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Journal d'une mère de famille Pied-Noir - Partie II


JOURNAL D’UNE MERE DE FAMILLE
PIED-NOIR

par Francine DESSAIGNE
(L’Esprit Nouveau)

VENDREDI 13 MARS 1962

Des avions piquent sur Bab-El-Oued, ce sont des T.6.
Habitués aux rondes des hélicoptères, nous sommes surpris. Il paraît qu'on tire presque sans arrêt là-bas. Les avions tournent et piquent sur les terrasses.

Je rentre vers 16 heures dans mon quartier. Les mères quittent rapidement le parc, entraînant leurs enfants. Je ne sais quelle rumeur les a effrayées. Le boulevard se vide lui aussi. Les magasins ont leur rideau mi-baissé, prêts à fermer.

Les avions piquent toujours au loin.

Le couvre-feu est institué de 21 heures à 5 heures, illimité pour Bab-El Oued.
Nous attendons la soirée avec anxiété.

La Préfecture de Police recommande de respecter le couvre-feu et de ne pas rester aux fenêtres.
J'ai vu tout à l'heure les traces de balles sur les murs boulevard Saint-Saëns, rue Michelet, les vitres cassées, les gravats sur la chaussée et les équipes de la R.S.T.A. qui réparent les fils sectionnés des trolleys.

Tout est calme. Soudain, c'est la fusillade proche. On dirait que des coups partent du côté du Palais d'Eté et d'autres de la Rue Michelet. Mitraillettes et mitrailleuses crépitent quelques minutes.

Quelles tragédies dans certaines familles ! Ce matin au Champ de Manœuvres, on a embarqué des hommes dans des camions pour « vérification
d'identité ». Plus de cent, des enfants aux vieillards, on a peine à y croire, on est accablé.
La radio annonce que des chars petit à petit pénètrent dans Bab-El-Oued. Le quartier est totalement bouclé et la gendarmerie fouille les immeubles du pourtour. Cinquante mille Européens vivent là, qui sont nés là, qui veulent y rester et qui vont peut-être y mourir ce soir, demain, dans un grand geste désespéré. Mourir sous des balles françaises, parce qu'ils veulent rester Français et ne pas être dépossédés de leur pavs natal..

Notre guerre est écrasante, mêlée à notre vie plaquée au moindre de nos gestes.
Quelle volonté démoniaque nous poursuit, nous détruit froidement, systématiquement.
Pourquoi nous ? Nos familles éclatées, nos enfants dévoyés par tout ce qu'ils voient ou entendent.
Comment leur parler de Patrie si la nôtre nous persécute ? Comment leur faire aimer leur sol natal si on les en chasse ? Comment leur donner le sens de l'honneur si l'on piétine tous les serments, et celui de d'homme si on l'écrase ?...

SAMEDI 7 AVRIL 1962

Les attentats se succèdent à un rythme effarant.
Ce matin nous avons été réveillés par une série de sept bombes.!
En sortant de mon cours je vais effectuer des achats rue Hoche. A un carrefour, je vois un fusil-mitrailleur en position sur sa béquille. Il faut que je passe devant lui puisqu'il barre le trottoir.
Les quatre angles des rues sont bien gardés. J'accélère le pas, je supporte mal la vue de ces armes et de ces uniformes. Rue Hoche, rue Michelet, il y a un soldat tous les cinq mètres. je me hâte de rentrer, inquiète.

Nous apprenons vers 18 heures, que le service d'ordre a arrêté le lieutenant Degueltde dans un appartement de la Robertsau. Ce n'est pas très loin de la rue Hoche, tous les soldats que j'ai vus faisaient sans doute partie du bouclage.

DIMANCHE 8 AVRIL 1962

Depuis hier les balcons s'ornent de tricolore pour affirmer que nous sommes français au même titre que ceux qui, loin de nous et de nos problèmes, votent en ce moment. Ils ne savent pas ce qu'ils font et nous n'avons plus le courage de leur pardonner.


VENDREDI 13 AVRIL 1962

A 22 heures la radio annonce que le général Jouhaud, arrêté à Oran il y a quelques jours, est condamné à mort.

