AFFAIRE 2
EXTRAIT :
Du livre « Mon père, ce harki » de Dalila
Kerchouche (Seuil)
Acte I
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Camp de Bias
Dans les années 1970, la moitié des habitants du camp a moins de 16 ans.
Les enfants grandissent dans cette violence et regardent les harkis
humiliés se mettre au garde-à-vous devant le drapeau français tous les
matins. Moha se bat tous les jours et rentre souvent avec le nez
qui saigne. Rebelle, il passe son enfance à lutter. Contre les jeunes du
camp, d'abord, puis, au collège et au lycée, contre les Français qui le
traitent de «sale bougnoule». C'est un écorché vif, un solitaire, un
rêveur farouche et secret qui passe ses journées à l'extérieur. Il vit à
l'écart de la fratrie, supportant difficilement l'ordre établi de ma
mère. Il ne supporte ni l'enfermement ni la mainmise de
l'administration. Il s'échappe de la maison le matin et ne rentre que le
soir, fourbu, sans rien révéler de ses activités. Il sort du camp comme
s'il s'évadait, dès qu'il peut, et passe son temps sur les berges du Lot
à se construire des radeaux, pour quitter Bias, partir, loin.
[...] D'année en année, les harkis deviennent fous et se suicident les
uns après les autres. Un jour, un vieux Chaoui, également
arabophone érudit, entre dans le bureau du chef de camp et lui réclame
des papiers administratifs. C. D. refuse, la dispute éclate. Le
vieux rentre chez lui, blême. Le lendemain matin, sa femme ne trouve
personne à côté du lit. Après quelques heures d'attente, elle signale sa
disparition. Les chiens des gendarmes vont directement au Lot, d'où on
retire le cadavre... Oui, Bias pousse les gens à se détester, à
se détruire.
Je nais là, le 23 juin 1973. A la maison, ma naissance est accueillie
froidement. Après 11 grossesses et des années de travail à
l'usine, ma mère est très fatiguée. A 39 ans, elle en paraît 50. A la
maison, la place est rare: 13 personnes vivent dans deux chambres
avec des lits en fer superposés et une cuisine. Quand ma mère apprend
qu'elle est enceinte, elle pleure de tristesse.
[...] Ma mère sent que la folie les guette. Après plus de sept ans
passés à Bias, elle l'a compris. Depuis qu'elle travaille, son
caractère s'est affirmé. Elle domine mon père, qui a démissionné de son
rôle de chef de famille. A la maison, les rôles sont inversés. Ma mère
s'échine à l'usine et dirige la maisonnée d'une main de fer, tandis que
lui ne s'occupe plus que de sa charrette. Inquiet pour ses enfants, il
leur donne l'amour que ma mère n'a pas le temps ni l'énergie de leur
offrir. Avec une affection particulière pour la plus jeune, son «dernier
oiseau du nid»... Ma mère regarde Nacera, 2 ans,
l'avant-dernière, qui joue avec un balai à nettoyer le ciment devant la
baraque. Ma mère se penche sur mon berceau et caresse ma joue de bébé.
«Je ne veux pas que tu grandisses à Bias», me
murmure-t-elle à l'oreille. Elle doit nous arracher à ce lieu maudit
avant que Bias ne nous détruise. «Dehors, c'est mieux que le
camp.» Elle en a l'intuition depuis sa rencontre avec Juliette.
En 1974, peu de harkis ont osé quitter ce mouroir. Car rien n'est mis en
place pour les aider à s'extraire de la tutelle administrative. Au
contraire, même... A bout, mon père et ma mère réfléchissent pendant
deux ans à leur départ. Au début, ils voulaient louer une maison. Mais
après plusieurs tentatives infructueuses, un agent immobilier leur
lance: «Le propriétaire vous refuse la location parce que vous êtes des
Arabes.» Ma mère réplique: «Tant pis pour lui. Si c'est comme ça, je
vais acheter.» [...]
Algérie
Atterrissage en douceur sur l'aéroport Houari-Boumediene, à Alger.
