LA GUERRE N'EST PAS FINIE |
La Cendre Et
La Braise
de
Gerard LEHMANN
Editions SDE
147-149, rue Saint Honoré 75001 Paris
Chapitre V
LA GUERRE N'EST PAS FINIE
P.211 à 215-
Vous
pouvez arracher l'homme au pays, mais vous ne pouvez arracher le pays du cœur
de l'homme.
John Dos Passos
Peut-on
enfin aujourd'hui, en cette fin 2003, approcher l'histoire de la guerre
d'Algérie comme on a traité la révolution de 1789 ou encore, plus récemment, la
période de Vichy et de l'occupation? Pouvait-on déjà, au lendemain de cette
guerre, tenter de l'écrire, comme tant l'ont fait, ou bien fallait-il attendre
dix, vingt, trente ans ? Est-ce assez de quarante ans? Avons-nous assez attendu?
À en
croire Pierre Goubert, rien n'est moins sûr:
« Ce
qu’on appelle « histoire immédiate » m'est toujours apparu, toute mode mise à
part, comme une collecte de documents ou comme du journalisme au mieux honnête.
»
II y a
évidemment la question des sources. Or dans ce domaine, si l’on doit attendre un
long temps pour pouvoir consulter les archives -
et la loi a encore prolongé les délais - en revanche, les témoins
disparaissent. Et avec les témoins risquent de disparaître aussi les archives,
documents personnels, correspondance etc., qu'ils ont pu constituer et que les
archives publiques ignorent.
Or les
Français ont le goût de l'histoire, la conscience historique est un fait de la
mentalité collective française bien plus affirmé que, par exemple, dans mon pays
d'adoption. Claude Sarraute nous le disait avec verve il y a vingt ans :
«
Intoxiqués par leur passé, en perpétuel état de manque, les Français sont
toqués, drogués d'histoire. Cette passion dévorante, enragée, a
pris depuis peu des proportions démesurées. C'est à peine si les marchands
d'images et de papier arrivent à suivre, à fournir à la demande. [...] Consultez
les programmes de la télé, vous serez renversés par des bataillons de récits
façon
Decaux,
de dossiers façon Jammot et de feuilletons façon Thibault [.,.]
(Le Monde 31-03-1983).
Les
historiens sonnent l'alarme:
« En
négligeant la formation du sens historique, on oublie que l'histoire est la
mémoire des peuples, l'enseignement forme des amnésiques.
(Régine Pernoud:
Pour
en finir avec le Moyen Age,
(p. 153)),
Et
Pierre Goubert conclut ainsi l'avant-propos de son
Initiation
à
l'histoire de la France:
«
[...] j'espère que ce bref ouvrage, rien moins qu'improvisé,
pourra contribuer à une reprise de connaissance et de conscience d'une Patrie
dont je m efforce de croire qu'elle n'est pas en train de perdre, avec ce qu'on
appelait hier
son âme, ce qui fut son esprit ».
(p. 11)
Sous la
plume d'un historien de la grande tradition de l’école des Annales,
l’enseignement de l'histoire se voit assigné une ambition qui dépasse largement
le simple cadre d'une discipline scientifique. Souvenons nous-en. Or cette
histoire qui s'affirme comme la mémoire des peuples, au-delà du passé implique
l'avenir. À qui est soucieux des causes de la Première guerre mondiale, je
conseille, à titre d'initiation et d'inspiration, de lire attentivement le
livre de géographie de 3e que mon grand-père, l'un de ces hussards
noirs de la Troisième République, utilisait dans ses classes. Fort bien, mais
l'esprit de la France est-il un ? Pierre Goubert rappelle que l'histoire
de la première révolution française divise, aujourd'hui encore, les Français.
Peut-être la contradiction se résout-elle si l’on pense que l'histoire retient
ce qui unit et oublie ce qui divise...
L'histoire, son écriture, sa vulgarisation, son exploitation servent donc une
mémoire collective; elle dégage des valeurs, elle est projective. Parler
aujourd'hui d'un comportement « citoyen », invoquer les « valeurs républicaines
», c'est assigner à l'histoire une fonction essentielle où se conjuguent science
et morale et d'où émerge un consensus. Sa pédagogie la rend sélective. En aval
elle forme une mémoire collective. Elle tend à unir, mais elle oublie également.
La
mémoire spécifique, ici celle, mutilée ou ignorée de la diaspora
qui rassemble ceux qui ont mis leur foi dans l'Algérie française,
n'oublie pas et frappe à la porte de l'histoire. A l'occasion de commémorations,
de la publication de livres, d'articles, de la production
d'émissions de télévision ou de films concernant la guerre d'Algérie, en dépit
de cette amnésie qui frappe la mémoire collective, en dépit de la sérénité
voulue ou de l'apparente indifférence, il suffit d'un souffle pour que s'avive
la braise sous la cendre.
Peut-on
écrire l'histoire dans ces conditions ? Il y a une dizaine d'années,
Benjamin Stora produit pour Antenne 2, une série télévisée de quatre
livraisons : Les années
algériennes.
La série
suscite assez de critiques pour que l'historien y réponde longuement (Vingtième
siècle, revue d'histoire, no. 33, janvier-mars 1992, pp 78-105). Il aborde
précisément, le problème de la relation de l'historien avec la
mémoire individuelle ((cinquante-huit interviews) :
«
[...] le geste de l'historien instituant la mémoire comme objet accomplit déjà,
en lui-même,
est déjà en lui-même, la tentative de toutes les tentatives de
recouvrement, d'ensevelissement de la mémoire réelle par les
récits officiels ou, plus habilement encore, par des mémoires de
substitution qui ne vivent que de l'occultation de l’essentiel »
La
valeur d'évocation de l'image et de la parole est une
«
contribution à récriture de l'histoire »;
c'est
fonder sur la pluralité des sens qui se dégagent de la pluralité des vécus, non
pas une vérité, mais des vérités. Restituer est alors instituer une pluralité.
Mais où est l'essentiel dont parle Benjamin Stora? Et où est
l'histoire? Gardons-nous d'établir une hiérarchie dans le couple
histoire-mémoire, où l'histoire irait à l'essentiel,
tandis que la mémoire aurait l'apanage du détail. Et que vaut la
mémoire réelle instituée par l'historien?
Enfin,
lorsque l'historien convoque, suscite des mémoires individuelles, celles-ci
n'ont de valeur, au niveau de la mémoire d'un groupe, que tant qu'elles la
confortent. Est-ce le cas pour Les années
algériennes?
Et puis
la mémoire n'a rien de statique, elle évolue, elle se construit
perpétuellement, elle dérange le bel ordonnancement dont rêve l'historien, met
en relief les faiblesses partisanes de l'histoire. La mémoire n'est jamais
donnée une fois pour toutes.
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Le problème des sources, lorsqu'il est question d'histoire
récente, bute
d'autre part sur la mise en évidence des documents qui fondent et
l'histoire et la mémoire: car ces sources ne sont pas ou difficilement
accessibles. En ce qui concerne la période 1954-1962, les archives militaires
du Château de Vincennes (Service Historique de l'Armée de
Terre, de Mer et de l'Air) sont (en partie seulement) d'un accès facile et
consultée par des chercheurs du monde entier.
Certaines
sont soumises à une autorisation préalable du ministère de la Défense. Le tout
fait que l'on a l'impression, quelle que soit l'importance de la masse des
archives, que l’on n'accède qu'à la partie émergée de l'iceberg.
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