JE NE REGRETTE RIEN
Par Pierre SERGENT
Chez Fayard |
LES
BARRICADES ET LA LÉGION ÉTRANGÈRE
PARTIE 1
EXTRAITS
P.337
à 346
II était près de minuit, le
22 Janvier 1960, lorsque toutes les compagnies du 1er R. E. P.
furent mises en alerte immédiate par le P. C. « Paulette ». Comme
d'habitude, les ordres étaient laconiques. II ne s'agissait pas d'une mise en
place pour une opération classique, mais d'un départ possible pour Zéralda,
Ce qui se passait à Alger, personne
au régiment ne le savait au juste. On ne connaissait la situation que dans ses
grandes lignes, la tension qui ne cessait d'augmenter, I’exaspération de la
population européenne. A cette époque, les cadres du R. E. P. suivaient
révolution des évènements d'aussi près que leur existence nomade le permettait.
Depuis six mois, un certain nombre de faits étaient venus jeter un trouble
croissant dans leurs esprits. Le décalage entre la situation militaire sur le
terrain et la situation politique ne faisait que s'accentuer. Tandis que la
pacification gagnait du terrain et que le plan Challe se développait avec
succès, les réticences du gouvernement, c’est-à-dire du général
De
Gaulle, concernant l’intégration de l’Algérie
à la métropole ne faisaient
que croître. C’était sensible. C'était
visible. Cela allait devenir choquant.
Déjà, il était
évident que les reformes entreprises par le gouvernement de Paris et son
administration n'avaient pas
l'ampleur
que les cadres militaires souhaitaient.
Ils attendaient
une révolution, on leur servait une évolution, des reformes à la petite semaine.
L'armée avait l’impression que quelqu'un lui « cassait le travail». Elle
s'en ouvrit hiérarchiquement jusqu'au sommet et les réponses à ses questions lui
parvinrent le 30 août 1960. Elles lui étaient apportées par le chef de l’Etat en
personne qui, grand amateur d'ambiance, choisit leur terrain d'opération pour
s'adresser en soldat à ses soldats. La scène se déroula à
Tizi-Hibel
où tout ce qui commandait quelque
chose en Kabylie avait été
convoqué. Le chef de l’Etat descendit d’un hélicoptère, suivi du colonel de
Bonneval,
ancien de Dufour à Saint-Cyr. Les deux hommes eurent un aparté :
« Qu'est-ce que c’est que
cette histoire d’autodétermination ? »
demanda Dufour.
Bonneval sembla gêné.
«
Les
nécessités de la politique Internationale,
répondit-il.
— Ne vous foutez pas de moi! s'écria Dufour. Vous
savez bien que
votre patron se moque éperdument de l'opinion des autres
»
La discussion s'arrêta là. Les
officiers se dirigèrent vers uni salle de classe. Challe fit
signe au colonel Cousteau qui commandait le 1er régiment de
chasseurs-parachutistes et au patron du 1er R.E.P. :
« Les commandants de secteur vont
faire leur topo. Ensuite tous les deux, vous direz comment vous travaillez. »
Les exposés des commandants de
secteur furent en général anodins. Dufour prit enfin la parole. II dit
ses résultats et ses espoirs, montra que le régiment ne trouvait plus devant lui
que quelques brigands éperdus. Puis fixant De Gaulle droit dans
les yeux, il conclut en ces termes :
« Chaque matin, dans
chaque village, nous envoyons les couleurs. La population n’est en aucune façon
contrainte d’assister à la cérémonie. Il se trouve qu’elle est présente.
L’officier ou le sous-officier qui commande fait un petit discours sur les
évènements. Et toujours, il termine sur cette phrase que j’ai imposée :
« Je vous
rappelle, au nom du général De Gaulle, Président de la république, que
vous êtes
des Français à part entière. »
-- Très bien, Dufour ! déclara
le chef de l’Etat. Vous faite de l’excellent travail. Continuez ! »
Quand Challe eut brossé un
tableau d’ensemble de la situation, De Gaulle prit la parole :
« Ce que j’ai entendu et vu ici, au
cours de cette inspection, me donne pleine satisfaction. Je tiens à vous le
dire. »
Apres les fleurs, ce fut la
péroraison.