Le journal d'hier nous apprend la mort de Robert Boissières, dix-neuf ans. Jeudi soir, il dînait en compagnie de son frère aîné chez la fiancée de ce dernier. Vers 11 heures ils rentrent à pied dans le quartier de la Redoute. Un groupe de jeunes gens court sur la chaussée suivi de près par une patouille de métropolitains. Les Boissières s'arrêtent. Les jeunes gens prennent une petite rue et disparaissent dans la nuit. La patrouille revient sur ses pas et retrouve les deux frères. Bruit de culasse, les jeunes gens s'aplatissent sur le trottoir. Les soldats s'approchent et, presque à bout portant, tirent deux balles dans la tête de Robert et une rafale sur son frère. Robert Boissières est mort hier matin; son frère exsangue est dans un état grave. C'est ce que raconte à mon mari un de leurs cousins.

JEUDI 19 AVRIL 1962

Toute la journée les fidèles ont dit des chapelets à l'église du Sacré-Cœur pour demander la grâce du général Jouhaud. L'après-midi, je vais faire des courses en ville. Devant la porte de la banque, place de la Poste, les fleurs sont toutes fraîches. Les passants silencieux et émus lisent les inscriptions. Sur une gerbe, des décorations sont épinglées avec la mention : « Des officiers écœurés» J'entends derrière moi une dame qui dit à une autre : « Aujourd'hui, il y en a cinq, hier il n'y en avait que trois. » Sur un bouquet modeste on lit : « Une Belge qui ne veut pas que l'Algérie Française soit un Congo. »

Hier, le haut-commissaire et Farès sont venus « prendre contact avec les fonctionnaires de la Délégation Générale, rue Berthezène », disent tous les journaux. Ils sont arrivés en hélicoptère à la caserne des Tagarins, accompagnés de fonctionnaires du Rocher-Noir. Dix automitrailleuses les protégeaient jusqu'à la Délégation qui était entourée de nombreuses troupes. Des soldats étaient postés sur toutes les terrasses. Ces messieurs sont arrivés dans des bureaux vides et ils ont fait leurs discours devant les fonctionnaires qu'ils avaient amenés. Ceux qui y travaillent habituellement avaient été refoulés par le service d'ordre.

VENDREDI 20 AVRIL 1962

Nous apprenons en fin d'après-midi que le général Salan a été arrêté dans un immeuble rue des Fontaines. Du treizième étage du Lafayette où je passais l'après-midi j'ai vu une partie des véhicules de la gendarmerie qui cernaient trois immeubles. C'est là que se trouvait le général. La radio nous dit qu'on a arrêté en même temps sa femme, sa fille qui doit avoir quinze ans et le capitaine Ferrandi. Nous sommes consternés.

SAMEDI 21 AVRIL 1962

Des instructions strictes ont été données aux forces de l’ordre pour riposter immédiatement à toute agression avec tous leurs moyens. En conséquence, la population est informée que l’accès des terrasses est interdite ; elle est formellement invitée à ne pas stationner près des fenêtres et sur les balcons et à éviter tout déplacement superflu sur la voie publique.

Autrement dit, nous pouvons être tués à tout moment par les « [balles perdues » d'un service d'ordre qui aura la conscience tranquille, puisque nous sommes prévenus, II eût été plus opportun de diffuser ce communiqué hier soir, lorsque après l'explosion, les gendarmes mobiles ont dirigé leurs projecteurs sur les façades des immeubles voisins et tiré dans les fenêtres. Ces méthodes rejoignent celles pratiquées avec une plus grande violence à Oran, Un communiqué nous dît même que dans cette ville l'aviation tirera sur les commandos QAS. qui se manifesteront dans les rues. Peut-on nous dire si l'aviateur saura poursuivre le tireur objet de sa mission, et épargner le passant que la fatalité aura conduit en cet endroit au même moment ? Que l'armée tire sur des commandos Q.A.S. est conforme à la guerre que le gouvernement a décidé de mener à outrance. Mais comment admettre le peu de cas que l'on fait de la population ? Pour une auto piégée, on tire sur des façades; pour des attentats dans la rue on tirera sur n'importe qui. Les mères qui vont au marché, les gosses qui vont à l'école, les gens qui vont au travail n'ont qu'à bien se garer.

