarue marqua un temps. L’émotion l’étreignait, lui aussi. Il avait du mal
à achever son discours. Puis il se ressaisit et, d’une voix forte, il cria
presque :
« Vous êtes tombés au moment où, s'il faut en croire les discours, nous
ne savons plus pour quoi nous mourons ! Daigne le Seigneur vous accorder le
repos de ceux qui l'ont mérité, la lumière éternelle, sa paix. »
« Nous ne savons plus ici pourquoi l'on meurt... »
Ces paroles du père Delarue auraient un écho immédiat : il allait être
banni
d'Algérie et exclu
des unités parachutistes.
Après l'aumônier, le chef du 1er R. E. P. s'avança pour dire adieu à ses
hommes. Il remercia la population européenne et musulmane d'être venue aussi
nombreuse pour accompagner ses légionnaires. Puis, comme le veulent le
cérémonial militaire et la tradition, il s'adressa à eux pour la dernière fois.
Dufour les appela par leurs noms, retraça les combats principaux auxquels
ils avaient participé, salua leur courage. Puis il termina par ces mots qui
reliaient si bien ces dépouilles à la foule qui l'écoutait :
« II n'est pas possible que votre sacrifice
demeure vain. Il n'est pas possible que nos compatriotes de la métropole
n'entendent pas nos cris d'angoisse. »
…..
En ce début décembre 1960, la situation, au régiment, était confuse.
Unanimement hostiles à la politique algérienne du gouvernement — même s'ils n'en
tiraient pas des conclusions identiques —, les commandants de compagnie
obéissaient de mauvais gré aux ordres qu'ils recevaient.
A quoi pouvaient rimer ces opérations incessantes et
meurtrières à l'heure où le pouvoir politique montrait qu'il voulait en finir à
n'importe quel prix ? L'absurdité dépassait les bornes.
A Zéralda, on se passait une lettre. C'était une missive vieille de 2000 ans.
Le texte, rapporté par Suétone, était de Marcus Flavinius,
centurion à la 2e cohorte de la légion Augusta. Destiné à son cousin
Tertellus, il avait été écrit en Numidie, ainsi que s'appelait
l'Algérie à l'époque romaine :
« Si nous devions laisser nos os blanchis en vain sur les pistes du
désert, alors que l'on prenne garde à la colère des légions ! »
Au 1er R. E. P., ce qu'avait écrit Marcus Flavinius, ce qu'avaient dit
le père Delarue et le colonel, chacun le pensait, chacun le murmurait.
Il n'était pas juste que l'on sanctionnât ces deux hommes
qui avaient eu le courage de dire bien haut ce que la plupart des officiers
murmuraient.
Pierre Sergent
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