Le ton était solennel. L’œil un peu
glauque du général s’était allumé. Il parcourait la foret de bérets et de
casquettes qu’il dominait. Un courant passa. Les paroles qui allaient suivre
seraient des paroles graves :
« Vous êtes l’armée de la France.
Vous n’existez que par elle, à cause d’elle, pour elle et à son service. C’est
votre raison d’être, Vous devez être cohérents, agissant et disciplinés. Chacun
a des responsabilités à son échelon. Celui que je suis, à mon échelon, doit être
obéi pour que la France vive. Je suis
sur que
c'est ce que vous
faites et je vous en remercie, Messieurs. Vive la France! »
II n'avait fallu que quelques
secondes à De Gaulle pour annuler tout le reste de son beau discours. Ces
dernières phrases contenaient une sourde menace qui laissait présager des
orages. Elles étaient insolites, car rien, jusque-là, ne pouvait laisser
paraître une opposition de l’armée au gouvernement né du 13 mai. C'était pour
les prononcer que De Gaulle était venu là. Rien que pour elles.
Les officiers étaient venus chercher
un apaisement à leur inquiétude: le général leur apportait un trouble encore
plus grand. Quelque chose se préparait dans l'ombre. Quelque chose que
n'approuverait pas l’armée d'Algérie. Ces phrases
sibyllines, bien dans la manière du général, auraient une lourde part de
responsabilités dans la suite des évènements.
Le premier orage éclata quinze jours
plus tard, le 16 septembre 1959, sous la forme du discours radiotélévisé
du chef de l’Etat sur l’autodétermination.
Pour un homme comme le commandant de
Saint-Marc qui était à l’état-major de Challe, quelque chose était
brisé. Sa confiance en De Gaulle était morte,
comme était morte son espérance en l’avenir. II avait le sentiment que sa
carrière militaire ne serait qu'une perpétuelle défaite, qu'un perpétuel abus de
confiance. C'est alors qu'il accepta la proposition d'un de ses anciens
compagnons de Buchenwald. II quitta l’armée pour entrer à la Compagnie générale
d'électricité et de Radio. Un Saint-Marc abandonnant son uniforme par
découragement, n'était-ce pas un signe?
A cet orage politique, succédèrent
des averses presque quotidiennes. II y eut les mutations successives des
généraux du 13 mai. On apprit que le temps de séjour des officiers en
Algérie serait limité et l’on vit affecter d'office en métropole des hommes
comme le commandant Morin qui souhaitait ardemment rester avec l’armée
combattante. On parla aussi de plus en plus du rôle européen de l’armée
française, de sa modernisation, laissant entendre que la guerre d'Algérie
n'était pas sa mission essentielle.
Et puis, il y eut le second orage qui
prit sur-le-champ une allure politique: la mutation par mesure disciplinaire du
général Massu, à la suite de déclarations intempestives, nettement
opposées à la politique algérienne du général De Gaulle. Le commandant du
corps d'armée d'Alger les avait faites dans des conditions particulièrement
troubles au journaliste allemand Kempski, chef des reportages de la
Suddeutsche Zeitung, ancien parachutiste qui avait sauté en Crète en 1941.
La nouvelle se répandit, le 22 Janvier, dans toute l’Algérie. C'était un
évènement. Une bombe.
A 4 heures du matin, le samedi 23
janvier 1959, le 1er R. E. P. reçut l’ordre de faire
mouvement sur sa base arrière de Zéralda.
Comme il ne pouvait abandonner à leur sort les populations kabyles qu'il
contrôlait depuis de longs mois, chaque compagnie laissa sur place un élément
susceptible d'assurer une présence en attendant une relève. Le mouvement
commença à 4 h 30. En fin d'après-midi, le régiment était regroupé au camp de
Zéralda.
Regroupé mais consigné. Car les nouvelles étaient alarmantes. On racontait
qu'une grève générale, plus ou moins spontanée, avait paralysé Alger durant
toute la journée de samedi. Le mot d ordre
avait couru dès qu'avait été annoncée la mutation de Massu.
Revenir à Zéralda,
pour les cadres du R. E. P., c'était avant tout retrouver leurs familles.