L'avion ralentit, mon cœur s'accélère. Le bruit du moteur se confond
avec le bourdonnement de ma tête. La rampe d'accès s'accroche à
l'appareil. Après toutes ces aventures, de Bourg-Lastic à Bias, mon
périple ressemble à un long oued ruisselant de larmes, de caillasse et
de colère. Et maintenant...? Je regarde mon cousin. «Ça y est, Ahmed, je
suis en Algérie. Je n'arrive pas à le croire.» Il lit mon désarroi et me
serre le bras pour me donner du courage. Dehors, il fait nuit, la piste
est luisante de pluie. Mes jambes se dérobent. Pour la première fois de
ma vie, je vais poser le pied en Algérie, toucher le sol natal de mes
parents, la terre de mes ancêtres... C'est le rêve de trente ans, un
vieux fantasme enfin réalisé. En descendant la passerelle, dans ma tête
qui s'embrouille, je vois mes parents partir, fuir avec leurs ballots
sous le bras, j'ai l'impression de les croiser, je tourne la tête en
arrière, ils semblent m'attirer vers eux, vers la France, en me criant:
«Non, ne va pas là-bas, c'est dangereux...» Mais l'attrait de l'Algérie
est le plus fort.
[...] «Est-ce que ton père t'a raconté la guerre?» me demande Tayeb.
Je soupire. «Un peu. Mais j'ai du mal à discuter avec lui. Il fuit quand
je lui pose des questions. Les harkis n'aiment pas parler du passé, ça
leur rappelle de mauvais souvenirs. Et puis ils se sentent tellement
coupables qu'ils se réfugient dans le silence...» Il m'interrompt
brutalement: «Ton père ne t'a rien dit?» Je ne comprends pas. «Dit
quoi?» Je m'immobilise, inquiète tout à coup. Que sous-entend-il? Il se
ravise: «Non, il te le dira lui-même.» «Ah! non, je veux savoir. Je suis
l'invitée, j'ai tous les droits, non?» Ma boutade reste sans effet. Il
hoche la tête, indécis. «Bon, d'accord... Tu l'auras voulu.» Il lâche
alors: «Ton père travaillait avec le FLN...»
Le sol se dérobe sous mes pieds et la foudre de Sidi Youcef [un
saint local] me tombe sur la tête. Pourquoi me ment-il? Pourquoi me
tourmente-t-il? Mon fardeau est déjà assez lourd à porter! Mon père
était harki, pas moudjahid! «Pourquoi tu me dis ça, après tout ce
temps?» «Je croyais que tu le savais. Je te jure que c'est vrai,
jure-t-il devant mon expression incrédule. Il y a quatre ans, j'ai perdu
une lettre signée du responsable FLN de la katiba [la compagnie]
prouvant que ton père les avait aidés et qu'il était protégé.» Des
supplétifs ont joué double jeu... Et si c'était vrai... Non, mon père
n'a pas pu me cacher ça. Pas à moi qui l'interroge depuis des mois! Je
repense à la révélation de l'oncle d'Ahmed: mon père m'a bien
dissimulé l'engagement de son frère Latrache aux côtés du FLN. Au
lieu de me réjouir, je me sens trahie par mon propre père, trahie par
son silence... Tayeb scrute mon visage décomposé. «Viens,
assieds-toi, je vais te raconter...»
[...] Que serait-il advenu de mes parents s'ils étaient restés en
Algérie? Ils auraient peut-être été tués, je ne serais pas née, je
n'écrirais pas ces lignes... S'ils avaient survécu aux massacres, ils
seraient toujours un fellah et une bergère grattant une terre ingrate.
Moi, je serais enfermée, comme mes cousines, enterrée vivante entre
quatre murs... Mais non. Mes parents ont été sauvés par la France. Par
un Français, un militaire. Leur exil a été une chance. Une chance de
survie pour mon père, qui a gagné quarante années de vie. Une chance
d'émancipation pour ma mère, et une chance de liberté pour nous, ses
filles.
Que dire de plus... Je suis déçue par la France autant que je le suis
par l'Algérie. Les deux pays ont trahi leurs idéaux... Les traîtres ne
sont pas ceux que l'on croit. Comme mon père, près de 40% des
supplétifs, selon Michel Roux, ont aidé les djounoud [les
combattants du FLN]. Je commence à croire à la magie de Sidi Youcef...
Mais une question me taraude: pourquoi mon père ne m'a-t-il rien dit?
Pourquoi ne s'est-il pas débarrassé de cette culpabilité qu'il traîne
depuis quarante ans? J'ai hâte de rentrer chez moi, en France. Pour
parler, enfin, à mon père.
[...] «Pourquoi tu n'as rien dit, papa?» Assise dans la voiture, je
scrute le visage impassible de mon père. «Je passais déjà pour un
traître aux yeux des Algériens. Je n'allais pas encore l'être pour les
Français!» [...]
Extraits de
"Mon
père, ce harki",
par Dalila Kerchouche (Seuil)
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