La mémoire maudite des barbouzes
p.235 245
Partie 1 |
La Cendre Et
La Braise
de Gérard
LEHMANN
Editions SDE
147-149, rue Saint Honoré 75001 Paris
La mémoire
maudite des barbouzes
Elle est
vraiment marginale, y compris dans l’ensemble des forces de l’ordre qui
tentait de faire respecter la politique gaulliste en Algérie dans cette
période extrêmement violente des années 60-62, mais elle
est significative des drames d'une mémoire: c'est pourquoi nous l'aborderons
brièvement.
On ne sait rien, par définition, des services secrets, mais ce cas est
particulier, car nous avons un témoignage de Lucien Bitterlin, qui fut
le chef du M.P.C., dans un ouvrage Nous étions tous des terroristes
— l'histoire des barbouzes contre l’O.A.S. (Paris, éd. Témoignage Chrétien
1983) avec une préface de Louis Terrenoire (La violence libératrice)
et une postface de Georges Montaron (Libres propos sur le
terrorisme). Dix ans plus tôt, l'ouvrage avait paru sous le titre
L'histoire des Barbouzes, (Paris, éd. Du Palais-Royal, 1973). On retrouve
dans la
«somme» du journaliste Yves Courrière, qui fut à l'époque un vrai
succès de librairie (Tome 4 de La
guerre d'Algérie, Les feux du désespoir,
Paris éd. Fayard 1973, pp. 485-536), de copieux
emprunts à l'autobiographie de Bitterlin. On pourra également se
reporter, à ce sujet précis, entre autres, à la livraison d'Esprit (novembre
1996) ou encore à Historia (n°. 424 bis). La plupart des ouvrages sur la
guerre d'Algérie s'arrêtent naturellement à ces organisations dont le
M.P.C. fut la moins officielle.
Sans
doute Lucien Bitterlin ne choisirait-il pas aujourd'hui, un peu plus de
trois ans après le 11 septembre 2001, le mot de terrorisme. S'il l'a fait, c'est
sans doute autant par goût de la provocation, comme il
le confesse dans son avant-propos, que par souci
éditorial de promotion commerciale, dont il ne dit rien. Quant au mot de
barbouze, il désigne généralement un agent secret téléguidé par
la police ou l'armée (espionnage et contre-espionnage). Derrière le mot et
l'image caricaturale, quelque peu ubuesque de bande dessinée genre Tintin,
dans une atmosphère de roman d'espionnage, (n'y a-t-il pas mélange des genres
pour des hommes comme Dominique Pontchardier et Georges Arnaud ?)
se profile la silhouette d'hommes de main agissant pour le compte d'un Etat,
sans respect des lois qui le régissent, mais agissant au nom de la raison
d'Etat. Le mot en lui-même a une connotation fortement négative et fut
couramment utilisé comme le rappelle Bitterlin lui-même, par les membres
de l'O.A.S., non seulement à propos du M.P.C., mais aussi à celui de services
plus officiels.
Or, ce qui est
fascinant dans l'attitude de l’auteur, c'est que, à partir du choix initial d'un
titre, elle révèle une complaisance quelque peu morbide, sinon teintée de
masochisme, dans l'acte de revendication d'une appellation dont l'adversaire
affuble ce groupe (quelques
dizaines d'hommes) de manière méprisante. On serait
tenté de rappeler le titre de l'ouvrage de Ernst von Salomon: Les
Réprouvés. La question qui se pose
alors est la suivante: quelle mémoire Bitterlin proclame-t-il, et comment
?
Alors que d'autres services spéciaux, ou les forces de gendarmerie mobile (La
Rouge),
dont
le souvenir haï par les pieds-noirs retient les noms de responsables comme
Debrosse et Katz (et Joseph Katz,
le
boucher d’Oran,
tentera de défendre son honneur, dans L'honneur d'un général, Oran 1962,
Paris, L'Harmattan 1993), renvoient, à la rigueur, à la défense de la légalité
républicaine et de l'ordre intérieur, et plus sûrement à un projet gaulliste,
l'entreprise de Lucien Bitterlin s'affirme comme totalement indépendante
d'une hiérarchie et d'une autorité officielle. Il précise notamment dans son
avertissement:
N'étaient pas barbouzes les fonctionnaires appartenant aux différents services
de police, renseignements généraux (R. G.), police judiciaire (PJ.),
ressortissants du ministère de l'Intérieur [...], pas davantage que les
fonctionnaires de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et de la
Sécurité militaire et pas davantage non plus que les agents du Service de
Documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) (p.
26-27).
Quant à la dénomination des Barbouzes,
payés
secrètement sur les de la Délégation Générale du gouvernement en Algérie par
l'intermédiaire d'une société commerciale fictive
(le seul lien avec un organisme officiel), elle s'applique exclusivement au
M.P.C. de Lucien Bitterlin : elles s:ont nées d'une simple initiative
privée, de quelques hommes qui refusaient la loi de l'O.A.S. et qui ont voulu
s'opposer par les armes au terrorisme des commandos Delta de Roger
Degueldre
(p. 25).
