Je me
souviens……BENI- SAF
Partie 1
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Par Paul
Giudici
J’y suis né en 1934. J’y ai passé mon enfance
jusqu’à 11 ans. Puis, sur une période qui s’étend jusqu’à l’âge
de 22ans, où j’ai étudié à Oran et Alger, je n’y venais que pour les
petites et grandes vacances.
Quand on arrivait d’Oran, via Aïn-Témouchent, on y rentrait généralement
par la nationale. Celle-ci zigzaguait, à plat, jusqu’au panneau « BENI-SAF
».
C’est là que se tenaient, souvent et par habitude, deux gendarmes ayant
pour mission de contrôler les automobilistes. Je me souviens de l’un d’eux,
nommé Picard, pas toujours très « clair », que l’on appréhendait
de trouver sur sa route tellement il était « vache ».
Sur la droite, un peu en hauteur, la cave Vincent. J’ignore si à mon
époque elle était utilisée. A gauche, la décharge municipale communément
appelée « Casica millan ». C’est là, qu’enfants, on allait
récupérer les roues de vieilles poussettes ou vieux vélos pour en faire des
cerceaux, guidés par un gros fil de fer façonné en U à l’une de
ses extrémités. Ces cerceaux qu’il fallait rouler, sans les faire tomber,
sur la route, les trottoirs ,la rigole, rivalisant d’adresse sur des tracés
de plus en plus difficiles .
On cherchait aussi, dans cette décharge, des boutons
métalliques de treillis américains ( les soldats avaient campé durant
quelques mois sur les terrains de la gare désaffectée). On les ouvrait pour
en extraire des plaquettes rondes en métal, du diamètre de la pièce
actuelle de 1 ct , qu’on mettait en jeu comme aux billes dans un cercle, le «
rollo » , et que l’on visait avec des billes. Quand à l’intérieur
du bouton on découvrait une plaquette carrée, un défaut de fabrication sans
doute, c’était une « rare » qui valait 10 ou 20 rondes.
A
partir du panneau signalétique on amorçait une descente, qui, sur un fond de
vallon menait à la mer par la rue de Témouchent, dénommée officiellement
Avenue Jean Jaurès.
Au début, à gauche, les vestiges d’un stade de foot, tracé
perpendiculairement à la route, non clôturé, avec, dans le fond, un petit
bâtiment, les vestiaires, sur lequel on pouvait lire les initiales
C S B S, probablement Club Sportif Beni- Safien. Je n’ai jamais
vu de match officiel sur ce terrain mais les gamins y jouaient souvent.
Il faut préciser que cette petite ville, qui devait sa
renommée à l’exploitation de Minerai de Fer et à la possession d’une
importante flottille de pêche (chalutiers et lamparos) dont les apports se
plaçaient au premier rang de ceux du Département, était construite à flan
de colline. D’où des rues concentriques qui n’étaient accessibles en
véhicule que par leurs extrémités, les deux plus hautes échouaient sur une
falaise. Pour les joindre à pieds elles étaient traversées par plusieurs
séries d’escaliers.
On pénétrait dans l’agglomération
proprement dite en passant sous un pont métallique qui supportait les rails
du petit train à wagonnets utilisé par la Cie des Mines Mokta el Hadid
pour transporter son minerai jusqu’au port.
A droite après le pont, une rue en pente montait vers les écoles, l’église,
le quartier du « Filtre », dénommé ainsi en raison de la présence des
installations de filtrage des eaux potables. C’est dans cette rue que se
déroulaient les courses de « carrico roulement » : Il s’agissait d’un
chariot composé d’une planche, sous la partie arrière un essieu fixe en
bois avec un roulement à billes à chaque extrémité, à l’avant une
planchette transversale axée sur un boulon et équipée d’un gros roulement
à billes au centre. Les courses pouvaient se dérouler individuellement ou
par équipes mais elles étaient souvent épiques ! Il arrivait bien des fois
que le carrico se renverse, et malheur à celui qui le pilotait.
Dans
l’avenue Jean Jaurès, après le pont, la première maison sur la gauche
était celle des Navaro avec , au rez-de-chaussée, leur garage de
Mécanique Générale. Puis un terrain nu , suivi de quelques maisons
occupées, d’après ce dont je me souviens, par les Vidal, fabriquant
de barils et un menuisier arabe dont le nom m’échappe, d’autres maisons
et une petite rue en pente, que je n’ai jamais connue goudronnée,
descendant vers le quartier du « village Carton » (en réalité Carteaux)
A droite, face au garage Navaro, d’abord la colline sur laquelle s’appuyait
la route vers l’église. Un peu plus bas la maison de la famille Gil,
propriétaire de chalutier ,une série d’escaliers, puis la maison des Guirao
, des Ambrosino,…des escaliers , le domicile d’un transporteur
arabe, Zénati, d’autres domiciles, le commerce d’épicerie en gros
des Cohen et encore des escaliers.
