PARTIE 1
Depuis De Gaulle, la France a géré son « pré carré » africain sur
de tout autres bases. Les questions ethniques y sont considérées comme
indépassables. La corruption endémique n'est pas seulement vécue comme
avantageuse par ceux qui l'organisent de Paris, mais comme naturelle. Le
sous-développement semble bien être une fatalité, puisqu'en trente ans
de régime néocolonial la France n'a jamais réussi à créer où que ce soit
une prospérité durable. Que Museveni, avec infiniment moins de
moyens, dans une situation bien plus critique que celle de ses voisins,
ait réussi là où tous ont échoué pose question.
Ce questionnement était - et demeure - inassumable par la nomenklatura
de ce qu'on appelle aujourd'hui, d'un mot forgé jadis par Félix
Houphouët-Boigny, la Françafrique
1.
Prendre en compte les résultats de l'expérience ougandaise supposerait
de réviser l'ensemble des catégories sur lesquelles se fonde la
politique africaine française. On s'étonne toujours, par exemple,
que la France s'acharne à soutenir des dictateurs ineptes dont le
souci principal semble bien être d'assurer leur prospérité personnelle.
On peut, à bon droit, se scandaliser de ce que la puissance
néocoloniale, à répétition, a éliminé méthodiquement les hommes
politiques de valeur qui apparaissaient dans son champ. De Patrice
Lumumba
2.
à Outel Bono
3.
en passant par Mehdi Ben Barka
4.,
Thomas Sankara
5.
et Sylvanus Olympio
6.,
la liste est longue de ces hommes remarquables dont les services
spéciaux néocoloniaux ont jugé préférable qu'ils ne puissent rendre
aucun service à leur pays, en les expédiant à six pieds sous terre.
Pourquoi ?
Exactement pour la même raison qui rend l'exemple ougandais
insupportable. S'il y avait eu une chance que le Togo ou le
Tchad soient gouvernés autrement que par des hommes corrompus et
corrupteurs, toute la relation que la France entretient avec ces pays
aurait été à revoir. Envisager les choses sous un autre angle est
impossible pour au moins deux raisons : d'abord, parce que des
gouvernements efficaces seraient plus difficiles à maintenir sous une
stricte dépendance. Des pays honnêtement gérés pourraient s'attacher à
leurs réels intérêts. Ils seraient d'autant moins souples
7..
Et puis, si l'on avait affaire à des régimes se préoccupant
exclusivement de l'intérêt public, il serait impossible de toucher, en
France, les bénéfices de la corruption en Afrique. Il s'agit d'un
réel enjeu pour les organisateurs de la politique africaine française,
qui profitent abondamment de cette corruption. Au-delà de leurs
intérêts personnels, c'est un problème pour les partis politiques qu'ils
animent - RPR, UDF, parti socialiste ou Front national
8.
-
pour lesquels l'argent de la corruption africaine est devenu
indispensable, en particulier à l'heure des échéances électorales.
L'ethnomanie
Mais si ce système pervers a pu prospérer, c'est surtout parce qu'on
n'était pas capable d'en imaginer un autre. Notre compréhension de
l'Afrique découle directement de l'expérience de la colonisation.
Celle-ci trouvait son fondement dans une pensée souvent généreuse -
civilisatrice -, et non moins raciste. Si l'on pouvait se concevoir
comme en droit d'apporter de force la civilisation aux peuples
d'Afrique, c'était, bien sûr, là encore, parce qu'on y trouvait un
intérêt, mais aussi parce qu'il allait de soi que, sans cette
intervention, les Noirs ne pourraient jamais dépasser le stade de la
sauvagerie. Un siècle après, en ces années 90, on en est toujours là :
nous sommes intervenus au Rwanda en pensant que ces « sauvages
» avaient besoin de nous.
L'anthropologie moderne et l'histoire de l'Afrique précoloniale telle
qu'on la connaît aujourd'hui enseignent que ce qu'on voyait alors comme
barbarie était plus simplement d'autres formes de culture. Mais de
Cortés à Faidherbe, l'homme chrétien occidental avait bien du
mal à concevoir que des Nègres ou des Indiens soient pourvus d'une âme.
Lorsqu'on finit par admettre qu'il s'agissait d'humains, il n'en restait
pas moins que, si ces humains s'étaient développés autrement, leur
conception du monde était forcément inférieure à la nôtre puisque nous
étions détenteurs de la vraie foi - ainsi que notre supériorité
industrielle le démontrait, pour les matérialistes.