Depuis le blocus de Bab-El-Oued, ce n'est pas à l'QA.S. que la guerre est déclarée, mais à la population. Il faut qu'elle paie son idéal, sa fidélité, son courage quotidien, mais surtout qu'elle paie son existence. Si les Français d'Algérie n'existaient pas, il n'y aurait pas de problème. Pas de problème pour M. de Gaulle qui aurait déjà tout largué en se lavant les mains ; pas de problème pour le métropolitain qui pourrait digérer en paix, sans trembler, en lisant dans son journal les méfaits de l'OA.S.; pas de problème pour le garde mobile qui met d'autant plus de rage à accomplir sa mission qu'il est peut-être moins fier de lui

Ce désir de brimer la population existe jusque dans les moindres détails.

Ce matin, entre 10 et 12 heures, on a « ramassé » au hasard les hommes jeunes qui passaient dans le boulevard Saint-Saëns ou le boulevard du Télemly. On les a emmenés dans les locaux de la police pour « vérification d'identité ». Cela leur permettra de passer une nuit inconfortable tandis que leurs familles seront dans l'angoisse. On en prend deux cents pour en garder dix, peu importe la souffrance des innocents.

MERCREDI 25 AVRIL 1962

Nos voisins du troisième sont bouleversés. Leur fils (dix-huit ans) a été embarqué rue Michelet dans un camion de l'armée, et dirigé sur le camp de Béni-Messous. Fourrière nouveau style, les camions descendaient lentement la rue et les patrouilles les remplissaient d’hommes de tous ages pris sur les trottoirs.

JEUDI 26 AVRIL 1962

J’apprends que les gardes mobiles viennent de faire une rafle de tous les jeunes gens qui passaient. Ces opérations se font à l’improviste dans divers quartiers.

Cet après-midi, je voulais me rendre place de la Poste, c’est impossible.

Une Automitrailleuse stationne au carrefour de la rue Edith Cavell et de la rue Michelet. Des soldats arpentent les trottoirs, arme braquée vers les façades. Je devais aller rue Michelet, j'y renonce. ...

Il y a, paraît-il, beaucoup de monde rue Michelet. En début d'après-midi on pouvait encore passer à pied. Pourtant, des personnes photographiant les fleurs ont été molestées par le service d'ordre. Depuis ce matin, les fleurs s'étalent sur la façade de la banque devant laquelle tant de malheureux ont été tués. Les gerbes sont si nombreuses qu'elles ont été accrochées jusqu'au troisième étage. J'aimerais y aller, mais je suis sans courage à la pensée de revoir les canons des armes dirigées sur les passants. L'émotion est encore trop «récente, pourrai-je l'oublier ?...

Aujourd'hui, rue Bab-Azoun, les commerçants qui ont encore le courage d'y ouvrir leur magasin, ont pu assister à un curieux spectacle : six soldats français, les bras en l'air, fouillés consciencieusement par les civils du F.L.N.

VENDREDI 27 AVRIL 1962

Hier soir, à 18 heures, les C.R.S. ont enlevé les fleurs de la banque.
Arrivés avec un camion ils ont chargé celles du trottoir. Ne pouvant atteindre les autres accrochées aux balcons, ils ont téléphoné au directeur de la banque pour faire ouvrir la porte. Celui-ci a répondu qu'on ne pouvait accéder aux étages par l'intérieur. Des travaux de réfection sont en cours, il n'y a pas d'escalier. Il est donc préférable d'enlever les fleurs de l'extérieur. Les C.R.S., n'étant pas de cet avis, ont fracturé la porte de la banque. Le directeur en l'apprenant porte plainte pour effraction.

Ce matin, grève des P. et T. et des banques pour protester contre la disparition de certains membres du personnel.
...
|Le fils de nos voisins est rentré cet après-midi. Il raconte :

« On nous a arrêtés rue Michelet et emmenés sans explications au camp de Béni-Messous. Nous avons présenté notre carte d'identité qu'ils ont gardée, On nous a répartis dans des cabanes où nous avons trouvé des couvertures et des paillasses extrêmement plates bourrées de punaises. Il y avait avec moi des hommes de tous les âges, un infirme, et même un gosse de treize ans pris avec son père. Nous n'avons presque pas dormi de la nuit. Le lendemain, la Croix-Rouge est venue apporter des vivres, des jeux de cartes et des cigarettes. La journée s'est étirée sans qu'officiellement on nous dise quoi que ce soit. Vendredi matin, après une autre mauvaise nuit, nous avons répondu à l'appel. Ensuite, nous avons nettoyé et rangé les baraques en attendant un autre passage de la Croix-Rouge. Ces visites nous étaient d’un grand réconfort. L’après-midi, on nous a appelés pour nous rendre nos papiers et sans autres explication des camions nous ont ramenés jusqu’à El-Biar. »

Il paraît que ces rafles permettent la constitution d’un fichier.

