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De Gaulle
 
 

CE QUE JE N’AI PAS DIT
Par Le général JOUHAUD
Chez Fayard

13 Mai 58

LES GAULLISTES ET LEURS COMPLOTS

Partie 1

EXTRAITS

P. 67 à 71- 73 à 76 – 80 à 82 – 85 à 110.

Le 13 mai est-il un coup d'État militaire, comme le qualifient de nos jours certains hommes politiques ? Peut-être, si l'on considère qu'il a pour conclusion la prise du pouvoir par un officier général, Charles De Gaulle. Mais était-il le fait d'une camarilla de militaires ayant agi de leur seule initiative ? Qu'il nous soit permis d'en douter. Je crois que l'on devrait plutôt parler d'une conjuration politique, créant tous les éléments favorables à une sédition militaire, habilement exploitée ensuite par les chefs du complot.

Sur ces événements, on a beaucoup écrit. Moi-même, j'ai analysé, dans Ô mon pays perdu, ces jours historiques de mai. Je crois bon toutefois d'en préciser certains points. -

…..

Les gaullistes s’efforceront, quant à eux, d’exploiter la situation pour ramener au pouvoir leur grand homme. L’occasion se présentera avec la chute du cabinet Gaillard (15 avril 1958)

Les déconvenues avaient conduit le général De Gaulle à se retirer à Colombey.

Cependant, il aspirait toujours à revenir au pouvoir.
…..

Devant l’impuissance de tout gouvernement face à un parlement qui non seulement ne lui permettait pas de travailler, mais ne songeait qu'à le renverser, nombreux furent ceux qui pensèrent au général De Gaulle pour « sauver la baraque ». Beaucoup de ces derniers ne purent que le regretter car le problème algérien, qui ramena le Général au pouvoir, trouva sa solution dans le sang et l'exode de centaines de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants.

Quel fluide possèdent donc certaines personnes pour faire perdre à d'autres leur sens critique, leur jugement, leur lucidité ? Combien sont fascinés par des êtres qui sortent du commun et en imposent même leur seule présence!

La Providence suscite-t-elle, comme l'écrivait Napoléon III (1), des hommes «pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir en quelques années le travail de plusieurs siècles»?

De Gaulle répondait, en tout cas, aux normes établies par  J. Burckhardt 2:

« Les facultés du grand homme se révèlent et se développent complètement avec la conscience qu'il prend de sa valeur et des tâches qui lui incombent... Il sait dès l'abord sur quels fondements asseoir sa puissance future. Aussi saura-t-il toujours jusqu'à quel point les parlements, les sénats, les assemblées, la presse et l'opinion publique sont des forces réelles ou illusoires ; il s'en servira, leur laissant simplement la surprise de découvrir ensuite qu'elles n'étaient que des moyens, alors qu'elles se croyaient des buts... Mais il connaît encore d'avance une seconde chose : le moment de son intervention que nous n'apprendrons qu'après coup par les journaux... Il est impossible de le contredire en face ; celui qui veut lui résister doit se mettre hors de sa portée et vivre chez ses ennemis... Le grand homme est dispensé d'obéir aux lois ordinaires de la morale... L'homme supérieur possède à la fois un désir violent de dominer la situation et une force de volonté incroyable ; celle-ci exerce autour d'elle une contrainte magique. »

1.   Histoire de Jules César, par napoléon III, parue en 1865 (Pion).
2.   Considérations sur l'histoire du monde, par J. burckhardt (F
élix Alcan), 1938

De Gaulle était certainement un être supérieur, bien que maléfique. Comment expliquer, si l'on met en doute son rayonnement, qu'il ait pu tromper autant de gens, qui mettront souvent des années pour être éclairés sur l'imposture dont ils ont été victimes. Si certains se refusent à admettre qu'ils ont été bernés, bien qu'ayant favorisé son accession au pouvoir, ils aggravent leur responsabilité : ils auraient cautionné la politique gaulliste, tout en se méfiant de celui qui la conduisait.

Un politique qui saura reconnaître, avec franchise, l’emprise du Général sera Jacques Soustelle
…..
…..

Dans L'Espérance trahie, il soulignera les dons exceptionnels de De Gaulle, son énergie, son inflexibilité. Tout au long de ces années passées dans l'entourage immédiat du Général, aveuglé par son prestige, il n'a pas soupçonné ses manœuvres obliques, son habitude de tenir à chacun de ses interlocuteurs des propos différents, de se contre­dire constamment, bref d'abuser tout le monde.

Jacques Soustelle s'incline donc devant cet homme qui le fascine. Il ne saurait mettre en doute sa parole, ce qui le conduira à assurer que De Gaulle avait la volonté de maintenir la souveraineté française en Algérie. L'opinion publique de cette province l'écoutera, sans pressentir le sort que lui réservait l'avenir. L'ancien gouverneur général a pris de ce fait une responsabilité écrasante. Il reconnaîtra très loyalement son erreur et, au procès des Barricades, il déclarer:

« C'est effroyablement pénible de brûler ce qu'on a adoré pendant vingt ans. Ou le Général a perdu l'esprit ou je me suis trompé pendant vingt ans. Je n'accepterai plus l'équivoque. Ma conscience de protestant ne peut plus se sentir dans ma carcasse de gaulliste. »

A un député d'Algérie, il avouera :

« Je suis aujourd'hui sorti du champ magnétique de De Gaulle. »