Après une si longue absence, leur préoccupation majeure dans la soirée du 23
janvier fut de s'adonner aux délices de la vie bourgeoise qui commençaient par
un bon bain et se terminaient, selon l'expression même du « Comité d'accueil »,
par des nuits d'ivresse. Cependant, la nuit d'ivresse fut fortement écourtée. A
2 heures du matin, un planton apporta un message au colonel : le régiment devait
se trouver en bas du boulevard Gallieni, à proximité du palais d'Été, le
dimanche 24 à 4 h 30 du matin. La mission du R. E. P. était simple :
s'installer aux deux carrefours que forme la rue Franklin-Roosevelt avec
le boulevard Gallieni d'une part, et le boulevard du Télemly
d'autre part, et arrêter les colonnes de manifestants qui chercheraient à gagner
le centre de la ville.
Il faisait frisquet. La plupart des
légionnaires-parachutistes avaient mis leur « moumoute », veste molletonnée qui
était faîte pour être portée sous la tenue camouflée et qui leur donnait des
cages thoraciques impressionnantes. Quand les premières lueurs montèrent à
l'est, les petits réchauds à alcool solidifié firent leur apparition sur les
trottoirs. Les hommes du R. E. P. étaient en opération. En attendant la
suite des évènements, rien n'aurait pu les empêcher de boire un jus bouillant.
Cette matinée dominicale fut
merveilleuse. La ville s'éveillait lentement sous le soleil. Étendue au bord de
la mer, elle donnait une impression de langueur. Il fallait baisser les yeux
vers les murs pour se souvenir de la fièvre qu'elle couvait. La courbe de sa
température s'inscrivait en graffiti : « Vive Massu ! », « Vive Salan!
», « Tous Français
de Dunkerque à Tamanrasset!
», « Vive Soustelle! », « A bas de Gaulle!
»... Des papillons multicolores rappelaient les réunions qu'avaient tenues
Georges Bidault le mois précédent. Il aurait suffi de relever les
inscriptions qui couvraient les murs d'Alger pour écrire l'histoire des
dernières années.
Jusqu'à 8 h 30, il ne se passa rien. Quelques habitants circulaient, surpris de
tomber sur les parachutistes, puis heureux de retrouver « leurs » Bérets verts.
Beaucoup venaient demander des nouvelles d'Un tel ou s'informer des dernières
opérations. Les légionnaires posaient des questions d'un autre ordre :
«
Que se
passe-t-il? Des manifestations sont-elles prévues?
Qu'allez-vous faire? »
Et
les rumeurs commençaient à circuler :
« Lagaillarde
s'est enfermé hier soir dans les Facultés avec des hommes et des armes... Il
veut que le gouvernement déclare solennellement que l'Algérie restera française.
Il aurait juré de ne pas quitter les Facultés avant ça... »
Le ciel clair et lumineux s'anima :
un petit avion de tourisme surgissait au-dessus des toits, larguant des milliers
de pétales blancs qui virevoltaient. L'appareil fit plusieurs cercles au-dessus
de la ville, puis le bruit caractéristique d'une patrouille de chasse se fit
entendre et le petit avion disparut.
Les cadres du régiment n'étaient pas
mécontents d'apprendre grâce aux tracts venus du ciel que les civils voulaient
manifester en faveur de leur ancien chef. Toutefois, les rumeurs concernant
Lagaillarde les inquiétaient. Ils connaissaient le bouillant député d'Alger
et se méfiaient de ses initiatives, toujours courageuses, mais parfois peu
réfléchies.
A 10 h 30,
aucun mouvement particulier n'avait été signalé aux deux carrefours contrôlés
par le R. E. P. Les habitants des banlieues devaient se diriger vers le centre
de la ville par d'autres itinéraires. Le régiment reçut l'ordre de descendre la
rue Franklin-Roosevelt jusqu'à la rue Michelet et de s'arrêter à
la hauteur du parc de Galland. Il resta là plusieurs heures, très loin du
centre de la cité où l'on disait que la foule était massée. C'était,
semblait-il, une manifestation semblable à toutes celles qu'Alger avait connues.
La population criait une fois de plus son désir et sa volonté de rester
française.
A 17 h 30,
un nouvel ordre parvint à Dufour par radio : aller en véhicule par le
boulevard du Télemly
jusqu'au carrefour du boulevard Saint-Saëns,
puis descendre à pied ce boulevard en repoussant les manifestants. C'était un
ordre clair.