(on voit là l’emprunt des Foccart, Ponchardier et Lemarchand, responsables des barbouzes à de gaulle.)

MERCREDI 2 MAIS 1962

Les dockers ont arrêté une camionnette conduite par des Européens qui, par malchance, passaient là, et les ont égorgés.

Mon mari est allé inspecter le chantier d'El-Affroun.
Pourvu qu'il ne soit pas arrêté par des barrages F.L.N. !

Un monsieur nous racontait hier qu'ils lui avaient déchiré tous ses papiers parce qu'il n'avait pas dix mille francs sur lui pour payer son « passage ». Il estimait s'en être tiré à bon compte, tout en étant très ennuyé. Il y en a tant d'autres qui sont enlevés ou même assassinés sur place...

JEUDI 3 MAI 1962

L'entrepreneur qui travaille au chantier de la d'El-Affroun téléphone à mon mari. Des civils F.L.N. sont venus en fin de matinée donner l'ordre aux ouvriers de cesser le travail. Ils ont obéi immédiatement. Il s'agit de la construction d'un poste d'interconnexion électrique.
Cela dénote l'anarchie qui règne, l'autorité est à qui la prend par la force.

II paraît qu'il y a eu aussi des règlements de compte dans la Casbah entre F.L.N. et M.N.A. On dit que la fusillade d'avant-hier chemin Picard et l'auto piégée d'hier sont le fait du M.N.A.

Un ami de l'Arba nous apprend que toute une famille a été enlevée sur la route en allant à Baraki (vingt kilomètres d'Alger); deux agents de police ont également disparu mais on n'en parle pas.

VENDREDI 4 MAI 1962

Belcourt est interdit depuis ce matin dans le style Bab-el-Oued, on ne sait pour combien de temps.

MERCREDI 9 MAI 1962

Depuis hier, soixante rues sont interdites au stationnement automobile. La circulation est très compliquée.

Les S... ont fermé leur magasin rue Bab-Azoun ainsi que les quelques commerçants courageux qui tenaient encore.

Avant hier soir, des musulmans excités sont descendus de la Casbah. Ils ont lynché à mort un ouvrier européen qui passait square Bresson et malmené un jeune ménage. C'est alors que les commerçants ont baissé leur rideau pour ne plus le rouvrir. La rue est vide, gardée par la troupe. Quelle tristesse pour ceux qui ont connu les heures prospères de ce quartier populeux et vivant !
Depuis plusieurs jours les enlèvements se multiplient. Le F.L.N. prend même des enfants dont on voit ensuite la photographie dans le journal pour les « recherches dans l'intérêt des familles ». On retrouve de temps en temps un cadavre exsangue.

Il paraît qu'on saigne à blanc ces malheureux pour des transfusions pratiquées dans de mystérieux hôpitaux de la Casbah. C'est tellement horrible qu'on a peine à le croire.

Les pharmaciens sont en grève aujourd'hui car deux d'entre eux ont été enlevés ce matin.

JEUDI 10 MAI 1962

Le quartier du haut de la rue Michelet est toujours bouclé.
Un véhicule roule sur le boulevard. II est rempli de jeunes qui passent les bras par les fenêtres et tapent joyeusement « Al-gé-rie Fran-çaise ». Ils se rendent dans un service civil quelconque. Depuis quelques temps les jeunes étudiants se dévouent sur le marché, dans les fermes ou les services de la voirie pour tenter de conserver un aspect normal à notre vie.

Nous apprenons que les gardes mobiles les ont stoppés au Palais d'Eté et ont dirigé sur le camp de Béni-Messous ceux qui avaient plus de dix-huit ans.

Une jeune femme et son enfant ont été enlevés près de la gare de l'Agaha. On parle aussi de quatre enfants à EI-Biar et d'un jeune couple en haut des escaliers qui montent au boulevard Galliéni. Ces nouvelles avivent une angoisse dont il est difficile de se libérer.

De la fenêtre, je vois des lueurs rouges au loin sur le bord de l'eau. Ce sont des voitures qui brûlent à la décharge publique près de la route Moutonnière, Elles stationnaient dans les rues interdites, l'intervention des forces de l'ordre fut rapide et efficace...