Mais, resté fidèle à sa parole, obligé de s'exiler durant de longues années où il connut la vie de proscrit, Jacques Soustelle a conservé son honneur et l'estime des Français d'Algérie. Beaucoup d'autres hommes politiques ne sont pas dans ce cas
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Des mars 1958, Alain de Sérigny croit de son devoir de s'entretenir de la situation avec Jacques Soustelle, qu'il retrouve à Nice avec ses amis, notamment Roger Frey, Triboulet, Michel Debré, Edmond Michelet. Au cours d'un tête-à-tête avec Soustelle, il formule ses craintes quant à l'instabilité chronique des gouvernements et pose la question :

« Savez-vous si le Général a sur le problème algérien et l'avenir de cette province les mêmes vues que nous ?... Peut-on considérer que le Général soit, comme nous, partisan de l'intégration ? »

Dans ce cas, bien que l'opinion algérienne soit mal préparée à un retour de De Gaulle, il est tout disposé, dans la mesure de ses moyens, à œuvrer pour son accession au pouvoir. On mesure ainsi, par le succès qu'il obtiendra, la puissance de la presse qui permet de faire basculer une opinion publique !

La réponse à ces questions arrive le 28 mars 1958 dans une lettre de Jacques Soustelle à Alain de Sérigny.

« A quoi bon, disait De Gaulle, parler sans agir. » Sur l'intégration, il restait réservé parce qu'il n'était «pas sûr que les Musulmans l'accueilleraient favorablement». En revanche, il estimait que la pacification devait «être menée énergiquement et accompagnée d'un grand effort social, éducatif, psychologique et politique, cette étape devant aboutir à une intégration » souhaitée par De Gaulle, mais « qui devrait résulter des aspirations réelles des populations musulmanes 1 ».

« La lecture de cette lettre, écrit Alain de Sérigny, me confirma dans l'idée que l'obstacle résidait en cette phrase du Général : " A quoi bon parler sans agir ? " C'est en y songeant que je lançai mon appel du 11 mai : " Parlez, parlez vite, mon Général ! ". »

1.L'Espérance trahie, Jacques soustelle (Éd. de l'Alma)

Les déclarations de De Gaulle manquent, comme à l'ordinaire, de précision. Mais Jacques Soustelle n'oublie pas que, le 4 décembre 1956, De Gaulle lui avait fait part de son sentiment sur le problème algérien. Aussi, Soustelle analysait-il ainsi le sens de cette lettre :

« Ou bien les mots n'ont pas de sens, ou bien cette lettre voulait dire : Si le régime demeure en place, l'Algérie est perdue ; qu'il soit abattu et que je puisse, à la tête de l'Etat, mener une très grande politique et elle est sauvée. »

Sur ces éléments, pour le moins contestables, dont la netteté n'est pas la qualité dominante, deux hommes profondément intégrés, habitués pourtant à la méfiance, ne doutent pas que De Gaulle mènera une politique conforme à leurs vœux. Ils vont être les principaux artisans de son retour au pouvoir et le feront acclamer en Algérie.

Cependant, De Gaulle se laisse aller à des confidences tout autres avec certains de ses familiers. C'est ce que rappellera le duc de Castries à Maurice Schumann en le recevant sous la Coupole. Cinq mois avant le 13 mai, De Gaulle avait informé le futur académicien de ses desseins politiques concernant l’outre-mer. « Vous gardâtes, dira le duc de Cas­tries, le secret de cette réduction de la France à l'Hexagone, si bien que, lors d'une conversation avec Michel Debré, vous eûtes assez de sang-froid pour ne pas marquer d'étonnement quand il vous exposa sur les intentions du Général envers l'Algérie une thèse toute contraire. »

A André-Louis Dubois, ancien résident général au Maroc, De Gaulle déclarait en 1956 :

« L'Algérie, on va être obligé d'en partir. Ne croyez pas que je l'ai décidé. Ce sont les événements qui le décident. Tout ce que je vais essayer de faire [c'est la phrase authentique], c'est de partir par paliers. C'est-à-dire que je voudrais que, petit à petit, nous puissions nous retirer des affaires algériennes doucement...1

1Le Malentendu algérien, A.-L. dubois et P. sergent (Fayard)

Mais qui pouvait se targuer d'être sûr des réponses de De Gaulle ?

« II y avait, nous dit Alain Peyrefitte, autant de De Gaulle que de catégories d'interlocuteurs... Les personnalités, dont les idées étaient les plus opposées aux siennes, sortaient de son bureau, convaincues qu'il était d'accord avec elles. En réalité, il découvrait ce qu'elles pensaient en les faisant parler et montrait par de petits signes d'approbation qu'il avait compris ce qu'elles voulaient dire ; ce qui ne signifiait nullement qu'il partageait leur jugement 2. »

Chacun des visiteurs quittait donc le Général avec la conviction profonde que ses intentions secrètes lui avaient été dévoilées. Pour quelques-uns, très rares du reste, ce sera exact3..

2Historia, nov. 1974.
3.  En octobre 1957, recevant personnellement, rue de Solférino, Christian Pineau, De Gaulle lui confiait que «l'indépendance de l'Algérie était pour lui inéluctable». Ce qui n'empêcha pas le Général, ajoute l'ancien ministre, «d'affirmer quelques mois plus tard le contraire aux intéressés» (a). Ainsi se manifestaient le cynisme, sinon la fourberie de De Gaulle, que certains ont cru sur parole. C'est dans ces conditions, note de plus Christian Pineau, que «des hommes de premier plan comme Georges Bidault, Jacques Soustelle, Jacques Chaban-Delmas, étaient convaincus que le retour au pouvoir de l'ermite de Colombey mettrait fin à la guerre d'Algérie, en donnant satisfaction aux thèses pieds-noirs» (a). Georges Bidault et Jacques Soustelle pourront mesurer combien il était imprudent de croire De Gaulle, (a) 1956-Suez, Christian pineau (LafTont), p. 26 et 186.

