Jean-François
REVEL
Pinochet a rendu un beaucoup plus grand service
à La gauche internationale qu'à la droite.
L'autre son de cloche me vient de mon ami de jeunesse, le professeur Henri
Sarles, l'illustre gastro-entérologue qui avait fait un procès en
diffamation à Brigitte Bardot, laquelle l'avait traité de « nazi
» parce que ses recherches médicales l'avaient amené à pratiquer la
vivisection sur des animaux. Sarles m'écrit une lettre à propos de La
Grande Parade. Et parmi les réserves qu'il formule, je cite celle-ci
:
« ...Vous parlez de Pinochet comme en parlent les gens dans le
vent, c'est-à-dire comme un des nombreux atroces dictateurs. Il se trouve que
j'ai été invité à faire une série de conférences au Chili au début de
sa dictature. J'avais encore une vieille foi de gauche. Je n'aimais pas
les dictatures et j'ai d'abord refusé comme j'avais refusé d'aller dans la
Grèce des Colonels, en Espagne après la guerre, ou, à deux reprises, en
URSS. Mon collègue chilien m'a alors écrit ;
"Venez et vous verrez que ce que l'on écrit est faux ou exagéré."
Après quelques difficultés avec Air France qui m'a illégalement, pour me
laisser partir, fait signer une décharge pour le cas où il m'arriverait
malheur dans ce "pays fasciste", j'ai trouvé un Santiago détruit
par les guérilleros d'Allende (de la faculté de médecine, il ne restait
que la carcasse en ciment, toutes les plantes, tous les arbres du jardin
botanique avaient été coupés).
Les trois à quatre cents gastro-entérologues que j'avais à enseigner (au
Chili, un mois d'enseignement postuniversitaire est obligatoire pour tout médecin),
de droite ou de gauche, se disaient sans difficultés avec la police.
Selon eux à la fin du règne d'Allende, il fallait des cartes pour obtenir
le pain quotidien (et la viande exceptionnellement) et les guérilleros
faisaient la loi dans la rue. Cette opinion était largement partagée par
l'homme de la rue avec qui je discutais la nuit aux "esquinas" où
les passants se rassemblent. J'ai fini par me demander si elle était vraie.
Comme le Chili a été par la suite un des pays qui se sont développés le
plus vite et le mieux, comme le peuple des faubourgs et des campagnes m'a paru
beaucoup moins malheureux que, par exemple, en Pologne communiste, que
j'ai bien connue ; comme Pinochet a lui-même rétabli la démocratie
après des élections honnêtes, je me suis demandé s'il était aussi mauvais
qu'on le disait et si le nombre de guérilleros morts après sa prise de
pouvoir plus de trois mille) n'était pas inférieur au nombre de paysans
que tuent chaque année les guérilleros marxistes ou maoïstes au Pérou, en
Bolivie, en Colombie etc. Ces vues divergentes demanderaient peut-être
une enquête actuellement réalisable."
Ce que je vais répondre à Sarles, c'est que la gauche avait
besoin de durcir son portrait de la dictature de Pinochet, au-delà de
la sévérité même qu'elle méritait à coup sûr, afin de se fabriquer
un monstre fasciste faisant contrepoids au communisme. Elle pouvait ainsi repousser
toute critique du communisme en alléguant un danger nazi beaucoup plus
grave et la nécessité de reconstituer un front antifasciste en s'alliant
avec les communistes.
Pinochet a rendu un beaucoup plus grand service à La gauche
internationale qu'à la droite.