DIMANCHE 13 MAI 1962

Triste anniversaire. Le temps est à l'unisson, il fait gris et frais.
Peu de circulation. La journée ne se prête guère aux sorties à la plage et des craintes diverses retiennent les Algérois chez eux. Il paraît qu'il y a eu soixante enlèvements dans la semaine. D'autre part on craint les rafles du service d'ordre.

Même lorsqu'on n'a rien à se reprocher, la perspective de coucher à Benî-Messous n'est pas agréable.

Hier, au Rocher Noir, on a pris des mesures en vue de détruire l'O.A.S, et de réduire la résistance des Européens. Des milices musulmanes vont être armées, quinze mille hommes de la force locale implantés en ville, et dans les commissariats il y aura des gardes mobiles assistés de policiers musulmans. Ces mesures avivent l'inquiétude au moment où on retire aux Européens l'autorisation de posséder des armes même déclarées.

LUNDI 14 MAI 1962

Dans un appartement de la rue Michelet, deux enfants de six et trois ans ont été égorgés. La bonne indigène de leurs parents a disparu. A-t-elle commis elle-même cet horrible forfait, ou a-t-elle été complice du meurtrier ? Elle a en tout cas profité de l'absence de leur mère partie, en confiance, faire des courses. Au retour, elle a trouvé la porte ouverte et les deux petits cadavres dans la salle de bain. Combien de fois n'ai-je pas moi-même laissé les miens à Zorah! C'est abominable.

Le couvre-feu est instauré à 19 heures. Les commandos F.L.N, ont attaqué les Européens en divers points de la ville. A Dîar-Es-Saada, ils ont mitraillé un groupe d'enfants qui jouaient dans la cour. Les deux de ce matin ne suffisaient sans doute pas.

VENDREDI 18 MAI 1962

Mme S... est bouleversée. Ce matin elle a téléphoné à deux personnes qu'elle connaît depuis plus de trente ans. Ce sont deux fragiles petites vieilles qui ont près de soixante-quinze ans. Leur père était le médecin des parents de Mme S... Elles sont nées ici rue Jules-Ferry (parallèle à la rue Bab-Azoun) et y ont toujours vécu. Peu fortunées, elles ne sont allées en métropole que deux ou trois fois dans leur vie. Une voix d'homme répond avec l'accent arabe : « Les demoiselles sont à Hydra » et donne le numéro de téléphone. Mme S... appelle Hydra. L'une d'elles répond, les larmes dans la voix :

«Nous sommes réfugiées chez notre nièce. Des musulmans nous ont expulsées, sans nous laisser rien emporter. Nous avons tout perdu. Nous ne pouvons parler au téléphone, mais si nous nous revoyons je vous raconterai tout. Notre nièce va nous amener en métropole dans un asile de vieillards

Pauvres femmes, qui ne peuvent même pas terminer leur vie en paix !
Les Européens aidés par l'armée, déménagent de la rue Bab-Azoun. Les magasins fermés depuis plus de huit jours commencent d'être pillés.

SAMEDI 19 MAI 1962

Mlle B…m’apprend que les jeunes détenus à Camp du Maréchal sont gardés par les soldats musulmans de la force locale. Son frère doit être libéré cet après-midi. Elle est joyeuse mais ne sera réellement rassurée que lorsqu’il sera là.

MARDI 22 MAI 1962

Hier après-midi une patrouille a été attaquée à Haouch-Addah près d'Alger. Cet incident a permis de découvrir un charnier où gisaient treize corps horriblement mutilés. Parmi eux, celui du père d'une de mes élèves.
Parti hier matin comme à l'ordinaire, il n'est pas rentré à l'heure du déjeuner. Le corps était dans un tel état que sa femme n'a pas été autorisé à le voir à la morgue de l'hôpital. Aujourd'hui, avec sa fille, elles ont pris l'avion pour la métropole.
Je suis obsédée par l'image de l'enfant blonde, rieuse, dont les douze ans se chargent tout à coup de ce mort hideux qui incarne la dernière image de sa vie douillette et protégée. Que va faire d'elle ce choc inhumain ?