« Quand vous serez arrivés en bas du
boulevard Saint-Saëns
— c'est-à-dire à proximité du Tunnel des Facultés
—, vous vous arrêterez. Vous reprendrez liaison avec le P. C. de la D. P. et
vous recevrez le top pour continuer votre mission. »
Repousser les manifestants vers le cœur de la ville où ils étaient déjà si
nombreux était une idée surprenante, mais un ordre se discute-t-il? Dix minutes
plus tard, les légionnaires-parachutistes arrivaient en haut du boulevard
Saint-Saëns.
« Tant qu'il n'y a pas de
manifestants devant nous,
dit Dufour, nous resterons dans les véhicules
et roulerons lentement. Ensuite, nous verrons bien. »
Jeep du colonel en tête, la colonne
de camions descendit alors le boulevard. Elle s'arrêta devant le consulat des
États-Unis.
Avant de donner l’ordre de débarquer, puisqu'il n'y avait encore aucun
manifestant devant le R. E. P. Dufour voulait avoir des éclaircissements
sur ce qui se passait au centre de la ville et sur la situation à laquelle il
aurait à faire face. Il était 18 h 10. La réponse arriva d'elle-même, sous une
forme tout à fait inattendue !
Ça tirait !
Oui, ça tirait au cœur d'Alger. Et les légionnaires pour lesquels les bruits des
rafales et des explosions étaient familières se regardèrent, éberlués. Jamais
ils n'auraient imaginé qu'on en arriverait là. Ils ne savaient pas exactement ce
qui se passait, mais ils avaient trop l'habitude des armes et du combat pour ne
pas comprendre que l'accrochage était sérieux.
« Moteur en route,
cria Dufour. En avant!
»
A deux cents mètres du Tunnel des
Facultés, des civils se jetèrent au-devant de la jeep du colonel que les camions
de la 1re compagnie suivaient de près. Ils donnaient les signes de
l’affolement le plus complet. Ils couraient et gesticulaient.
« Ils ont tiré !
hurlaient les uns. Ils les ont tués
! Il y a beaucoup
de morts et de blessés. Venez vite!
Venez vite!
— N'y allez pas! Ils vont vous
tirer dessus, criaient les autres. Regardez!
»
Et ils montraient du doigt des hommes
en armes qui circulaient sur la terrasse des Facultés qui domine le boulevard.
« J'y vais »,
dit le colonel.
Puis s'adressant au capitaine
Forissier, médecin et au commandant de la 1re compagnie :
« Docteur, suivez-moi avec une
ambulance. La 1re compagnie nous donnera une section d'escorte. »
La section du lieutenant Favreau fut désignée et la petite colonne
s'engouffra sous le Tunnel. Quand elle déboucha sur l'avenue Pasteur, au
pied des grands escaliers qui mènent au Forum, c'était le carnage. Les gendarmes
et les Algérois se tiraient les uns sur les autres avec rage. L'arrivée soudaine
des paras en bérets verts sur la principale ligne de feu provoqua un choc. Les
rafales s'arrêtèrent brusquement. Il y eut encore quelques coups isolés, puis le
feu cessa.
«
Favreau, ordonna
Dufour, étendez votre
section le long de l'avenue! »
Le médecin et les infirmiers du R.
E. P. s'occupaient déjà des blessés. Le colonel fit demander par radio au P.
C. de la 10ème D.P. toutes les ambulances disponibles. Puis il donna l’ordre à
la 1ere compagnie de le rejoindre sur le Plateau des Glières.
Il était 18 h 40.
L'atmosphère était dramatique. A la panique succédait la stupeur. Comment en
était-on arrivé à
s'entretuer entre Français ?
Quelque chose d'incroyable s'était passé, quelque chose d'irréversible entre ces
forces gouvernementales qui représentaient la France et cette foule qui se
voulait française. Mais la stupeur ne dura pas longtemps. Elle fit bientôt place
à la haine. Se ressaisissant rapidement, les plus déchaînés des manifestants
tendirent le poing en hurlant à la mort en direction des immeubles dans lesquels
s'étaient réfugiés les gendarmes mobiles.
Colonne par un, son capitaine en
tête, la 1re compagnie se hâtait de tendre un cordon sur le trottoir
du boulevard Laferrière.