Au mieux, nous pouvions amener ces sauvages, progressivement, à sauver
leurs âmes et à profiter des lumières que nous leur apporterions.
Les « populations » des pays colonisés ne pouvaient pas se développer
par elles-mêmes : c'est sur cette idée que la colonisation fondait sa
légitimité. La colonisation française, en particulier, a été habitée de
cette dimension idéaliste - puisqu'elle n'était pas « mercantile » comme
sa concurrente anglaise.
Lorsque vint le temps des décolonisations, la classe politique qui eut à
y faire face, de Mitterrand à De Gaulle, avait été nourrie
d'un siècle de culture coloniale. La vision ethniste - considérant que
la réalité indépassable de l'Afrique est essentiellement tribale - et
raciste -considérant que ces peuples sont, au fond, incapables de se
développer par eux-mêmes - traversa l'expérience de la décolonisation
sans avoir à s'autocritiquer sérieusement.
Quant au tribalisme, il faut écouter Mongo Beti : « Le
tribalisme est comme la tarte à la crème du discours néo-impérialiste.
Dans ce rôle, le tribalisme est en passe d'évincer le cannibalisme
naguère si cher à la langue de bois du colonialisme pur et dur »,
écrit l'écrivain camerounais dans son livre La France contre
l'Afrique
9..
Il propose de baptiser d'un néologisme, « ethnomanie, ce recours
extravagant, pour tout expliquer, à l'argument tribu (guerres tribales,
oppositions tribales, émeutes tribales…), qui n'est pas seulement le
fait de démagogues ou de dictateurs à court de pensée, mais trouve aussi
des adeptes dans d'autres catégories, surtout chez les Français
moyens très mal informés, comme si, en Afrique, toute réalité était
d'abord tribale ».
Le système
Foccart
Les indépendances africaines, en particulier, ont été vécues comme une
fatalité historique. Elles ne trouvaient pas leur source dans l'échec de
l'expérience, mais dans des facteurs externes : les puissances
coloniales s'étaient trop affaiblies à l'épreuve des deux guerres
mondiales pour rayonner aussi loin. Et puis, la grande puissance
triomphatrice de ces deux guerres, c'était les États-Unis. Né d'une
lutte anti-coloniale, ce pays fit valoir avec insistance dans l'arène
internationale l'illégitimité du colonialisme et le « droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes ». Pour les Américains, au-delà de cette
dimension idéaliste, l'intérêt, même là, pouvait jouer : les pays
d'Europe se dépouillant de leurs empires revenaient à une taille plus
raisonnable, permettant au vainqueur de prendre la place qui était la
sienne.
Ainsi, les décolonisations étaient presque comme un tribut de la guerre.
C'est, en tout cas, ainsi qu'on analysa le phénomène dans les cercles
où se mitonne la pensée stratégique française. Pour limiter les
effets de cette régression dans la hiérarchie planétaire,
Jacques Foccart
imagina,
avec le général De Gaulle,
un nouvel ordre qui pourrait convenir.
La subtilité de la conception foccartienne laisse pantois. Il
s'agissait d'un mélange très finement dosé d'un grand nombre
d'ingrédients. Le plus étonnant d'entre eux prenait la forme de
l'amitié, personnelle, avec les nouveaux dirigeants des pays africains.
On cimenta alors cette amitié avec quelque chose de bien plus fort que
des bons sentiments : l'assurance que l'ami, quoi qu'il advienne, serait
protégé, personnellement, par l'ancienne puissance tutélaire. La
solidarité, dès lors, devenait indéfectible. Cette assurance
garantissant la sécurité personnelle du chef de l'État figurerait même
explicitement parmi les clauses secrètes annexées aux accords de
coopération avec les pays amis d'Afrique. Pierre Joxe a
confirmé ceci devant la Mission d'information
: ces accords, dont certaines clauses sont si secrètes qu'il n'est pas
sûr que quiconque en ait connaissance, dit l'ancien ministre de la
Défense, prévoient « d'exfiltrer le Président s'il avait des
ennuis »
10.