Les départs s'accélèrent. Les scènes sur les quais ou les pistes doivent être pénibles. La radio disait hier qu'une petite fille avait eu les jambes brisées dans une bousculade à l'embarquement sur le bateau. Ce n'est même pas la jungle, mais la panique abjecte.
Pourquoi n'en sommes-nous pas contaminés ? Manque d'imagination ? Les découvertes comme celles d'hier soir sont pourtant là pour nous rappeler aux réalités.
Fatigue extrême qui nous fait nous terrer où nous sommes et confier au destin le soin de choisir pour nous ?
Espoir fou d'un miracle qui redonnera un sens normal à notre vie ?
Ou conscience que l'on ne respecte pas une coquille vide ?...

L'idée du risque que nous courons avec les enfants me fait frémir d'angoisse.
Franceline, étudiante en deuxième année de médecine qui fait son stage à Mustapha,]me dit que les médecins lui ont interdit l'entrée de la morgue. « Nous n'avons jamais vu de pareilles horreurs! » disent-ils. Pourtant, ils doivent être endurcis depuis longtemps.
Quel calvaire ont vécu ces pauvres hommes ! D'après l'état des deux rescapés, il y a tout lieu de penser qu'ils ont été mutilés vivants.

JEUDI 24 MAI 1962

Le général Salan a bénéficie des circonstances atténuantes et a donc été condamné à la détention perpétuelle. La surprise est grande ici. Cette nuit, vers minuit, ceux qui avaient veillé en attendant le verdict se sont précipités vers leur balcon pour scander « Algérie Française ». L'étonnement passé, on s'in terroge et on pense au général Jouhaud.

Sept corps de plus non identifiables, ont été retirés du charnier.

Un dominicain me disait hier que c'étaient quatre-vingts corps que l'on avait découverts sans toutefois en avouer le nombre. Tous les jours, six ou huit noms paraissent dans le journal sous le titre « Recherches ». Quelle angoisse pour ces familles qui, n'ayant pas de dépouille à ensevelir, penseront aux morts anonymes où se trouve peut-être le leur. Nous n'aurons pas de peine à choisir un « Pied Noir in connu » pour le futur mausolée à l'Algérie perdue.

Il paraît que vendredi le président Farès aurait rencontré le colonel Gardes dans un lieu très secret protégé par l'O.A.S. Farès lui-même a dit publiquement qu'il accepterait de consulter toutes les tendances, même l'O.A.S., pour rétablir la paix.

MARDI 29 MAI 1962

La radio annonce la découverte d’un nouveau charnier à Bouzardah contenant une dizaine de corps

SAMEDI 2 JUIN 1962

L'exode massif vers la métropole a achevé de nous démoraliser. La panique est contagieuse, elle force ceux qui voulaient rester à se poser d'épuisantes questions. Pourtant, les scènes lamentables qui se déroulent sur les lieux d'embarquement n'encouragent pas au départ. Des familles couchent sur l'aérodrome, attendent de longues heures sous le soleil, trimbalent de lourdes valises et traînent des gosses pleurnichant. Sur les quais, c'est pire, pour aboutir à l'inconfort d'un pont où une chaise longue se loue très cher.

Les cabines sont souvent réservées à des prioritaires, des familles de fonctionnaires, des C.R.S. et cela suscite bien des rancœurs. On parle des trafics honteux, cent nouveaux francs pour un passage (en plus du prix du billet bien entendu) et même de voitures laissées aux C.R.S. de garde pour un tour de faveur. Pour nous qui restons, c'est l'écœurement devant la panique qui s'étale et l'exploitation éhontée d'une triste situation.

Par la voie hiérarchique, on a demandé aux ingénieurs de l'E.G.A. leur position après l'autodétermination : quatre-vingts pour cent désirent être mutés en métropole si l'Algérie devient indépendante. Même pourcentage aux chemins de fer et dans l'enseignement, c'était prévisible depuis longtemps. Cette fuite éperdue de tous les Européens inquiète le gouvernement français et même le F.L.N. C'est une lourde menace pour l'avenir de l'Algérie économique, où l'asphyxie du commerce pèse déjà. Les magasins ferment les uns après les autres, même ceux d'alimentation. On parle d'arrêt des « Galeries de France » pour un congé exceptionnel. De nombreux magasins et des entreprises veulent ainsi libérer leur personnel entre le 13 juin et le 15 juillet.