Le régime doit être abattu. Pour certains gaullistes, comme Soustelle, ce sera la seule chance de sauver l'Algérie. Pour d'autres, ce sera l'occasion de placer De Gaulle à la tête de l'État. Mais, pour ce faire, il faut que l'Algérie se révolte, ce qui a été tenté sans succès déjà avec l'affaire du bazooka. L'action doit être reprise et le clan gaulliste tend manifestement à déclencher, dès que possible, le détonateur.
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Ce ne sont pas les déclarations solennelles et réitérées des gouvernements français, paraissant résolus à maintenir notre souveraineté sur cette province française, qui modifiaient l'inquiétude naissante des militaires.

« Ce n'est rien de mourir, a dit le révérend père Delarue 1, mais ce qui est terrible, c'est de ne pas savoir pour qui et pour quoi on meurt, ou encore d'avoir la certitude de mourir pour rien. »  

1. Le révérend père Delarue était aumônier du 1er R.E.P.

Ceux qui se battaient se refusaient à engager leur vie et surtout celle de leurs subordonnés, sans connaître la solution vers laquelle s'orientait le pays, sans savoir si demain une décision politique ne les conduirait pas à laisser aux mains de l'ennemi la population qu'ils protégeaient. On n'a pas trahi malgré soi ses amis, ses compatriotes, ses protégés, comme au Tonkin, sans que les nuits ne soient troublées par le remords. Et, pourtant, aucune responsabilité ne leur incombait, à ces officiers. Leur lot quotidien n'avait pas été les intrigues politiques, mais la jungle, la rizière. Ils avaient lutté contre l'ennemi et chaque jour, pendant neuf ans, un officier était tombé au champ d'honneur, cependant qu'à Paris des plumitifs encourageaient l'adversaire.

« Lorsque j'avais des doutes sur l'issue de la guerre, a pu dire Giap, je n'avais qu'à lire la presse française. Elle me réconfortait par son défaitisme.»

On s'étonne ensuite des réactions de ceux qui se battaient.
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Quel est, de son côté, en mai 1958, l'état d'esprit de la population européenne ?

Elle est inquiète, car depuis de longs mois elle est souvent la victime du terrorisme. Quand, dans un village, dans un quartier, une grenade éclate, toutes les femmes se précipitent dans la rue, se deman­dant avec angoisse si un de leurs enfants n'a pas été atteint. Nombreux sont les colons qui ont été attaqués, parfois assassinés. Admettre que ces sacrifices ont été consentis en vain revient à bafouer ce peuple. Aussi, l'atmosphère est-elle favorable aux réactions les plus violentes de la foule.

Ces réactions, certains vont essayer de les provoquer, parce qu'ils n'ont plus aucune confiance dans les assurances officielles, relatives au sort de leur pays natal. Ils seront souvent déçus dans leurs ambitions, car ils répugneront à unir leurs efforts. Cet individualisme, le souci de paraître au premier plan, défauts bien français, nos compatriotes d'Al­gérie en seront les victimes.  
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Les partisans de De Gaulle n'ignorent pas l'insuffisance de structuration de ces mouvements ni l'audience limitée de leurs chefs. C'est en définitive un élément favorable, car il sera ainsi plus facile à la puissante organisation gaulliste de les absorber et d'en faire sa masse de manœuvre. Une fois encore, l'Algérie sera téléguidée par des métropolitains, et pour certains d'entre eux, peu scrupuleux, l'avenir de notre province ne sera pas au centre de leurs préoccupations. Ils ne craindront pas d'abuser de l'angoisse de mes compatriotes pour placer De Gaulle à la tête de la France.
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De Gaulle préparait son retour, dans l’illégalité, sous le sceau de la légitimité.
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Le 8 mai, anniversaire de la Victoire, le général Salan décore de la croix de la Valeur militaire Robert Lacoste. Au palais d'Été, le ministre nous invite à la méfiance. Il n'a aucune confiance dans ce qui se trame à Paris et nous met en garde contre un «Diên Bien Phu diplomatique». Alger est en effervescence. Tous les partis s'agitent. Léon Delbecque, à Alger, ne perd pas son temps. Jacques Chaban-Delmas lui a donné pour mission de mettre sur pied, dans notre capitale d'Algérie, une antenne de la Défense nationale dont le rôle est de l'informer « au jour le jour de tous les faits en relation avec le domaine militaire1 ».

Cette antenne comprend aussi le commandant Pouget, Guy Ribeaud et Lucien Neuwirth, un administrateur de société, gaulliste s'il en fut, effectuant assez curieusement à Alger une période de réserve alors que de grands événements se préparent. Léon Delbecque, qui ne se départira jamais d'une grande fidélité à ses idées et d'une grande franchise, ne cache pas qu'il est en place pour faciliter le retour aux affaires de De Gaulle et, ce faisant, l'Algérie française sera sauvée.