Poursuivant sur ce côté de rue, on avait Melka
qui fut commissaire de police, un dentiste arabe, Touffik, une
épicerie tenue tout d’abord par Escobar, puis Carabouche et
qui a fini par fermer. Et toujours des escaliers. De suite après, un
ferblantier arabe dans une étroite boutique.
A l’époque où Mendes France a fait consommer
du lait dans les écoles pour absorber la surproduction française, les
élèves devaient s’y rendre munis d’un récipient. Eh bien ce ferblantier
eut l’idée de confectionner des gobelets avec anse, d’un coût modique,
en partant de boîtes de lait condensé vides. Tous les gamins que je
connaissais lui en ont acheté.
Après cet artisan, se trouvait la bourrellerie Martin,
puis l’épicerie Vidal transformée plus tard par le fils aîné en
boutique de chaussures pour la marque Bata (« pas un pas sans »…).
Une autre épicerie celle d’Aznar, fermée aussi après quelques
années. La seule et unique banque du village, la Compagnie Algérienne où j’ai
connu successivement deux directeurs, Calmels et Martinez, et
les employés Ali, un arabe, et Vincent Sanchez. La
quincaillerie Giudici suivait. Ensuite une double maison basse habitée
par Ranéa, copropriétaire avec Labouze du cinéma local, et Hernandez,
marin pêcheur.
Après de nouveaux escaliers, Touati marchand de
vêtements qui précédait un bar dont j’ai oublié le nom du patron. Au
dessus habitaient les Boteilla et Mateu. Ici la rue tournait à
angle droit sur la gauche, j’y reviendrai.
Je retourne plus haut dans l’avenue Jean Jaurès pour
la redescendre après le carrefour menant au Village Carton. On y trouvait un
long bâtiment où logeaient un médecin espagnol, aux diplômes non reconnus
en France mais qui exerçait malgré tout, une épicerie, Benguigui je
pense, qui n’est pas restée ouverte très longtemps. Habitait aussi par là
Davaud le secrétaire de mairie. Là encore la série d’escaliers qu’on
trouvait en face. Puis l’école communale Pierre Brossolette, la
maison Albert Mazella, l’épicerie Sakoun, la famille Farugia,
des escaliers.
L’habitation Benguigui, boucher , le
ferblantier Darmon surnommé « Fatigué » qui se disait
toujours l’être et qui, selon la rumeur, ne travaillait pas beaucoup.
Pourtant on le voyait souvent déambuler avec sa caisse à outils métallique
pendue à l’épaule au bout d’une sangle et son immuable pipe à la bouche,
sous une épaisse moustache. La maison Bulan ,lequel Bulan me
semble avoir tenu , sur place, une horlogerie, et dont le fils a été
instituteur. A côté, les Sakoun dont l’épicerie était ouverte
plus haut. Je me rappelle très fort madame Sakoun, elle embrassait la
religion juive qui interdit de toucher au feu le samedi, jour du Sabah.
Pour palier cet inconvénient et pour pouvoir réchauffer ses repas préparés
la veille, elle faisait souvent appel à moi et me demandait d’allumer son
réchaud à pétrole . Enfant à l’époque, je me posais un tas de question
relatives à son incapacité d’utiliser les allumettes.
Suivait la boulangerie Granado ; le four en
sous-sol avait une bouche d’aération sur le mur de la boutique et on l’entendait
ronfler la nuit , en été, lorsque les portes des chambres étaient ouvertes
pour laisser entrer la fraîcheur . Puis la famille Balaguer et un
grand immeuble abritant, de bas en haut, les Boronat, Pastor Gabriel,
et Garcia Directeur des transports d’autocars Ruffié dont les
bureaux se situaient sous l’immeuble. La société, rachetée plus tard par
les Chemin de Fer Algériens s’est appelée T R C F A .
Dans ses dépendances logeait son employé arabe nommé Cartouche
chargé de la manutention des colis, le chargement des valises sur la galerie
des bus, de l’entretien des locaux. Il jouait souvent, pendant ses temps
libres, avec ses copains, sur un terre plein adjacent, à un jeu d’argent : «
Cara o Cruz » (Pile ou Face). D’autres fois ces gars-là harcelaient un
pauvre arabe, intellectuellement attardé, appelé Bario , qui passait
ses journées à tracer des cercles sur place en marchant d’un air hébété.
C’était un SDF .
A partir de là, la rue Témouchent n’avait plus de
maisons sur sa gauche laquelle était occupée par le marché couvert. Grand
bâtiment à un étage sous lequel on trouvait la caserne des pompiers et le
Commissariat de police. Juste avant on tournait en épingle à cheveux sur l’avenue
Jules Guesde qui menait au village Carton en passant devant la Poste, le four Granado,
le magasin de matériaux Dahan et l’atelier d’un arabe qui louait
et réparait les vélos.