Un colonel de gendarmerie, grand et massif, se démenait pour tenter de regrouper
ses hommes. C'était le colonel Debrosse.
Le képi sous le bras, pour ne pas trop se faire remarquer, il se dirigea
vers Dufour :
« Vous n'étiez pas à l'heure,
dit-il. Vous deviez me couvrir sur ma droite.
— Navré
de vous contredire,
répliqua le commandant du 1er R. E.P., j'ai
strictement exécuté les
ordres reçus. Il n'a jamais été question d'heure ferme. Et pour la couverture,
vous repasserez.
—
J'ai des morts et des
blessés.
— J'en
suis profondément touché. Cette affaire est stupide. On n'attaque pas des
civils français comme des ennemis.
— Moi,
j'ai exécuté
les ordres.
— Je m'en doute, mais celui
qui les a donnés
est un imbécile et sans doute un criminel.
— Ce
sont les civils qui ont tiré
les premiers.
— Possible, Je n'ai aucun élément
pour juger.»
Malgré cette altercation, Dufour
accepta de faire intervenir son régiment pour dégager les gendarmes bloqués
dans divers immeubles, notamment au numéro 65 de la rue d'Isly, au
journal Le Bled et à la Grande
Poste. Rue d'Isly, il fallut
s'y reprendre à plusieurs fois pour faire sortir les gendarmes, tant la colère
des Algérois était intense.
A
20 h 30, le calme était
revenu aux abords du Plateau des Glières
et des barricades tenues par les insurgés. Pour calmer les esprits, Dufour
demanda que les gendarmes mobiles soient regroupés rue Berthezène,
au-dessus du monument aux morts. Le 1er R. E. P. prit position du
Tunnel des Facultés jusqu'à la Grande Poste, tout le long de l'avenue Pasteur
et du boulevard Laferrière.
D'un côté, il était en liaison avec les gendarmes de Debrosse, de l'autre
avec le 1er R. C. P. de Broizat. Une fois de plus, à
Alger comme à Guelma, il était au cœur du dispositif, en première
ligne. Face à la grande barricade de la rue Charles Péguy
et du P. C. de Joseph Ortiz, il recevait la mission la plus délicate :
isoler du reste de la ville le Plateau des Glières,
cette place si chère aux Algérois. Très vite, le régiment allait devenir le
pivot, puis l'arbitre de la situation.
Pour éviter le retour d'incidents
sanglants, certains officiers du R. E. P. avaient pris contact avec les
insurgés et leurs chefs. D'un commun accord, ils avaient décidé de donner à tous
leurs hommes l'ordre de ne pas approvisionner leurs armes, le moindre coup de
feu involontaire pouvant provoquer un nouveau drame. A 23 h 15, la porte
du P. C. du R. E. P. s'ouvrit sur un inconnu. Son entrée fit cesser les
conversations des quelques officiers qui se trouvaient là. Cet inconnu portait
la tenue de général et son képi s'ornait de quatre étoiles.
« Fixe! ordonna le commandant
Verguet.
— Qui est-ce ? murmura un capitaine
en poussant son coude dans les côtes de son voisin.
— Inconnu... Il ne s'est pas
présenté! »
Ce général était le nouveau
commandant du corps d'armée d'Alger, Crépin,
le remplaçant de Massu. Il n'avait pas l'air bien redoutable, mais le
fait d'avoir été mis en place par De Gaulle ne le rendait pas
particulièrement sympathique.
Par la fenêtre du P. C. qui dominait
le Plateau des Glières,
les officiers regardaient ce tableau insolite et bouleversant. Derrière la
barrière de pavés qu'ils avaient accumulés, les insurgés se chauffaient aux feux
qu'ils avaient allumés. Les flammes lançaient des lueurs qui s'accrochaient aux
canons des armes, aux boucles des ceinturons, aux morceaux de vitres brisées.
Émouvant bivouac installé au centre d'une cité. Une image de guerre civile.
Derrière les barricades, les hommes étaient anxieux. Peu habitués à la vie
militaire, ils étaient impressionnés par la nuit, par le vacarme soudain que
faisait un camion qui se déplaçait, par le claquement de la culasse d'une arme
que l'on manœuvrait, par tous ces bruits qui pouvaient signifier la préparation
d'un assaut contre leurs positions. Au cours de cette nuit épuisante, les
alertes furent nombreuses.