1. Jacques chaban-delmas, op. cit.

Tout le monde connaît son activité, en particulier Robert Lacoste et le général Salan qui n'apprécient guère sa présence. Le seul qui ignore tout de ses activités est son ministre, Chaban-Delmas. Ce dernier sera entouré d'un silence qui, écrira-t-il, «devait m'être présenté comme la marque la plus accomplie de loyauté à mon égard, destinée à m'éviter d'avoir à faire un choix impossible entre mon aspiration au changement de régime et l'accomplissement de mon devoir gouvernemental. Ce qui était objectivement vrai et m'épargna tout débat de conscience».

Les débats de conscience seront réservés à ses subordonnés. Léon Delbecque, pourtant, étale son jeu. Il dira, ainsi que Neuwirth, au colonel Thomazo :

«Vous ne pourrez sauver l'Algérie française que si vous renversez le système, et que si, vous, vous remplacez la République par le général De Gaulle

A mon procès, Delbecque déclarera, courageusement, avoir reçu des directives précisant que «par n'importe quel moyen, il fallait que l'armée basculât».

L'armée devait donc basculer en faveur de De Gaulle ; de qui provenaient ces directives ? Elles lui avaient été données au cours d'une réunion à laquelle assistaient Michel Debré, Soustelle, Frey, Guichard, Foccart.
…..

Le général Allard, commandant le corps d'armée d'Alger, était venu m'exposer, le 9 mai, ses inquiétudes, que je partageais, car un bruit filtrait : M. Pflimlin aurait l'intention d'engager des pourparlers avec le F.L.N. pour un «cessez-le-feu avec garanties mutuelles» et de faire appel aux bons offices tunisiens et marocains. «Il s'agissait, écrira Georges Bidault, de mettre un terme à la guerre d'Algérie, grâce à l'entremise de la Tunisie et du Maroc. En soi, c'était une folie.»

C'était une folie et pour éviter que Pflimlin ne poursuivît son projet, Georges Bidault fera appel à De Gaulle dès le 14 mai. Ainsi un autre homme, qui a connu De Gaulle, n'a jamais été dupe de son machiavélisme, en arrivera à son tour à le solliciter. Il pensera, comme nous, les militaires, que De Gaulle ne saurait abandonner l'Algérie. Debré l'en a presque convaincu. «Je vous donne ma parole d'honneur, lui dira-t-il, que De Gaulle n'aura pas d'autre politique que celle de l'Algérie française 3. » On sait que Georges Bidault, quant à lui, va rompre rapidement avec De Gaulle, mais trop tard.

3D'une Résistance à Vautre, Georges bidault (Les Presses du Siècle).

Nous avions décidé, avec Allard, d’aller voir le général Salan.
…..

Durant le trajet, j'ébauche le canevas du texte que je souhaiterais être transmis. Je note plusieurs points du message que je proposerai au général Salan de transmettre à M. René Coty. De toute façon, si ma suggestion ne pouvait être retenue, j'adresserais mon télégramme à M. Christiaens, secrétaire d'État à l'Air, sans du reste trop d'illusions sur son efficacité.

J'arrive au quartier Bugeaud ; je suis prié d'attendre le général Salan, occupé par ailleurs. Je prends une feuille de correspondance qui traîne sur la table et je rédige la dépêche que je vais soumettre au commandant en chef. Je sens combien cette initiative est lourde de conséquences, combien grande est notre responsabilité, mais je n'ai pas le sentiment d'adresser au pouvoir «un ultimatum déférent» dans lequel certains verront l'« essence même du pronunciamiento ]». Mon texte allait entrer dans l'histoire.

1, Les 13 Complots du 13 mai, Merry et Serge bromberger (Fayard)

Nous voici, avec Allard, dans le bureau du général Salan. Je lis mon projet écrit au courant de la plume, donc fortement raturé. Quelques modifications très mineures sont apportées. Mais à qui l'adresser ? Au général Ély, décide Raoul Salan. Je le complète donc par quelques lignes et le général le signe. Sur le moment, nous pensons qu'il aurait encore plus de poids s'il comportait aussi, en plus de la mienne, la signature de l'amiral Auboyneau; mais ce dernier est absent de son bureau et le temps presse. Du reste, le général Salan, qui a un sens très prononcé pour les responsabilités, préfère ne pas les partager, comme tout chef qui se respecte. Ainsi a été élaboré le message, qui sera considéré comme le premier acte grave d'insubordination 1.

Voici ce texte :

« La crise actuelle montre que les partis politiques sont profondément divisés sur la question algérienne — stop — Presse laisse penser qu'abandon Algérie serait envisagé par processus diplomatique commençant par négociations en vue cessez-le-feu — stop — Me permets vous rappeler ma conversation avec M. Pleven où j'ai indiqué de façon formelle que seul appel au cessez-le-feu, invitant les rebelles stationnés en Algérie à remettre leurs armes, était acceptable — stop — Armée en Algérie troublée par sentiment sa responsabilité. Primo, à l'égard des hommes qui combattent et qui risquent un sacrifice inutile si la représentation nationale n'est pas décidée à maintenir l'Algérie française, comme le préambule de la loi-cadre le stipule. Deuxio, à l'égard de la population française de l'intérieur qui se sent abandonnée et des Français musulmans qui, chaque jour plus nombreux, ont redonné leur confiance à la France, croyant à nos promesses réitérées de ne jamais les abandonner — stop — L'armée française, d'une façon unanime, subirait comme un outrage un abandon de ce patrimoine national — stop — On ne saurait préjuger sa réaction de désespoir — stop — Vous demande bien vouloir appeler attention président de la République sur notre angoisse que seul gouvernement fermement décidé à maintenir notre drapeau en Algérie peut effacer — fin.