Louis Bitterlin
a soin de souligner que son action se réclame du gaullisme, qu'elle ressort du
terrorisme, ce que lui-même nomme le cycle de terreur, de haine et de mort
(p. 23), mais qu'elle est justifiée politiquement et moralement. D'où le
désespoir d'une non-reconnaissance dans plusieurs passages, l'impossibilité
d'accéder à une mémoire
au-delà d'une inscription éphémère dans l'Histoire.
Ce
désespoir est celui de ne pas avoir été reconnu, ne serait-ce qu'après coup, ni
par le pouvoir gaulliste, pour qui Bitterlin est la honte de la
famille ni par cette frange de la gauche qui aurait pu le
soutenir:
Un
intellectuel de gauche, pour lequel j’avais une certaine estime, l'écrivain
Daniel Guérin, dans son livre « Les assassins de Ben Barka
»,
traita notre action de «sordide entreprise» et écrivit en 1976 que
nous étions une «milice contre-terroriste composée de truands», de «
repris de justice », de « tueurs professionnels », de
«criminels endurcis»
(pp. 17-17).
L'écriture représente donc pour Bitterlin une tentative de justification
sur le plan politique et moral. On ne s'étonnera donc pas que la préface soit
écrite par un ancien ministre de De Gaulle (le plan politique) et la
postface par le directeur de Témoignage Chrétien (le plan moral), et de plus que
l'on retrouve en fin d'ouvrage le texte intégral de son audition dans le
rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les activités du
Service d'Action civique (1982) où Bitterlin semble trouver un
hommage à lui, rendu.
http://www.algerie-francaise.org/barbouzes/bitterlin.shtml
On y
joindra les déclarations du responsable F.L.N. du renseignement et de
l'information dans une émission télévisée (1972) sur l'utilité politique
du M.P.C. ainsi que celles de l'ancien chef de Cabinet de la Délégation
générale: nous n'avions pas a rougir des événements que nous avons vécus,
bien au contraire » (pp. 18-19).
Le
Délégué général lui-même, Jean Morin, aura l'occasion de déclarer à la
Commission:
Sans revenir sur le problème global de l'efficacité et tout en continuant à
penser que le résultat ne valait pas le sacrifice subi, je voudrais ajouter
que les membres du M.P.C. ont incontestablement servi d'abcès de fixation à
l’O.A.S., et qu’à ce titre, ils ont utilement participé à la lutte contre
celle-ci.
Au
bout du compte, Lucien Bitterlin se présente d'une part comme un
gaulliste de gauche soutenant la politique de dégagement de De Gaulle en
Algérie, et d'autre part comme le champion d'une future coopération entre
l'Algérie et la France.
La
stratégie du discours se heurte cependant à des contradictions. Nous l'avons vu,
Bitterlin revendique une orgueilleuse solitude dans son
action à la tête du M.P.C., prétention dont les
Foccard, Foyer et Frey et autres Joxe et Sanguinetti
du régime souriraient; mis à part un financement
gouvernemental occulte, l'organisation est
seule dans son action, ce qui lui donne d'une part une dimension héroïque, face
à l'O.A.S. en général et aux commandos Delta
de Roger Degueldre en particulier, et d'autre part évite de mouiller
les différents services gouvernementaux, des durs du gaullisme,
auxquels il convient de joindre le S.A.C. (ancien service d'ordre du R.P.F. dont
certains éléments sont restés jusqu'au bout
fidèles à l'idéal de l'Algérie française). Ces services ne voudraient pas voir
leur image ternie par un rapport quelconque avec des actions en
marge de la légalité républicaine, même au nom d'une
certaine légitimité. Pour Frey, les
barbouzes sont un mythe. Si c'est le cas, Frey en est un autre !
Deux
points retiennent l'attention à la lecture de Nous étions des barbouzes.
Le premier est que Bitterlin entretenait tout de même des relations très
suivies avec différents services gouvernementaux, le second est qu'il ne pouvait
pas vraiment compter sur leur sympathie active, et qu'il en fait l'amère
observation à plusieurs reprises. Bitterlin nomme entre autres
Gauteret et son adjoint Nivos (R.G.), le colonel André de la
S.M.,
chargé de la liaison avec la Brigade rouge du
commissaire Grassien, et il mentionne que la
S.M. lui prête deux hommes: II faut dire que cet
énorme Turc de père Amar est assez terrifiant et que son fils avec sa
tronche en lame de couteau n'est pas très rassurant (p. 123).
Il indique qu'à l'occasion d'une visite à Paris où il rencontre Dominique
Pontchardier (lequel est l'inventeur du terme de barbouze), il a le loisir
de compléter le recrutement du M.P.C. Il a
aussi l'occasion de rencontrer Lemarchand, lequel sera plus tard célèbre
pour sa complicité active dans l'enlèvement, la torture et l'assassinat de
Mehdi Ben Barka, le chef de l'opposition marocaine réfugié en France. Il
sera également reçu par Jean Morin (pp. 129-131) qu'il aura l'occasion de
retrouver à Rocher Noir non loin d'Alger (p. 149). Il est de même évident qu'un
membre dirigeant du M.P.C., Jacques Dauer,
fait la liaison avec Louis Joxe (ministre des Affaires algériennes), que
Roger Frey soutient Pontchardier et que Morin et Michel
Hacq (PJ.)
approuvaient les services que rendait le M.P.C. sur le plan politique et du
renseignement (p. 181). Ils sont donc
parfaitement tenus au courant. Ce dernier,
directeur de la P.J., est évoqué comme un collaborateur assidu du M.P.C.