Il nous est arrivé, maintes fois, de lui en louer, et
partir avec, accomplir ensemble un grand tour consistant à quitter le village
par le bas, en direction de Tlemcen sur la Nationale, quitter celle-ci
plusieurs kilomètres plus loin au lieu dit La Platrière, remonter en passant
devant les fermes des Griffe, Delmas et Derocles pour
rejoindre la route Aïn Témouchent - Béni Saf. Revenir ensuite chez nous en
laissant sur la droite Sidi- Safi, petite agglomération faisant partie de la
commune.
D’autres fois, en septembre, saison des oranges, on
allait seulement à la Tafna , chez Baret. Cet exploitant possédait
une vaste orangeraie, de Thomsons succulentes, dont on se gavait jusqu’à
plus soif. Mais on n’en ramenait pas à la maison…
Face aux vélos, le Stade de Basket .Son équipe était
notre Fierté, entraînée par Pastor (inspecteur de police ) .composée
des joueurs comme Louis Prats (parti par la suite à Villeurbanne) Toinou
et Joseph Belmonte, Martinez Lucien et son frère, Doukali
et Soudani, Ali et Bobo, tous quatre arabes , Lashcar
et d’autres que je m’excuse d’oublier. Elle a été plusieurs fois
Championne d’Oranie et d’Algérie.
Ce stade n’avait pas de clôture à l’origine, puis
on en a construit une, pendant la guerre où les matériaux manquaient, en
parpaings de terre glaise et de paille .Cela n’a pas tenu longtemps, juste
de quoi attendre la fin des évènements pour pouvoir les remplacer par de
vrais aglos en ciment. Les vestiaires se trouvaient sous l’école communale
de l’avenue J.Jaurès, juste contre le Cours Professionnel formant des
menuisiers. A cet emplacement et avant travaux, la Mairie garait le corbillard
de la ville, charrette noire à quatre roues tirée par un cheval.
Au
village Carton je me souviens de Molla, transporteur, et surtout du «
cabrero » et son troupeau de chèvres. Celui-ci fut d’ailleurs, une
année, décimé par une inondation. Derrière le stade, Llierman ,
forgeron, et le mécanicien Fernandez, dit Cavalina, mécanicien
auto, successeur de Brotonès.
Si l’on reprend la rue J Jaurès sur son côté droit,
après qu’elle ait tourné à gauche, on rencontre le cordonnier arabe Dib,
un Café Maure où on allait déguster le thé entre copains, et l’Ecurie. C’était
une cour en terre battue avec une partie abritée au fond, une remise à
chevaux, qui accueillait entre autres les paysans arabes, avec ânes ou mulets,
arrivés le samedi pour le marché hebdomadaire du dimanche .Puis la
menuiserie Chouraqui remplacée par la suite par un Bain Maure. Un
couloir au bout duquel habitait un arabe, peut-être Kabyle, connu sous le nom
de Georgeot, célébrité locale, au crâne rasé comme un caillou,
patron d’un taxi. Il ouvrit plus tard la première auto-école de la
commune. Un coiffeur, l’épicerie Castellon fermée aussi par la
suite.
A propos de Castellon, quand l’aîné des deux
fils s’est marié, la noce s’était installée pour dîner et faire la
fête derrière chez moi, pratiquement contre ma chambre, ce qui me valut d’être
bercé toute la nuit par le refrain que je vous rapporte textuellement.
« Sé la roto..roto la caséro..o la.. Castellon..Castellon ..Castellon ! »
Chacun traduira.
Plus loin, la boulangerie Ruiz Félix, et une
grande brasserie devant la quelle se tenaient soit un vendeur de Calentica
, flan à la farine de pois chiches présenté sur une tôle et découpé avec
un couteau de peintre ( !), en rectangles plus ou moins conséquents en
fonction de la somme dont disposait le client, soit un Vendeur de brochettes (exclusivement
composées de foie, de cœur et peut-être de rate)
Sur le trottoir d’en face s’installait, en été le
marchand de glaces et « aoua limone » avec sa petite charrette
aménagée en conséquence et son bourricot. Il délivrait ses glaces entre
deux gaufrettes rectangulaires. Ici aussi l’épaisseur de glace variait avec
le prix.
Après la brasserie, le bureau d’un Ecrivain Public
arabe et encore une épicerie. Je l’ai toujours connue en activité celle-la.
Perchée au bout d’une dizaine de marches elle était tenue par un arabe et
on avait pour habitude de dire : « vas chez le petit arabe acheter… »
il était connu pour ses prix raisonnables.