« Signé : salan. »
…..

1. Texte original reproduit dans le cahier de documents en hors-texte pages 3 et 4 (doc. 2).

A la demande du Général Allard, je reçois Petit le 10 Mai.
…..

Le général Petit me suggère alors de fixer au 14 mai le jour où les avions de transport devront se poser en Algérie.

Je reste toutefois incrédule devant la menace de troubles en Métropole. Je ne suis probablement pas très clairvoyant, mais je pense à une intoxication et non à une menace précise. Pourtant, le 11 mai, rapporte le général Salan dans ses Mémoires, Petit vient lui demander s'il pourrait temporairement se passer de deux régiments de parachutistes et, «en cas de troubles, les envoyer sur la Région parisienne». C'est une réponse précise que sollicite le général Ély qui, d'autre part, prévoit la mise en place à Alger de l'ensemble de la flotte aérienne de transport. C'est la confirmation de la demande qu'il m'avait adressée. L'opération «Résurrection» est donc déjà envisagée dans les hautes sphères parisiennes. Le coup d'État doit avoir lieu, selon les prévisions gaullistes, le 14 mai.

Le 14 mai est donc la date fixée par l'état-major gaulliste, qui va abattre son jeu. Le général Salan, le lundi 12 mai, est invité à envoyer «immédiatement à Paris l'officier au courant des unités à mettre à la disposition de l'état-major des forces armées pour le maintien de l'ordre à Paris 1 ». Le colonel Juille et le commandant Mouchonnet partent en liaison. Le 13 mai, après avoir été reçus par le général Ély, ils sont introduits dans le bureau du général Petit. Ce dernier leur apprend son départ le soir même pour Alger par l'avion régulier d'Air France. Ils sont ensuite présentés à M. Roger Frey qui, avec le général Petit, insiste pour que Juille ramène dans la nuit, dans le Dakota mis à sa disposition par l'armée de l'air, Jacques Soustelle et René Dumont, munis, sous de fausses identités, d'ordres de mission militaire. Sur place, clandestinement, ils attendront l'évolution des événements. Pour l'organisation de ce départ, Juille et Mouchonnet se rendent au siège des républicains sociaux, en plein fief gaulliste. On met sur pied «l'enlèvement» et, à 2 heures du matin, tout le monde se retrouve place Saint-Augustin. Jacques Soustelle, Juille, Mouchonnet, Dumont foncent sur Villacoublay. L'aérodrome est fermé, l'interdiction de tout décollage vient d'être signifiée.

Ils ne partiront pas cette nuit-là. Jacques Soustelle, qui estime de son devoir de rejoindre Alger, ralliera, comme on le sait, la capitale en passant par la Suisse. Il arrivera à Maison-Blanche le 17 mai.

1. Raoul salan, op. cit.

Les hommes politiques, qui souvent par la suite reprocheront aux militaires de flirter avec la politique, ne cessent alors de prendre contact avec eux. Peut-être se rendent-ils compte du fait que la solution du problème passe par l'armée. Le 9 mai, Michel Debré vient voir le général Ély pour lui faire savoir «que le général De Gaulle était désormais décidé à assurer les responsabilités du pouvoir, si les circonstances se présentaient favorablement». Il ne sera pas le seul à intervenir en sa faveur. Tout l'aréopage gaulliste est sur le pied de guerre. Aussi, n'est-ce pas sans étonnement que, par la suite, on entendra, dans une allocution télévisée, De Gaulle déclarer :

«Quand, en 1958, nous primes l'affaire d'Algérie, corps à corps, nous trouvions — qui a pu l'oublier? - les pouvoirs de la République anéantis dans l'impuissance, une entreprise d'usurpation se constituant à Alger...»

Une entreprise d'usurpation? Ce n'est pas à Alger qu'elle s'était constituée, mais à Paris, autour de Michel Debré, Roger Frey, Triboulet, Guichard, Soustelle, Terrenoire, Delbecque, ce dernier, d'après Terrenoire, étant «le plus agissant et le plus efficace de ceux qui mirent la main à la pâte 1». De cette entreprise de son entourage, De Gaulle n'aurait-il rien su ? Il y a des limites à l'impudence.

J'ai relaté dans mes Mémoires comment j'avais vécu les journées exaltantes qui suivirent le 13 mai. De nombreux ouvrages ont paru sur cette période, bien connue aujourd'hui. Je me bornerai donc à en évoquer seulement quelques points essentiels.

1. Terrenoire aurait pu ajouter, en parlant de Delbecque : «... et un des plus honnêtes, car lui, tout comme Soustelle, restera fidèle à sa parole. Il ne se parjurera pas.»

Le 13 mai, à 18 h 15, à l'issue d'une cérémonie au Monument aux morts d'Alger, en l'honneur de trois soldats français prisonniers exécutés par le F.L.N., la foule, obéissant à des mots d'ordre d'origines diverses, mais encore plus à un choc émotionnel, s'empare de l'immeuble du Gouvernement général, à l'instar de la Bastille. Le régiment de parachutistes, amené en renfort, ressemble plus aux gardes-françaises qu'aux cent-suisses. L'investiture du gouvernement Pflimlin, annoncée dans la nuit, prendra, aux yeux de la foule, l'aspect d'un défi. Les intentions des hommes politiques étaient-elles beaucoup plus pures que les noirs desseins qu'on leur prêtait? Il est certain que les projets de certains d'entre eux, dont on ne saurait mettre en doute le patriotisme et qui voulaient traiter avec le F.L.N., conduisaient aux mêmes résultats que ceux souhaités par les séparatistes et les progressistes.