Cette collaboration concerne des opérations (p. 191-2), dont l’une qui échouera
lamentablement. L'École de police de Hussein-Dey (cantonnement de la
gendarmerie) fournit des armes (p. 212). Et Morin finance.
La
solitude de Lucien Bitterlin est donc relative: le détail du récit
infirme les affirmations de l'introduction. Et le M.P.C. est loin de représenter
la totalité de la troupe des barbouzes alors en exercice en Algérie.
En
outre, le M.P.C. tire des informations des Européens libéraux et surtout des
nationalistes algériens, c'est-à-dire en réalité du F.L.N. (p. 67). On
pourra d'ailleurs s'étonner de le voir préciser plus loin:
La
plupart de nos militants arabes sont nationalistes.
Mais si nous ne les utilisons pas, ils rejoindront la rébellion
(p.
105), comme si l’auteur cherchait dans la
communauté musulmane une tendance analogue à celle que
le M.PC. prétend incarner. Nous y trouvons le cheikh Zekiri interrogeant
un suspect (pp. 166 et 177), lequel cheikh semble jouer un rôle aussi obscur
qu'important selon Bitterlin (p. 188); nous n'en saurons pas plus. Le
F.L.N. (willaya 4, zone 6) demandera au M.P.C., comme gage d'une
éventuelle collaboration la fourniture d'armes (p. 229) et propose des
renseignements sur l'O.A.S. (p. 229). Les choses se corsent lorsque la collusion
avec le M.P.C. est malencontreusement révélée lors d'un accrochage entre l'Armée
française et le F.L.N. : Marcel Hongrois, collaborateur de Bitterlin,
aurait livré des armes à la rébellion
(p. 24l). Bitterlin cite le chef de
l'Etat:
Qui ne sait que plus tard, pour s’informer de ce que tramaient en Algérie et en
Métropole les organisations subversives, le service d'ordre a employé des
éléments clandestins
(p. 287).
On
aura compris que la déclaration est un euphémisme: selon Bitterlin
lui-même, les barbouzes ne se sont pas contentées de faire du
renseignement.
Elles
ont vraiment torturé, tué, collaboré avec le F.L.N.
et travaillé avec des truands (et pas seulement à Alger, mais aussi à Oran, où
elles furent copieusement massacrées ; pas seulement en Algérie mais aussi en
France) Qu'on se rappelle l'enlèvement d'un ingénieur des usines Berliet enlevé
par un groupe de dix-sept Vietnamiens (suivant Bitterlin, le M.P.C. en
utilisait un grand nombre). Son appartement sera perquisitionné et vidé d'objets
de valeur; on le retrouvera mort, cousu dans un sac empli de chaux vive
dans la région d'Orléansville, domaine d'action de la barbouze Sist de sinistre
mémoire (voir à ce sujet Alex Nicol : La bataille de l'O.A.S. Les
sept couleurs, Paris 1962). Et pas seulement le M.P.C. : Bitterlin doit
partager la propriété de la marque déposée avec la S. M. et quelques
autres organismes ayant pignon sur rue... L'ouvrage R. G. de Jacques
Hastricht écrit en collaboration avec Fabrizzio Calvi (Calmann-Lévy,
Paris 1992) est édifiant. R.G. et D.S.T. forment à Paris un groupe, le Bureau de
Liaison (B.D.L.), dont le financement est assuré par des fonds secrets du
ministère de l'Intérieur constitué par des prises de guerre sur le F.L.N. et
l'O.A.S., le tout avec la bénédiction discrète du gouvernement au niveau du
Premier ministre (Debré) :
Aucune
loi, aucun décret, pas le moindre arrêté ou ordre écrit n’atteste la création du
B.D.L. Une instruction orale donnée par le ministre aux directeurs des R. G. et
de la D.S.T. tient lieu d'acte de naissance
(p.
21)
Quand il évoque des officines de renseignement, ou bien De Gaulle
euphémise, ou bien il est mal informé. La première hypothèse est plus
vraisemblable mais n'exclut pas la seconde. En tous cas, les barbouzes
n'auront pas seulement travaillé en Algérie, mais aussi en Métropole et même
dans d'autres pays européens, dont l'Allemagne (avec
l'enlèvement
du colonel Argoud) et ils ne se sont pas contentés de faire
du renseignement. Quant à Hastricht, il précise
que le B.D.L. a été actif en Italie.
De
toute manière, l'organigramme établit par Bitterlin établit clairement
l’existence de rapports entre différents ministres, Debré lui-même,
alors Premier ministre, et le M.P.C. La nature de ces rapports est
précisée dans plusieurs passages de l'ouvrage.
Partie 2
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