La rue tournait encore à gauche pour arriver à la
brasserie Bouana et au coiffeur Melka situés sous le logement
du Maire Gabriel Gonzalez. Encore une série d’escaliers au milieu
desquels débouchaient la boulangerie Fernandez et le dépôt de gaz
Butane de Garèse.
A partir de là on empruntait soit la rue
de la marine descendant vers le port ou on grimpait, à droite, la rue de la
Paix. A l’angle des deux rues, l’hôtel Robert.
La rue de la Paix , avec le magasin Vidal et Manéga sur sa droite,
menait tout droit sur le kiosque à essence Esso ,tenu par Mateu,
jouxtant le Monument aux Morts. A droite du Monument, la rue de la Mairie,
comme son nom l’indique, menait vers la Mairie. Sur sa façade trônaient
les Armoiries de la Ville.
Face
au Monument, la rue de la République : le cœur du village. Le mot correspond
bien à la réalité car on l’arpentait tous les soirs, « on faisait le
boulevard » selon le terme consacré pour draguer les filles et lier des
amourettes. C’était aussi la principale rue commerçante.
Sans distinguer côté droit ou gauche, s’y trouvaient
les magasins suivants : les hôtels Nizoli et Tusso, face à
face ; le photographe Moreno ; l’horloger Pagès ; le tailleur
Vidal ; une quincaillerie ; le bureau de tabacs et souvenirs de Charles,
qui nous revendait ,pendant la guerre, des cigarettes américaines que les
petits arabes lui fournissaient après les avoir soutirées aux militaires et
matelots de passage dans le port où leur bateau faisait le plein de minerai.
L’épicerie Lashkar, face à celle de Coco
Bel Œil (je ne connais que son surnom). Il avait un œil en verre et, on
racontait partout qu’un jour, en se penchant au-dessus d’un sac de légumes
secs, comme cela se faisait à cette époque, son œil en verre est tombé
dans les pois chiches…L’histoire ne dit pas s’il l’a retrouvé.
A gauche une petite rue en cul de sac, pas très longue,
où je ne connaissais personne, rue Pélissier je crois. La boucherie Benguigui,
la librairie-presse et tabacs Francis Garcia, le tailleur Achache,
et des escaliers abritant le cabinet du Docteur Touati et le domicile
des Fernandez-Cavalina.
Par ailleurs la boutique Bensoussan, marchand de
tissus, le domicile de Labouze, copropriétaire du cinéma, une ruelle
parallèle à la rue de la République débouchant rue Clauzel. Le magasin Drai,
liquoriste, une grande brasserie tenue par les Garcia, je pense.
Le principal marchand de chaussures du pays, Charbit,
à l’enseigne « Pied Mignon » qui lui avait donné son surnom, on l’appelait
Piedmigon et non pas Charbit. Plus tard, après qu’il
se soit retiré des affaires, s’ouvrit dans ce local la pharmacie Daho,
fille du Caïd de Guiard. Suivait le cinéma REX, puis la pâtisserie -confiseries
de Chimili (J’ignore si c’était son vrai nom ou bien un surnom),
la plus ancienne pharmacie du village, appartenant à un arabe, Rahal,
et un bureau de tabacs tenu par Mme veuve Belmonte.
De nouveaux escaliers par lesquels on accédait aux
installations estivales du cinéma, en plein air, et une brasserie avec une
vaste terrasse. A côté , un fabriquant de glaces et de limonade, du «
Gazouze » comme disaient les arabes. Encore une boutique, celle de Soriano,
pièces détachées et articles de pêche, je crois.
Très connue, la boulangerie Réquéna. On
rencontrait souvent cet homme conduisant sa carriole, juché sur un haut
chargement de sarments de vignes dont il s’approvisionnait dans la campagne
pour alimenter son four. A côté un marchand de tissus, Benhamou, et puis
Marie Pérez, mercière.
Ici la rue de la République tournait à droite pour s’envoler
vers le haut du village ,les écoles, l’église.
Mais après le virage il y avait un café, la droguerie Labouze
(homonyme), l’épicerie demi-gros- détail des frères Benkimoun.
Plus loin le docteur Benoliel face à la famille Sicsic et aussi
un bar.
La rue de la République, à son point le plus haut,
rejoignait la route sur laquelle, à l’entrée de la ville , se déroulaient
les courses de « Carricos », et qui passait devant la bâtisse des Mazzela
(Cousins du précédent). Il en partait, à droite, un chemin caillouteux
bordé de palmiers menant au Dispensaire. Construit à l’origine par la Cie
Mokta pour soigner son personnel, il jouait le rôle d’infirmerie et de
cabinet médical, mais il accueillait tous les citoyens.
Y exerçait le docteur Pons-Léchar, grand bonhomme barbu très
compétent, resté longtemps seul médecin de l’agglomération. Lui succéda
le Dr Caroi .Tous deux étaient secondés par le même infirmier, un
arabe, discret mais efficace.
Partie 2
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