On a trop oublié encore une fois que, dans ce pays, dès qu'on traite avec l'adversaire, on en redore le blason, on en fait un vainqueur.

Pierre Lagaillarde, suivi par de très nombreux manifestants, occupe le bastion officiel de l'Algérie. Mais que faire ? Personne ne se sent l'envergure de prendre les affaires en main et chacun sait que, sans l'armée, rien n'est possible.

L'armée ! Dans les milieux activistes, on imagine, avec naïveté, qu'un officier général occupant le bureau du commandant en chef sera de ce fait obéi par tous les autres généraux. Aussi, Robert Martel, dés le 13 mai à l'aube, envoie-t-il un télégramme codé au général Cherrière pour l'inviter à coiffer le mouvement qui se dessine. Il l'attendra en vain. Finalement, c'est un général, dont le prestige est grand sur ses hommes et sur la population algéroise, Jacques Massu, qui va canaliser le torrent en prenant la direction du Comité de Salut public qui vient de se constituer.

Le général Salan couvre son action. Que faire d'autre, d'ailleurs? Maîtriser l'insurrection par la force? Le gouvernement, avec sagesse, vient d'interdire l'emploi des armes. Ouvrir le feu, si nécessaire, eût du reste été une folie, car une scission se serait produite dans l'armée et un fossé profond se serait creusé entre Français. Mieux valait éviter de sanglants affrontements, en calmant la foule, en faisant comprendre ses aspirations aux hommes politiques, invités à plus de circonspection. C'est à la patrie meurtrie par tant de discordes qu'il faut songer, tout comme à notre malheureuse province angoissée. En bref, le général Salan décidera de ne pas couper brutalement les ponts avec Paris; il n'est nullement dans ses intentions d'abattre le régime, mais de maintenir l'ordre avec souplesse et s'efforcer, par pressions sur Paris, avec qui l'on ne briserait pas violemment, d'aboutir à un gouvernement de Salut public décidé à conserver l'Algérie à la France. Et chacun pense à Georges Bidault, Roger Duchet, Andr
é Morice, Jacques Soustelle.

Le mouvement du 13 mai ne doit pas être assimilé à un chahut d'étudiants. Il est profond et ne reflète en rien les ambitions de quelques activistes, fort rares, du reste. Il met en lumière la volonté d'un peuple de continuer à vivre sur sa terre natale. Ce ne sont pas des manœuvres politiques qui déterminent son comportement. Tout est plus simple pour lui : vivre et mourir sur une terre française. Mais qui peut prendre sa défense si ce n'est l'armée, en laquelle, tout comme les Musulmans, il place sa confiance ? Massu, acclamé par la population, vient de prendre une décision brutale. Il a certes franchi le Rubicon, mais il a élevé une digue qui apportera la raison, le calme, et pourra capter l'énergie de la foule, son potentiel, son enthousiasme. On lui reprochera d'être entré dans l'illégalité. En réalité, l'entreprise ayant réussi, c'est son nom que glorifiera la légende.

Au balcon du G.G., le 15 mai, le général Salan vient de prononcer une allocution, follement applaudie, qu'il termine par un vibrant : «Vive la France! Vive l'Algérie française!» Il se retourne et j'entends Delbecque lui murmurer: «Et aussi: Vive de Gaulle!» Le général, encore tout ému de l'ovation qui lui est faite, s'écrie pour la première fois : « Vive De Gaulle ! »

Le grand nom était lâché.

Était-ce l'Algérie unanime qui appelait à son secours De Gaulle ? Ce n'était pas encore évident, car, il faut en convenir, à cette date du 15 mai, seule la ville d'Alger avait vraiment pris position. A Constantine, le général Gilles adoptait une attitude expectante, prudente. A Oran, le général Réthoré et l'amiral Géli étaient plus que réservés, tout comme le préfet Lambert. Le général Rhétoré, en particulier, avait prescrit aux troupes placées sous son commandement de n'exécuter que les ordres émanant du corps d'armée d'Oran ; ceux qui étaient adressés par Alger ne seraient pas exécutoires. Les chefs militaires du Constantinois et de l'Oranie imaginaient que le général Salan était en quelque sorte prisonnier d'une faction civile ou militaire. Lorsque, du reste, le colonnel Ezanno, qui commandait les forces aériennes d'Oranie, viendra en liaison auprès de moi, il lui sera recommandé de différer son déplacement, car il risquait d'être arrêté à Alger. Il pourra, au retour, témoigner de notre totale liberté d'action.

Le succès du 13 mai ne fut éclatant que lorsque les officiers imposèrent à leurs chefs de se placer aux ordres du général Salan. C'est un enseignement qui nous conduira à penser, en avril 1961, que les jeunes officiers nous étant acquis, leurs chefs suivraient. Ce fut de notre part une erreur capitale.

On connaît la manifestation du Forum, le 16 mai, qui vit les Musulmans et les Européens fraterniser en formant des chaînes d'amitié. Ce jour-là, Auguste Arnould, qui en fut l'instigateur, eut un élan du cœur. Pour saisir la portée de ces mains nouées, dressées en l'air, formant un lien que personne ne semblait pouvoir rompre, il faut avoir vécu cette journée. « Nous sommes l'Algérie de demain », annoncera au micro un couple musulman. C'était notre nuit du 4 août. Il fallait l'exploiter, faire de cette chaîne de l'amitié une réalité. Hélas! en Métropole, certains parleront de mascarade. De Gaulle, lorsqu'il recevra, le 3 juin, le général Salan que j'accompagnais, nous dira : «Et alors ! Après l'euphorie du Forum, que faire ? » Non, ce n'était pas une euphorie, mais une réalité pleine d'espoir. Encore fallait-il avoir foi dans l'avenir de l'Algérie.