Tout s'apaisa avec les premières
lueurs de l'aube, quand les hommes fraternisèrent autour des quarts de « jus
» qui circulaient de main en main. Le jour, l'odeur de café chaud, le soleil
qui se préparait à balayer les ombres, c'était le retour du bonheur et de la
sérénité. C'était aussi l'assurance retrouvée,
confirmée, que les hommes qui
se faisaient face ne se feraient jamais la guerre. Une complicité naissait entre
parachutistes et Algérois. Ils étaient du même côté des barricades morales et
poétiques que connaissait la France. Ils le sentaient profondément. Ils étaient
solidaires les uns des autres. Un sentiment nouveau se faisait jour ce matin-là,
un sentiment qui ne pourrait mourir qu'avec eux-mêmes
ou avec la cause pour laquelle ils combattaient ensemble.
Les journées qui
suivirent furent éprouvantes. Alger s'installait dans l'insurrection sous
le regard bienveillant des légionnaires et des parachutistes. Occasion pour les
cadres du 1er R. E. P. de faire connaissance avec les leaders
de l'Algérie française. Sur le fond, l'accord entre eux était total : il fallait
obliger le gouvernement de Paris à modifier la politique choisie par De
Gaulle, cette politique d'autodétermination qui menait fatalement à
l'indépendance pure et simple, assortie de garanties qui ne seraient jamais
respectées.
Sur la forme, en revanche, les opinions divergeaient. Les Bérets verts ne
comprenaient pas où Ortiz et Lagaillarde voulaient en venir.
S'enfermer dans un réduit, c'était bien joli. Encore fallait-il savoir si l'on
était capable de le tenir ou d'en sortir.
Le. R. E. P. —
Dufour le premier — était frappé par la connivence qui semblait lier les
chefs des insurgés aux autorités militaires. Il était évident que l'affrontement
sanglant du dimanche n'avait pas été spontané. Des hommes avaient tiré
les ficelles.
Dans quel but? Cela n'apparaissait pas clairement. Il était également certain
que les mêmes hommes incitaient
Ortiz
et Lagaillarde à tenir bon. Dans la matinée du lundi 2 janvier, une
colonne de manifestants
se constitua rue d'Isly et se dirigea vers le Plateau des Glières.
Elle déboucha sur la place en bon ordre et en silence. Devant, détaché, marchait
un homme. Sa tête et l'un de ses bras étaient couverts de bandages. Il portait
un drapeau tricolore dont la partie blanche était maculée d'une grande tache
pourpre. Un léger rideau de légionnaires barrait la rue.
« Écartez-vous ! »
ordonna le capitaine à ses hommes.
Le barrage s'ouvrit
devant le drapeau tricolore,
deux fois rouge.
La foule continua d'avancer sans un mot et se répandit sur le Plateau. Le
général Gilles, inspecteur des troupes aéro-portées,
qui avait assisté à la scène, convoqua le commandant de compagnie du R. E. P.
:
« Pourquoi
laissez-vous passer ces gens?
demanda-t-il sèchement.
— Mon général, ils
sont précédés d'un drapeau tricolore. Ils sont dignes et silencieux. Je ne vois
pas pourquoi je m'opposerais au passage d'un drapeau tricolore!
— Bon ! bon !
répliqua-t-il, embarrassé,
mais ce n'est pas une raison. Les ordres sont les ordres, maintenant il faut
empêcher...
»
Le reste fut absorbé par une immense
ovation. Joseph ORTIZ était apparu au balcon de son P. C. La place était
noire de monde. Le Chant des Africains retentit. Toute la
journée, des orateurs se succédèrent au micro d'Ortiz pour lire des
messages de sympathie qui venaient des quatre coins du pays ou pour lancer des
harangues frénétiques. La grève était totale et la population tout entière se
pressait au centre d'Alger pour voir ceux qu'elle considérait désormais
comme ses héros. Elle venait les encourager, leur porter vivres et vêtements.
Elle venait hurler sa volonté et son espoir de voir les barricades d'Alger
transformer la politique algérienne de Paris.
2ème-Partie
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