Lettre à mes amis, français de France
(Recueilli dans le bulletin de l’Amicale BERGERET) |
"A quelques encablures de mes 70 ans, à un âge où les souvenirs
se déclinent plus aisément que les projets et après avoir épuisé mes capacités
de silence, je ressens le besoin d'éclairer un malentendu.
En 35 ans de
vie professionnelle, j'ai travaillé avec vous, milité avec vous, partagé
quelques succès et quelques épreuves, communié aux mêmes valeurs, au même
humanisme. J'ai bu à la coupe de ce bonheur de vivre en France, de s'étonner de
ses richesses, de se pénétrer des mêmes émotions, au point que j'avais fini par
oublier que j'étais né sur une autre rive, de parents venus d'ailleurs et de
grands-parents à l'accent impossible d'une Île de la Méditerranée.
Je m'étais cru
français comme vous et j'avais cru achevé ce travail de deuil commun à tous les
exilés du monde. Et puis, depuis quelques mois, des maisons d'éditions ont fait
pleuvoir témoignages et réflexions sur la guerre d'Algérie. Les chaînes de
télévision et les radios ont commenté les ouvrages et refait l'Histoire de 134
ans de présence française en Algérie.
Avec une
étonnante convergence de vues, la plupart ont révélé, sur cette période, une
vision singulièrement sinistre. J'ai revu l'histoire de ma patrie, l'Algérie
Française, travestie ou défigurée en quelques propositions caricaturales :
«La présence
de la France en Algérie fut de tout temps illégitime»
«Les français d'Algérie ont exploité les arabes et ont volé leurs terres»
«Les soldats français ont torturé des patriotes qui libéraient leur pays»
«Certains français ont eu raison d'aider les fellaghas à combattre l'armée
française et peuvent s'enorgueillir aujourd'hui d'avoir contribué à la
libération de l'Algérie»."
Alors, j'ai
compris que personne ne pouvait comprendre un pays et un peuple s'il n'avait
d'abord appris à l'aimer... et vous n'avez jamais aimé "notre Algérie"!
Alors, j'ai compris pourquoi vous changiez de conversation quand j'affirmais mon
origine "pied noir"; j'ai compris que l'exode arménien ou l'exode juif
vous avait touchés mais que notre exil vous avait laissés indifférents
J'ai compris pourquoi les maquisards qui se battaient pour libérer la France
envahie étaient des héros, mais pourquoi des officiers qui refusaient
d'abandonner ce morceau de France et les arabes entraînés à nos côtés, étaient
traités de putschistes.
J'ai compris
pourquoi des mots comme "colon" avaient été vidés de leur noblesse et
pourquoi, dans votre esprit et dans votre langage, la colonisation avait laissé
place au colonialisme.
Même des français de France comme vous, tués au combat, n'ont pas eu droit, dans
la mémoire collective, à la même évocation que les poilus ou les résistants,
parce qu'ils furent engagés dans une "sale guerre"! Sans doute, même si
leur sacrifice fut aussi noble et digne de mémoire, est-il plus facile de
célébrer des héros vainqueurs que des soldats morts pour rien. Dans un
manichéisme grotesque, tout ce qui avait contribué à défendre la France était
héroïque; tout ce qui avait contribué à conserver et à défendre notre pays pour
continuer à y vivre, était criminel... «Vérité en deçà de la Méditerranée;
erreur au-delà!"
Vous si
prolixes pour dénoncer les tortures et les exactions de l'armée française au
cours des dix dernières années, vous êtes devenus amnésiques sur les massacres
et les tortures infligés par les fellaghas à nos compatriotes européens et
musulmans. Vous ne trouvez rien à dire sur l’œuvre française en Algérie pendant
130 ans. Pas un livre, pas une émission de télévision ou de radio, rien! Les
fictions même s'affligent des mêmes clichés de français arrogants et de
musulmans opprimés.
Ce qui est singulier dans le débat sur l'Algérie et sur la guerre qui a marqué
la fin de la période française, c'est que ceux qui en parlent, en parlent en
étrangers comme d'une terre étrangère. Disséquer le cadavre de l'Algérie leur
est un exercice clinique que journalistes, commentateurs, et professeurs
d'université réalisent avec la froide indifférence de l'étranger.
Personne ne pense qu'un million de femmes et d'hommes n'ont connu et aimé que
cette terre où ils sont nés. Personne n'ose rappeler qu'ils ont été arrachés à
leur véritable patrie et déportés en exil sur une terre souvent inconnue et
souvent hostile... Quand certains intellectuels français se prévalent d'avoir
aidé le FLN, personne ne les accuse d'avoir armé les bras des égorgeurs de
français...
Cette terre vous brûle la mémoire et le cœur... ou plutôt la mauvaise conscience
d'avoir bradé, dans la débâcle et le gâchis l’œuvre de plusieurs générations de
français vous rend injustes, amnésiques, sélectifs dans vos évocations ou pire
falsificateurs!
Je n'ai pas
choisi de naître français sur une terre que mes maîtres français m'ont appris à
aimer comme un morceau de la France. Mais, même si" mon Algérie" n'est
plus, il est trop tard, aujourd'hui, pour que cette terre me devienne étrangère
et ne soit plus la terre de mes parents, ma patrie.
J'attends de vous amis français, que vous respectiez mon histoire même si vous
refusez qu'elle soit aussi votre histoire. Je n'attends de vous aucune
complaisance mais le respect d'une histoire dans la lumière de son époque et de
ses valeurs, dans la vérité de ses réalisations matérielles, intellectuelles et
humaines, dans la subtilité de ses relations sociales, dans la richesse et la
diversité de son oeuvre et de ses cultures.
J'attends que
vous respectiez la mémoire de tous ceux que j'ai laissé là-bas et dont la vie
fut faite de travail, d'abnégation et parfois même d'héroïsme. J'attends que
vous traitiez avec une égale dignité et une égale exigence d'objectivité et de
rigueur, un égal souci de vérité et de justice, l'histoire de la France d'en
deçà et d’au delà de la Méditerranée.
Alors, il me sera peut-être permis de mourir dans ce coin de France en m'y
sentant aussi chez moi ...
Enfin!"
G. B.
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