Une telle stipulation, qu'elle soit explicite ou implicite, secrète ou
publique, transforme ces relations d'État à État en contrat d'État
à personne. De l'autre côté, en France, les hiérarques de la
Françafrique, n'ayant d'autre investiture que la cooptation, se
retrouvent aussi dans une situation de pouvoir à vie, les fortunes
accumulées par la corruption permettant même que ce pouvoir soit
héréditaire. Au terme de ce processus, ces accords d'État à État
ressemblent plus à des contrats privés pour les membres de
l'aristocratie politique, qu'elle soit française ou africaine. Cet
appauvrissement du politique est probablement le plus puissant
facteur de limitation du développement en Afrique.
En France, c'est une catastrophe pour la démocratie.
Pour que ces « amis » soient encouragés dans leur œuvre de
collaboration, il fallut aussi permettre qu'ils y trouvent un intérêt
personnel. C'est ainsi que sont apparues, dans des pays relativement
pauvres, des fortunes véritablement colossales, comme celles d'Hassan
II ou dBongo, ou de feus Mobutu et Houphouët-Boigny.
Lorsque le pillage des pays concernés ne suffit pas à ces grandes
ambitions, le détournement méthodiquement organisé de l'aide au
développement permet de camoufler, aux frais du contribuable français,
l'aide aux « amis »
11.
Le caractère pharaonique des fortunes ainsi accumulées tient au montant
des commissions que ces autocrates sont en position de prélever sur les
échanges avec l'ancienne métropole. Si ces commissions peuvent être
aussi invraisemblablement élevées, c'est, d’une part, pour leur pays,
parce que l'argent arrive par leur intermédiaire - puisqu'ils
bénéficient d'une relation personnelle avec la puissance financière
néocoloniale. D'autre part, si de tels prélèvements sont acceptables
pour la métropole, c'est parce que ces échanges font l'objet d'un
retour,
généralement sous forme de valises de billets clandestines.
Pour ceux qui reçoivent ces valises délictueuses, le silence de leurs
associés africains est d'or. On peut même dire qu'il n'a pas de prix,
puisque c'est sur ce silence que repose la possibilité même du jeu
politique. En fait, les monarques africains intronisés par la France
tiennent en otage leurs partenaires, des politiciens français qui sont
soumis au rituel démocratique.
C'est pourquoi, paradoxalement, les plus grosses fortunes de
Françafrique sont souvent entre les mains d'Africains. Cette inversion
savoureuse du rapport entre ces partenaires tend, d'une certaine façon,
à le rééquilibrer. Au résultat,
Foccart
avait au moins autant besoin de Mobutu que Mobutu de
Foccart.
Maintenant que De Gaulle, Mitterrand et même Foccart
sont morts, le vrai maître de la Françafrique, plus que
Charles Pasqua,
est
le roi du Maroc. Jacques Chirac et Lionel Jospin le savent
bien lorsqu'ils vont s'incliner, le plus souvent possible, aux pieds de
Sa Majesté Hassan II, qui a la bonté de les recevoir dans ses palais,
en toute simplicité.
Réciproquement, les dictateurs de Françafrique savent qu'ils ont besoin
de leurs amis français au moins à chaque fois que le peuple gronde trop
fort. Les divisions spéciales de l'armée néocoloniale interviennent
aussi souvent que nécessaire. Ces troupes d'élite, qui ont l'occasion de
faire l'épreuve du feu de façon quasiment ininterrompue, comptent parmi
les meilleures du monde. L'intervention française est, d'ordinaire,
extrêmement efficace. Les seules batailles perdues par l'empire sont
celles où, pour des raisons politiques, l'armée française ne peut pas
intervenir directement et doit s'en remettre à des troupes alliées ou
mercenaires.
La France est aussi utile pour « arranger » les résultats
électoraux, lorsqu'il arrive qu'un dictateur « ami » doive lâcher
du lest et en passer par des consultations populaires. Les experts de la
DGSE sont très bons pour ce qui est de bourrer des urnes ou de
manipuler l'ordinateur qui centralise les votes. Ils vous transforment
en un tour de main un raz de marée de l'opposition en une honorable
victoire du gouvernement en place.
Mais, pour décrire le système inventé jadis par
Jacques Foccart
et enrichi au fil des ans par ses divers successeurs, il faudrait
des pages et des pages. Disons simplement que sa complexité et son
caractère bien souvent délictueux, voire criminel, sont tels
qu'il ne peut d'aucune façon être géré par le fonctionnement ordinaire
de l'État. C'est pourquoi fut institué
le « domaine réservé »
du président de la République :
Foccart
pouvait y faire sa cuisine en paix sous la très haute autorité que la
Vème République accorde au chef de l'État.
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