DIMANCHE 3 JUIN 1962

Un ménage qui habite Belcourt a été expulsé par des musulmans, responsables F.L.N. en tête. Bien heureux d'avoir le droit d'emporter deux valises. La dame pleurait en racontant à Mme R... « Je les entendais se partager mes affaires alors que nous n'étions même pas en bas. Et ils se disputaient.., » Ces gens ne sont pas jeunes. Ils n'ont plus rien, et ont pris l'avion ce matin.

Je suis allée voir Mr F... à Saint-Eugène, Je lui racontais cette navrante histoire sans penser qu'elle fixait de douloureuses inquiétudes. « Nous risquons nous aussi dans quelques jours d'être à la rue, il n'y a plus que trois Européens par ici. Lorsque les musulmans verront ces maisons vides, ils s'y installeront sûrement et en même temps dans les autres. » Elle va mettre chez, moi une ou deux valises. Notre quartier semble à l'abri des risques de pillage, mais est-ce certain ? Bien des familles transportent ainsi des colis les uns chez les autres, avec l'espoir de sauver quelques objets qui leur sont chers.
Mlle T… me raconte que samedi à Bouzareah elle a vu des militaires pénétrer dans un appartement vide et prendre ce qui leur convenait. Ils étaient là pour assurer la protection d'un déménagement. Ils ont vu un appartement fermé de l'autre côté de la rue et sont allés se servir sans hésitation. C'est le logement d'un musulman. Mr T... et son père qui, de chez eux, assistaient à la scène, étaient indignés.

MARDI 5 JUIN 1962

Une émission « pirate » a annoncé ce soir que la trêve est prolongée de quarante-huit heures. Ce calme provisoire n'engendre pas l'optimisme. Les départs sont de plus en plus nombreux. On craint un regain de panique après le 15.
Un sous-lieutenant a été tué ce matin par des musulmans devant une villa de Beau-Fraisier. Après un bref combat, ses soldats ont pénétré dans la villa et ont trouvé deux cadavres tellement mutilés qu'il n'a pas été possible de reconnaître s'il s'agissait de musulmans ou d'européens. Nous sommes saturés d'horreurs et je comprends les gens qui fuient cette ambiance. Moi aussi je vais peut-être me décider tout coup.

MERCREDI 6 JUIN 1962

Un ami de l'Arba est venu nous voir cet après-midi. Le F.L.N. règne en maître là-bas, et fait maintenant inscrire la population pour voter. Les Européens sont presque tous partis. Entre l'Arba et Rovigo, à Roumili, se trouve un camp où le F.L.N. garde des personnes enlevées à Alger ou dans la région. Certaines sont torturées ou tuées, d'autres en ressortant sans aucun mal, et sans savoir pourquoi elles sont soumises à un régime plutôt qu'à un autre. Il est ahurissant de penser que ce camp existe (à environ vingt kilomètres d'Alger) et qu'on ne va pas délivrer les malheureux qui s'y trouvent. Un habitant de l'Arba, Robert A..., y a été amené il y a quelque temps. Il a été malmené puis oublié dans une geôle. Un matin ses gardiens s'apprêtaient à le pendre simplement. Deux gradés F.L.N. eux aussi originaires de l'Arba arrivent à ce moment-là. « Oh ! Robert, qu'est-ce que tu fais là ? Je ne sais pas. — Si tu n'es pas sur la liste, on va t'en sortir! » II n'était pas sur la liste fatale, ils l'ont reconduit eux-mêmes au village.

Nos vies sont suspendues à de bien faibles chances, ou de bien grands miracles.

MARDI 19 JUIN 1962
...
Nous sommes revenus à la banque ce matin. Quelques musulmans se risquent jusqu'à la place de la poste. On revoit aussi des fatmas dans notre quartier. Dans quelque temps ils reviendront tous chercher du travail. On se demande comment ils ont vécu jusqu'à maintenant. Quelques distributions de vivres dans leurs quartiers n'ont pas dû beaucoup améliorer leur vie. Ils trouveront bien des portes closes. Les premières beautés de l'indépendance risquent d'être amères.

L'Union Générale des Travailleurs Algériens annonce que les musulmans se présenteront à leur travail demain dans tous les secteurs.

