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La mort
sous le guéridon.
Un article de Francis Attard dans une revue historia magazine en 1972 |
Il est 17 h 10 lorsque Djamila Bouazza fait volontairement tomber son mouchoir à la terrasse, vitrée en hiver, de la brasserie du Coq-Hardi, située rue CharlesPéguy, près du plateau des Glières. En se baissant pour le ramasser, la jeune fille glisse rapidement son " truc " sous le pied en fonte du guéridon sur lequel un garçon en veste blanche a déposé un coca-cola. D'un rapide coup d'oeil Djamila s'assure que personne n'a remarqué son geste parmi les consommateurs attablés comme elle à la terrasse. Son regard accroche successivement quelques hommes mûrs tout prêts à rendre hommage à son charme. Une dame en manteau noir, la cinquantaine distinguée, lui sourit... Si elle savait !
Après avoir ramassé sa monnaie, Djamila Bouazza se lève, sort et va se mêler aux passants de la rue Michelet. Le jour s'obscurcit. La nuit approche. Çà et là, des lumières s'allument dans les vitrines des magasins. En cette veille de dimanche, la foule élégante du quartier chic d'Alger s'efforce d'oublier qu'elle vit sur un baril de poudre.
A 17 h 24 très exactement, la première explosion fige les passants. Elle vient de l'Otomatic. Au premier étage, la cloison des toilettes a été soufflée par la bombe de Danièle Minne. Il y a de la fumée, des cris de panique, des bruits de tables et de chaises renversées. L'agent de police qui réglait la circulation au carrefour des rues Charras et Monge se précipite et écarte les curieux. Au même moment, quatre garçons couverts de poussière, les cheveux en bataille transportent une jeune fille qui gémit doucement. C'est Michèle Rervé, étudiante de vingt-trois ans, qui est grièvement blessée. On la place délicatement dans une voiture particulière qui fonce aussitôt vers l'hôpital, de Mustapha. En entendant son klaxon, on saura immédiatement, dans les autres quartiers d'AIger, qu'il vient de se passer quelque chose. Soutenues par leurs camarades, d'autres jeunes filles, moins atteintes mais couvertes de sang, quittent l'établissement dont tout le premier étage a été ravagé par
l'explosion.
La foule est là (…) quand la deuxième bombe fait trembler les murs de la Cafeteria. Alors, ce sont les mêmes hurlements de terreur, les mêmes cris de douleur, la même nausée devant le sang répandu, la même agitation. La police, qui est arrivée entre-temps, réquisitionne des voitures particulières pour évacuer les blessés car les ambulances ne sont pas assez nombreuses. Des enfants qui ont perdu leurs parents courent dans tous les sens en pleurant, butent sur des grandes personnes affolées elles
aussi. Le hurlement des sirènes d'ambulance
Au Coq-Hardi, les consommateurs de la terrasse sont sortis pour voir ce qui se passait plus haut. Ceux-là auront la vie sauve car, derrière eux, la belle terrasse ornée de plantes vertes saute à son tour dans un fracas épouvantable de vitres brisées. Les morceaux de verre et les éclats de fonte des tables pulvérisées par la bombe de Djamila Bouazza pénètrent dans les chairs, sectionnent les veines et les artères. C'est l'enfer. On patauge dans le sang. On voudrait se boucher les oreilles pour ne plus entendre les gémissements des blessés, les cris stridents des femmes en proie à une crise de nerfs, le hurlement des sirènes d'ambulance, le klaxon des voitures particulières chargées de victimes qui empruntent les sens interdits à tombeau ouvert pour gagner la clinique la plus
proche.
Devant ce massacre, cette vision d'épouvante, la foule algéroise, d'abord frappée de stupeur, réagit. Elle se cabre de colère. Elle gronde. Les injures à l'égard des terroristes, les cris de vengeance des hommes montent dans l'air, qui sent la poudre, la mort et le sang, (…) cette foule aveuglée de douleur, révoltée. (…) On se trouve dans un quartier 100 % européen. De plus, les rares musulmans, qui s'y trouvaient ont vite déguerpi. Il n'empêche qu'un jeune mécanicien de vingt-quatre ans sera battu à mort.
Son corps disloqué est abandonné dans le ruisseau. Il ressemble à un autre corps disloqué qui repose sur un tapis de débris de verre et de fonte à la terrasse du Coq-Hardi : celui de la dame à la cinquantaine distinguée qui, moins d'une demi-heure auparavant, souriait gentiment à Djamila
Bouazza.
Cinq morts en comptant le musulman lynché. Soixante blessés. Le bilan de cette nouvelle vague de bombes était lourd. Tel un acide, le sang innocent versé ce
jour-là élargira un peu plus le fossé entre les deux communautés. Un fossé qui allait devenir un gouffre où s'abimeraient à tout jamais, dans le sang et la peur, les illusions perdues et les espoirs
trahis.
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