Jacques Soustelle avait atterri à Alger, le 17 mai. Le général Salan, qui se refusait à politiser la situation, fut désagréablement surpris par l'arrivée de cet homme politique, dont pourtant la noblesse de sentiments ne faisait aucun doute. Mais les nouvelles en provenance de Paris faisaient état de l'éventualité, avec la démission de Pierre Pflimlin, de la formation d'un gouvernement de Salut public. La présence à Alger de l'ancien gouverneur général risquait, loin de fléchir la position de Pflimlin, de le renforcer dans sa volonté de continuer à présider un gouvernement pourtant sans aucune autorité. De l'arrivée de Jacques Soustelle, j'ai lu plusieurs récits. Je m'en tiens à la version que j'ai rapportée dans ô mon pays perdu et qui ne doit pas être très loin de la vérité puisque j'ai passé cette matinée du 17 mai au côté du général Salan. Je la résume brièvement.

En fin de matinée, ce 17 mai, j'étais dans le bureau du général Salan, lorsque le colonel commandant la base aérienne de Maison-Blanche m'apprend qu'un avion, démuni de plan de vol, s'apprête à atterrir. A son bord se trouve le général de Bénouville. Sans nul doute, Soustelle est du voyage. Le général Salan demande de dérouter l'avion sur Orleansville, que nous allons rallier immédiatement, pour discuter sur place, avec Jacques Soustelle, de la nouvelle situation qu'il vient de créer. Quelques minutes plus tard, on me prévient que l'appareil, un Viking, vient de se poser. Jacques Soustelle se trouve dans le bureau du colonel commandant la base ; je prie celui-ci d'inviter son illustre visiteur à attendre le général Salan sur place, et aussi anonymement que possible. Sans tarder, nous démarrons en trombe vers Maison-Blanche. Le général est manifestement furieux. Il connaît la popularité de Soustelle et craint que ce dernier, non seulement politise notre mouvement, mais complique l'autorité dont il dispose sur les plans civil et militaire. L'entrevue va être orageuse. Jacques Soustelle, qui s'attendait à être reçu dans l'enthousiasme, est déçu. Au général Salan qui lui recommande beaucoup de discrétion, Soustelle répond en menaçant de repartir vers la Suisse. Arrive Massu qui a une altercation assez vive avec Pierre de Bénouville qui, lui aussi, est persuadé que seul De Gaulle pourra conserver l'Algérie à la France. Alain de Sérigny entre à son tour dans la salle où nous sommes réunis. Il se précipite vers Soustelle et, après une fraternelle accolade, les deux hommes échangent des propos qui risquent de creuser encore davantage le fossé. Soustelle, admettant ce que lui affirme le directeur de L'Écho d'Alger, à savoir que Pflimlin doit démissionner à 20 heures, accepte de se rendre sans bruit chez Alain de Sérigny pour éviter que sa présence à Alger ne soit interprétée par le président du Conseil comme une sorte de défi. Les esprits se sont calmés. Nous rejoignons Alger, avec le général Salan. Sur le chemin du retour, nous entendons les voitures klaxonner « Algérie française», nous passons sous des banderoles où s'étale le nom de Soustelle.

Delbecque
, pendant que nous discutions à Maison-Blanche, vient de préparer la réception de Soustelle par la population algéroise, qui est invitée à se rendre massivement au Forum à 16 heures. C'est donc sur ce haut lieu que Raoul Salan recevra officiellement dans un instant Soustelle. Le Mandarin est muet, furieux de la publicité intempestive donnée à cette arrivée.

Nous sommes à peine revenus à la Xe région militaire, que Paris appelle : c'est le président Pflimlin. Le général lui confirme que Soustelle est dans nos murs : «Renvoyez-le immédiatement.» Devant l'incompréhension de son interlocuteur, le général me donne le micro : « Vous êtes des soldats. Faites votre devoir. Soustelle doit être reconduit à l'aérodrome sur-le-champ.» Étonné par aussi peu de réalisme, je perds mon sang-froid et déclare au président que, d'un bureau parisien, on juge mal des événements lointains. Quant à moi, c'est la dernière fois que je lui téléphonerai, et je coupe. J'avoue que je n'ai pas été très correct, mais nous ne sommes pas, pour discuter, dans l'ambiance d'un salon mondain.

Il faut donc se rendre au Forum. Le général, dans son bureau, écoute les avis partagés de son entourage. Doit-il rejoindre directement Soustelle au Forum ou attendre, au préalable, que ce dernier lui fasse une visite protocolaire ? J'incline pour la première solution, car les Algérois ne comprendraient pas ces subtilités de préséance et la situation risquerait d'échapper à Raoul Salan. La décision de ce dernier, comme à l'ordinaire, est nette : nous irons ensemble au Forum où Soustelle nous rejoindra.

Le général va bientôt le présenter à la foule qui les acclamera tous deux. Mais encore faut-il définir leurs rôles respectifs. Le soir, à 23 heures, le général réunit dans son bureau Soustelle, le général Dulac, son chef d'état-major, et moi-même. L'ancien gouverneur demande que soient précisées ses attributions et suggère de prendre en main le domaine civil. Raoul Salan ne saurait déléguer des pouvoirs qui lui ont été confiés personnellement. Finalement Soustelle, avec beaucoup de sens politique, laissera le premier plan à Salan.