VENDREDI 22 JUIN 1962

Nous décidons d'expédier trois malles contenant du linge et des couvertures. Mon mari les amène au port à 8 h. 30. Il obtient le numéro trente-neuf et rentre», à 18 h. 30, fourbu et dégoûté d'avoir encore une fois passé la journée debout sur le quai. Une femme lui a proposé pour quinze mille francs le ticket numéro huit, il a refusé. Des trafics éhontés s'organisent et vivent de la détresse morale qui conduit les Algérois en masse sur le port. On paie dix ou vingt mille francs le grutier qui embarque votre voiture avec un tour de faveur, dix mille francs de supplément une chaise longue sur les ponts d'un bateau... On se « débrouille » et la canaille en vit. Quel est le premier qui a accepté de verser une dîme ouvrant ainsi la voie à tous les abus ?

On imagine sans peine que, si personne ne payait, les départs auraient lieu quand même. Inversement, puisque d'autres le font, on s'aligne, pour ne plus attendre, pour fuir, pour ne plus voir ceux qui piétinent interminablement et ne peuvent pas choisir la solution facile. Ils patientent des heures sous le soleil, témoins impuissants et rageurs des resquilles en tous genres. Parfois, rendus furieux, ils crient et cognent à travers.
...
De nombreuses bonnes sont revenues, les ouvriers musulmans ont repris leur travail. Depuis hier, le couvre-feu est levé complètement. Une camionnette marquée « F.L.N. » en klaxonnant six brèves (Al-gé-rie Al-gé-rienne) a descendu hier la rue Michelet. Des slogans apparaissent sur les murs et sur les autobus : vive le peuple victorieux », Algérie Presse Service, agence du F.L.N. a diffusé ce matin son premier journal. A la télévision et à la radio, la campagne électorale est commencée. Musulmans et Européens se succèdent pour demander à la population de voter « oui » à l'indépendance.

Mon journal s'arrête deux jours avant mon départ. Une partie de ma vie s'est terminée lorsque, du bateau j'ai vu s'éloigner les maisons blanches qui bordent la baie, les arcades du boulevard du front de mer, les grands immeubles de mon quartier. J'ai voulu tout fixer une dernière fois avant que les lignes ne s'estompent dans le lointain. Sanglotante, je me suis effondrée contre le bastingage, le visage enfoui dans mes bras repliés. J'ai pleuré sans honte et sans retenue, comme cet autre jour, en mars, rue d'Isly, Je savais que je n'étais pas la seule à le faire et que ceux qui me regardaient avec un calme apparent, sombreraient comme moi, demain.

Je sais que mes enfants pourront s'adapter à de nouvelles conditions de vie. Pourtant, je m'inquiète pour eux des premiers contacts avec les groupes de gosses de leur âge, avec les nouveaux maîtres dont dépend leur avenir. Je crois que nous avons réussi à les préserver, parce que nous avons eu la chance que nos épreuves s'arrêtent aux limites de notre résistance.
Mais tous les autres ? Tous ces enfants témoins lucides et effarés de la décomposition de leur univers ? Ils ont vu éclater le cadre de leur vie : école fermée ou brûlée ; foyer démantelé ; parents, écrasés de fatigue, minés par le chagrin, épaves abandonnant leur rôle tutélaire. Avec la terrible lucidité de l'enfance, ils ont tout enregistré, à la fois mûris et désemparés. L'oreille encore pleine des derniers sifflements des balles sur les quais, ils ont trouvé, en métropole, l'ambiance déprimante des centres d'accueil, ou les interminables marches sur les trottoirs d'une ville inconnue, à la recherche d'un nouveau toit. Enfants blessés, que vont-ils devenir ? Seront-ils le chien galeux que l'on lapide avec la férocité de l'enfance, l'étranger dont on se méfie, ou le frère prodigue qu'on aime et guide sûrement, parce qu'il a trop souffert ?
...
Maintenant que les vies sont sauves, commence pour les mères une nouvelle attente. Que vont devenir nos enfants au cœur chargé de souvenirs trop lourds ? Tant de mots font un mal irrémédiable aux êtres fragiles et désaxés.

Saura-t-on les aider, les aimer ? Nous pensions en avoir fini avec l'angoisse. La voici qui renaît sous un nouveau visage : après avoir perdu notre pays, verrons-nous nos enfants dénaturer leur âme ?


Journal d’une Mère de Famille
Pied-Noir par Francine DESSAIGNE

Presses d’Emmanuel GREVIN & Fils
A LAGNY-SURMARNE, le 28-05-1963


 
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