On s'étend beaucoup, en parlant de ces journées historiques, sur le comportement des Européens. Mais quelle fut donc la réaction des Musulmans? On a mis en doute, pour justifier le scepticisme de De Gaulle à leur égard, la spontanéité de leur ralliement au 13 mai. Il faut les avoir vus, écoutés, ces jours durant, pour sentir la profondeur des sentiments exprimés. Aucun observateur impartial n'a pu douter de leur sincérité. On peut s'interroger sur l'objectivité de nos témoignages, mais on ne saurait suspecter ceux des fonctionnaires, refusant de se joindre à nous. J'ai cité, dans Ô mon pays perdu, celui de M. Chapel, igame 1 de Constantine, qui rentrait en Métropole, après avoir résilié ses fonctions en Algérie. Parcourant en curieux la ville, il avait été frappé par la spontanéité du mouvement qui s'était développé à Alger. «Vous avez réussi un miracle», nous dit-il. Il fallait en effet voir de ses yeux la marée humaine qui déferlait chaque jour vers le Forum, Européens et Musulmans fraternellement unis, pour réaliser la révolution qui venait de s'opérer dans les esprits.

Mgr Duval, quant à lui, hésitait à se prononcer, prétextant les devoirs de sa charge qui lui imposaient une totale impartialité en politique. Il ne prendra parti que lorsque ses espérances, tout comme celles des progressistes catholiques, seront comblées avec la victoire de l'ennemi, le F.L.N.

C'était un miracle, et le F.L.N. sentit à son tour que la situation lui échappait. Comme l'a noté Philippe Tripier (1), l'événement dans un camp avait changé l'âme ; dans l'autre, il en avait suspendu le souffle. Jusqu'au 13 mai, il faut le noter, la communauté musulmane hésitait à prendre parti. Certes, la bataille des frontières, sur le barrage est, s'était traduite par une défaite sanglante de l’A.L.N., mais les incertitudes de la politique française, l'humiliation des «bons offices» exploitée avec habileté par le F.L.N. rejetaient les Musulmans dans l'attentisme.

1-Igame : «Inspecteur général de l'administration en mission extraordinaire.»

Un jour, l'armée prend le pouvoir; la confiance revient chez les Musulmans. Ils osent se rendre au Forum où les Européens les acclament. Ils fraternisent avec eux. Ils acceptent, malgré la terreur que leur inspirent les rebelles, de faire partie des Comités de Salut public. Dans la rue, au café, tout le monde fume de nouveau, malgré l'interdiction formelle du F.L.N., qui est surpris qu'à la défiance ait fait place la confiance et que ses ordres ne soient plus suivis. Peut-il s'opposer à ce déferlement des masses musulmanes qui, chaque jour, des villages de province, viennent manifester à Alger? Sur le Forum, tous les soirs, cent mille personnes, Musulmans et Européens confondus, sont rassemblées.

Une bombe au milieu de la foule, une grenade, une voiture piégée, un coup de couteau : tout s'effondrerait. Et pendant vingt-trois jours, dans cette ville d'Alger où le couvre-feu vient d'être supprimé, dans cette ville qui a connu la terreur la plus violente qu'on ait pu enregistrer en Algérie, aucun incident, même mineur, ne se produira. Les couteaux ont été remisés au vestiaire. Le F.L.N. n'est plus obéi. Il n'a plus de possibilités de déclencher une action de terrorisme. Telle est la réalité qui autorise d'espérer.

De Gaulle aura-t-il conscience de cette réalité ? Son gendre, le colonel Alain de Boissieu, lui adresse le 27 mai un rapport.

« L'Algérie, écrit-il, vit en ce moment une véritable révolution (n'en déplaise à la radio officielle dont les mensonges rappellent étrangement ceux de Radio-Paris, du temps de l'Occupation). Alger, Oran, Constantine, Bône, Mostaganem, Boufarik, Tizi-Ouzou ont connu leur nuit du 4 août, comme la Métropole en 1789; elles ont été le siège de démonstrations patriotiques et fraternelles, comme l'Algérie n'en avait jamais connues de mémoire d'hommes... Tout à coup, ces Français musulmans qui n'osaient plus coopérer avec nous, de peur d'être transformés demain en "glaouis", en "Ben Arafa", en "casseurs de cailloux", ou autres "torches vivantes", comme au Maroc, ont spontanément pris position, avec d'autant plus de joie et d'exubérance que leurs véritables sentiments avaient été contenus plus longtemps... La solution de l'intégration, qui semblait avoir perdu toute sa valeur, revient à la surface avec une poignante sincérité1.»

1.  Cité par Claude paillat : Le Dossier secret de l'Algérie (Le Livre contemporain).

Tout était possible après le 13 mai, si l'on respectait la volonté des deux communautés et si — en opposition absolue à toute discrimination raciale — on rassemblait leurs efforts en vue de bâtir un avenir lumineux.

H
élas ! De Gaulle, dans son orgueil démesuré, refusera de croire à la réalité de la révolution dans les cœurs, révolution qui vient d'éclater. Il va jeter le doute dans tous les esprits et, sans accorder la moindre créance aux avis les plus autorisés, conduire ce pays à la révolte. Il va être le grand artisan du malheur de l'Algérie.

Partie 2

 


 
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